Un récit Allègorique sur la résistance
(Roland Ernould)
« Quand toutes les options que l’on a doivent faire mal,
laquelle est la bonne? » Mike (442)
La Tempête du siècle
King traite plusieurs problèmes qui nous intéressent tous en une période où, la toute puissance des médias, les séductions d’une consommation standardisée et l’urbanisation aidant, l’esprit civique des citoyens va se dégradant dans les sociétés qui l’avaient difficilement acquis. Il nous pose d’abord, dans La Tempête du Siècle, le problème particulier du difficile passage de la mentalité clanique à des valeurs supérieures. La Tempête est ensuite une fable allégorique de portée universelle, reprenant une fois encore le thème de l’invasion par le mal (l’agresseur, la peste, le démon), qui fait souvent penser à La Peste d’Albert Camus, oeuvre évidemment d’un tout autre calibre. Mais on y retrouve les réactions d’une société face au fléau, les dommages causés aux corps et aux esprits, la collaboration lâche de la plupart, la résistance du meilleur, qui n’empêche pas la souffrance, la mort et la déportation. Et puis, la peste ou le fléau disparu, pour les survivants le déséquilibre ou la vie médiocre qui continue… Dans le silence. Rien n’a changé pour la plupart.
L’île.
Une île au large du Maine, Little Tall Island, que l’on connaissait par Dolores Claiborne, vit repliée sur elle-même. Une île pourrait constituer le lieu d’une communauté idéale: tout le monde se connaît, peut s’aider, les échanges sont faciles.
« Il n’en est existe pas [des collectivités]dont les liens sociaux soient aussi serrés, aux États-Unis, que celles de ces îles, au large du Maine. Les habitants y sont soudés par leur situation, par la tradition, par des intérêts communs, par des pratiques religieuses identiques et par un travail difficile, parfois dangereux. Ils ont également des liens de sang et un esprit clanique. » (9) Ils reçoivent l’été des touristes, mais l’île est mentalement fermée aux étrangers. Ils sont autres, et le seront toujours. En dépit des relations qu’ils ont avec le continent, des moyens modernes de communication qui l’y relient, les îliens perpétuent des modes de pensée d’un autre âge. Si la modernité s’est installée dans les demeures, elle ne l’est pas dans les esprits.
Mais, s’ils font partie d’un groupe géographiquement soudé, les habitants n’ont pas les mêmes intérêts. En fait, les hommes ne donnent pas volontiers un coup de main pour les tâches collectives (154). Ils n’aiment guère leur maire Robbie, mais s’en remettent à sa circonspection rusée pour diriger sans vague les affaires publiques. Le révérend pense idéologiquement pour eux. « Il n’y a pas d’athées (…), et peut-être pas d’incroyants quand la Tempête du siècle se déchaîne et menace de faire écrouler la maison. » (337) D’ailleurs, l’inscription au-dessus de la porte d’entrée de la salle de réunion de l’hôtel de ville est claire: AYONS CONFIANCE EN DIEU ET LES UNS DANS LES AUTRES. (373)
Ceci posé, c’est en fait le « chacun ses petites affaires », « ne te mêle pas des miennes, je ne me mêlerai pas des tiennes ». « Votre patelin est plein d’adultères, de pédophiles, de