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Divers

Steve’s Rag 12 – Devenir adulte, étude comportementale de Sue Snell

Devenir Adulte

Etude comportementale de Sue Snell

(Roland Ernould)


    Il y a, dans les romans de Stephen King, d’innombrables portraits d’adolescents. La plupart ne sont qu’esquissés. Ils sont souvent ambigus, ou ils détiennent des forces mystérieuses, ou ils sont des prédateurs en puissance. Il est d’autant plus intéressant d’examiner l’image que peut se faire King de l’étudiant réussi, en voie de devenir adulte. Un personnage de CARRIE i se prête bien à cette analyse : Susan SNELL, 17 ans.

TROP DE QUALITES …

    A l’opposé de Carrie, Sue vit  » dans un cercle de lumière » ii (page 60). C’est la fille qui a tout pour plaire. Elle est  » populaire  » auprès de ses compagnes. Déjà choisis  » comme le couple idéal de l’année scolaire  » (page 58), elle et son petit ami Tom  » vont être élus roi et reine du bal  » de fin d’année (page 58). Elle est la  » petite Susie-star, super-vedette du collège d’Ewen, la reine des reines, le dessus du panier  » (page 62).
    Elle est  » douée d’un caractère égal  » (page 92), voit le réel avec intelligence et compréhension ( page 18). Ses études réussies, elle fait  » des études classiques  » (page 61). Ses professeurs l’apprécient et elle a bonne réputation :  » Je ne me serai pas attendu à ça de la part de Susie. Jamais je ne l’ai vue tremper dans ce genre de chahut « , dit Melle Desjardin quand Susie participe à l’humiliation de Carrie (page 30).
Ses parents sont fiers d’elle et lui font confiance (page 78).
    Ce statut, elle l’a cherché ; Elle  » a obtenu ce qu’elle avait depuis longtemps souhaité – une position stable, sûre, un statut privilégié  » (page 58). Enviable …

FAUTE DE REDEMPTION.

    Pendant l’épisode des douches, Sue a ressenti à l’égard de Carrie  » un mélange de haine, de répulsion, d’exaspération  » (page 15). Elle a participé à la lapidation symbolique de Carrie avec des tampons hygiéniques,  » en faisant chorus avec les autres  » (page 17),  » avec une joie féroce  » (page 59). Incertaine du sens de ses actes, l’esprit en proie à  » une sorte d’envoûtement « , elle se rassure en pensant :  » il n’y a pas vraiment de mal à faire ça  » (page 17).
    Cependant elle est seule à avoir des élans de compassion et de compréhension (page 18).
    Sue a été emportée dans un élan d’hystérie collective, a eu un moment d’égarement :  » Je vois encore Sue Snell avec cette expression qu’elle avait « , dit Melle Desjardin. Cette perte de sa maîtrise, du contrôle d’elle même au cours d’un mouvement de groupe s’apparente à un lynchage, va profondément déséquilibrer Sue.
    Elle ressent d’abord durement sa faute. Envahi  » par une vague de remords « , elle avoue à Tom :  » J’ai fait aujourd’hui quelque chose de très moche  » (page 58). Elle se juge méprisable. Ce que renforce Tom :  » Cette pauvre demeurée, elle ne t’a jamais rien fait  » (page 61).
    Mais elle ne regarde pas longtemps  » sa garde affective baissée  » (page 57).  » … je ne comprends pas ce qui nous a pris … Ça me donne l’impression que mes propres réactions m’échappent parfois  » (page 124). Sa lucidité et son honnêteté intellectuelle vont l’amener à une prise de conscience qui la feront réagir. A une camarade qui se plaint de la sanction scolaire collective, elle répond :  » J’ai encaissé ma punition parce que je l’avais méritée, on a fait un truc dégueulasse. C’est tout  » (page 91).
    Elle a pris conscience de la compréhension des autres et de la solidarité humaine :  » les gens ne se rendent jamais compte qu’ils peuvent vraiment blesser les autres ! « ,  » Pas une fille ne comprend ce que c’est d’être Carrie White vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et au fond, elles s’en fichent pas mal.  » (Page 100).
    Mais il lui faut réagir :  » il faut bien que quelqu’un essaie de faire quelque-chose qui compte, qui ait un sens  » (page 100).
    Et elle qui ne  » voulait pour rien au monde manquer son, dernier bal de printemps. Pour rien au monde  » (page 93), elle demandera à son petit ami Tom d’être le cavalier de Carrie au bal et acceptera ainsi de ne pas être la reine de la soirée.

L’AMOUR

    Sue sort avec Tom depuis sept mois. C’est un beau garçon, étudiant brillant, poète, qui compte faire une licence de lettres et qui est un athlète doué (page 107). Il est remarqué par toutes les filles. Sue l’a choisi parce que, comme elle, il paraissait le meilleur.
    Elle couche avec lui depuis quinze jours. C’est sa première aventure, de même probablement pour Tom. D’abord étonnée de ne pas avoir pris plus de plaisir dans ses relations sexuelles,  » pas terrible  » (page 57), elle vient juste de s’éveiller.
    Sa nouvelle lucidité l’amène à reconsidérer les perspectives.
    Elle a le courage de lui raconter l’incident des douches, bien qu’elle pense que  » se mettre dans cette position  » de  » participation à un chahut stupide dans les douches  » n’était  » pas précisément la bonne méthode pour s’annexer un gars  » (page 58).
    Et elle se met à penser : A-t-elle choisi Tom parce qu’il était populaire et plaisir aux autres filles ? Ou bien simplement parce qu’ils  » étaient bien assortis ou qu’elle pouvait observer leur reflet dans une vitrine et penser quel beau couple « ? (Page 59).
    Elle essaie de se voir sans faux-fuyants :  » la bonne petite fille qui ne fait la chose qu’avec le garçon qu’elle projette d’épouser  » (avec son préservatif bien entendu) (page 93).  » Des pilules dans des emballages jaune répugnants pour éviter de renoncer aux tailles jeunes filles avant que ce ne soit absolument nécessaire ou contre l’intrusion des ces petits étrangers répugnants qui font dans leurs culottes et braillent à pleins poumons vers 2 heures du matin  » (page 59).  » Deux enfants qu’on battra comme plâtre à la moindre manifestation sincère de leur part : curiosité sexuelle, agressivité, hostilité vis à vis des bonimenteurs bien-pensants  » (page 93). Les perspectives ne sont guères réjouissantes.
    Même le bal ne lui apparaît plus si tentant :  » parents prenant des photos posées sur le canapé du salon … Guirlandes de papier crêpe pour cacher les charpentes métalliques du gymnase. Deux orchestres : un rock et un sirupeux … Ploucs non admis. Entrée réservée aux futurs membres du Country Club et aux résidents des beaux quartiers  » (page 93).
    Comme corollaire à sa position stable et privilégiée, devenue  » une étoile fixe au firmament  » des élèves (page 58), elle découvre  » un malaise qui lui faisait un cortège sinistre  » (page 58).
    Sue vient de passer dans les coulisses : ce n’est souvent pas terrible ce qu’il y a derrière le spectacle …

LA MATRICE.

    Cet épisode de la douche, où elle s’était  » mêlée sans réticence « , où elle s’est soumise à la pression du groupe social lui a fait peur. Est-elle aussi  » faible « ? Serait-elle  » mûre pour satisfaire docilement à la complaisante attente de ses parents, des amis et d’elle même « ? (Page 59). Serait-elle en voie de se conformer ? De passer dans le moule ? D’être écrasée par la machine à emboutir socialeiii ?
    Son  » cercle magique  » ne l’empêche t-il pas de voir la réalité en face?  » Ce n’était pas ainsi qu’elle s’était imaginé les choses. Des ombres de mauvais augure rodaient autour de leur cercle de lumière magique  » (page 58).
     » Le mot qu’elle évitait était l’infinitif ‘se conformer’, qui faisait surgir d’horribles images de cheveux enroulés autour de bigoudis ; … de longs après-midi passés … face aux feuilletons publicitaires de la télé pendant que l’époux faisait de l’esbroufe dans un bureau anonyme ; … s’inscrivant au Country Club une fois leurs revenus grimpés au niveau des cinq chiffres ; … de luttes dignes et sournoises pour protéger leurs Ilots Intact de la pollution des nègres, restant au coude à coude avec … Vicky Jones (vice-présidente de la ligue des Femmes)  » armée  » de pancartes, de pétitions ..  » (Page 59).
    Peut-elle seulement agir ? Quand on leur montre leurs mauvaises actions :  » ils ne deviennent pas meilleurs, les gens, ils deviennent plus malins. Et quand tu deviens plus malin, tu ne cesses pas d’arracher les ailes des mouches, tu te contentes de trouver de meilleures raisons pour le faire  » (page 100).
    Elle a participé à l’hypocrisie commune : Elle le reconnaît (page 155).  » Elle était effectivement hypocrite, le doute l’a dessus n’est pas permis « .  » Enfouis au fond d’elle même, la poursuivait l’insupportable conviction  » que si elle avait ponctuellement fait sa punition,  » ce n’était pas uniquement par noblesse d’âme. Elle ne voulait pour rien au monde ne manquer son bal de printemps.  » (Page 93).
    Lors de la réprimande collective qui a suivi le triste épisode des douches, Melle Desjardins leur a dit :  » Est-cela vous arrive seulement de penser ? « . Les paroles que Sue prononce ensuite sont un signe de son évolution :  » le ton éteint, la morne voix d’adulte qu’elle avait prise malgré elle l’a décontenançaient  » (page 79).
    Sa décision d’envoyer Tom au bal avec Carrie la libérera de sa contradiction.
    Enfin elle a eu une algarade avec Chris à propos de Carrie.  » Dans l’énorme bouleversement intérieur qu’elle ressentait, elle était au-delà des larmes ou de la colère. Douée d’un caractère égal, c’était sa première altercation sérieuse, physique ou verbale, depuis l’époque des nattes tirées à la maternelle. Et c’était aussi la première fois de sa vie qu’elle épousait étroitement un principe  » (page 92). Elle sera étonnée plus tard de découvrir elle ne regrette pas cette conduite :  » cette idée le consternait et l’émoustillait à la fois  » (page 124).

DECHIREE MAIS LUCIDITE

    Quand les parents de Sue sont partis pour la soirée  » fiers de Leur grande fille, heureux de la découvrir adulte  » (page 178), elle s’interrogeait encore  » sur la validité des motifs de sa conduite, … Craignant de découvrir enfoui dans le noir velours de son subconscient un scintillant joyau d’égoïsme  » (page 178). Elle est inquiète :  » elle ne serait plus jamais le même aux yeux de ses camarades. Elle avait pris une initiative dangereuse, incalculable. Elle avait mis bas le masque de son vrai visage  » (page 126).
    Heureusement Sue possède, avec toutes ses brillantes qualités sociales, un fond solide, et une grande lucidité. Elle aurait été la reine du bal ? Certes, mais pour quoi ? Pour avoir  » sa robe de bal de fin d’études bouclées pour la vie, dans un placard, enveloppée d’une housse de plastique  » ? (Page 62).
    Être la Juliette de Roméo ? C’est flatteur, mais elle se rend compte  » avec une subtile animosité que dans tous les collèges blancs de banlieue d’Amérique, existait un couple semblable au leur  » (page 58). A quoi bon être devenus  » des étoiles fixes au firmament changeant des relations entre élèves  » (page 62) si cela s’avère être une triste duperie ?

… ET ADULTE ECLAIREE.iv

    Il aurait pu arriver le pire à Sue : pour ses camarades, elle avait toutes les qualités, apparence flatteuse dans laquelle elle pouvait se perdre en ce conformant au modèle conventionnel : plaire, obéir, se conformer, que la société lui avait élaboré. Par chance, elle vient de prendre ses distances avec la religion de la super-star qui vise à imposer, à l’individu-star comme au autres, une identification passive dans laquelle il se confond avec le groupe et perd toutes possibilités de choix personnel. Déjà, travaillant à la fresque qui devait être suspendue en fond de scène le soir du bal (sujet : le printemps à Venise), Sue pensait – elle devait être la seule – :  » Qui choisissait ces thèmes à la noix ? Après quatre années d’études à Ewen et deux bals de fin d’années, Sue ne l’avait toujours pas découvert. D’ailleurs, pourquoi diable fallait-il fixer un thème aux réjouissances ?  » (Page 122).
    Sue ne veut pas suivre bêtement ce qu’on lui impose ou suggère. Elle ne veut pas bêler dans le troupeau des adolescents petits-bourgeois du collège, qui se voient façonnés à l’intérieur d’eux même une manière de vivre et de penser qui devient à son tour une seconde nature, parée de tous les prestiges de la réussite sociale et de l’argent.
    Adulte éclairéev, mais incomprise des adultes standardisés :  » comme il serait réconfortant de pouvoir croire l’âme adolescente capable de songer à sauvegarder la dignité et l’intégrité du canard boiteux de la couvée par un tel geste « , écrit un journaliste après le drame.  » Mais nous savons hélas fort bien que le canard boiteux n’est jamais traité avec sollicitude par ses congénères. IL est au contraire achevé rapidement et sans pitié.  » (Page 106).
    Alors que Sue, comme Tomvi, appartenait  » à une espèce rarissime  » de jeunes doués  » d’une forte conscience sociale « , elle devenait un adulte prometteur, la voilà brisée dans son évolution par l’incompréhension de faux adultes.
    Car c’est son acte adulte, réfléchi avec soin, qui a amené la catastrophe.
    Il ne reste plus à Sue qu’à se marginaliser : écrire pour assurer sa substance un livre cathartique racontant l’épreuve et se mettre à l’écart du monde :  » J’espère qu’il se vendra suffisamment pour me permettre d’aller me réfugier quelque part ou personne ne me connaîtra. Je veux réfléchir à tout ce qui s’est passé, décider de ce que je vais faire, jusqu’au moment ou ma petite lumière à son tour, s’enfoncera à jamais dans ce long tunnel obscur qui n’a pas de fin  » (page 277).

BILAN.

    Ainsi cette jeune fille, qui aurait pu se fondre dans la foule à cause même de ces qualités correspondant aux espérances conformistes et au modèle conventionnel des magazines, à travailler avec lucidité à s’améliorer dans la voie de la maîtrise de soi et dans la compréhension des autres. Elle a fait suffisamment preuve d’oblativité pour  » prêter  » son ami qui en meurt à une fille qui ne lui était rien, mais qu’elle avait humiliée, tout en craignant :  » peut-être va-t-il tomber amoureux d’elle ?  » (Page 178). Geste vain : Le  » principe  » découvert la laissera finalement le cœur et les mains vides.
    On ne peut, sans amertume, épiloguer sur le choix de Sue. Elle voulait faire une action qui ait un sens tout en perdant sa tranquillité et en devant lutter contre elle-même : c’est cette action porteuse de sens qui a conduit au non-sens du désastre (ou autre sens ? ).
    Mais une existence peut-elle avoir un sens quand les meilleures intentions en apparences aboutissent ainsi à une catastrophe ?  » Une forte conscience sociale  » (page 108) est-elle un progrès de l’humanité en évolution ou une simple attribution donnée à certains hommes pour que les puissances cachées puisse jouer leur partie, comme le suggère King par ailleurs à diverses reprises ? Ce que la sagesse populaire avait traduit naguère par  » les intentions divines sont impénétrablesvii  » ?

Armentières, le 29 juillet 1996.


i *  » Ce livre contient des personnages si déplaisants et si étrangers à mon esprit qu’ils ont à mes yeux des allures de Martiens « , déclare King, Stephen King’s Danse Macabre, 1981, trad. fr. Pages Noires, page 139, édit. du Rocher, 1996. King a écrit Carrie en 1972, alors qu’il traverse une période difficile (dans un mobil-home, en travaillant dans une blanchisserie industrielle, marié, avec une fille  » qui allait avoir un an  » et qui  » ne disposait que de grenouillères d’occasion »), Pages Noires, 206. King est contestable : non seulement il y a des personnages positifs dans Carrie (exemples : le directeur de l’école, le professeur de gymnastique, qui donnent leur démission de l’enseignement), mais encore on peut se demander si le fait de créer ces personnages à 25 ans ne lui a pas permis de mieux définir son propre statut d’adulte…


ii * () la pagination est celle de l’édition Albin Michel – France Loisirs, nouvelle édition revue et corrigée, 1994.


iii * Cette expression de Saint-Exupéry ( » Terres des Hommes « , Pléiade (260) parait le mieux exprimer les impressions de Sue.


iv * Il serait intéressant de savoir dans quelle mesure Tabitha (que King connaissait depuis plusieurs années avant de l’épouser à 24 ans, en 1971) a pu servir de modèle à Sue, et si quelqu’un lui a, un jour, posé la question…


v * Aspect ignoré ici, et qu’on ne discutera pas, on ne peut que penser que, pour Stephen King, la compréhension par Sue des  » pouvoirs  » de Carrie est aussi le signe d’un adulte complet…


vi *  » Tommy, le garçon qui invite Carrie à être sa cavalière au bal de fin d’année, était à mes yeux un jeune homme honnête qui tentait de lutter contre le système « , écrit King dans Stephen King’s Danse Macabre, 1981, trad. fr. Anatomie de l’Horreur, page 202, édition du Rocher, 1995.


vii * Curieusement Carrie est un des livres de son oeuvre que Stephen King aime le moins :  » some old trash I put together « , dit-il en 1991, cité par George Beahm, The Stephen King Story, Warner Books, éd. 1994, page 309. On peut penser que King est très injuste envers lui-même à tous égards. Notamment, le roman présente une grande simplicité de situations et de moyens, et un agencement dans le temps, qui en font l’œuvre idéale pour aborder King.





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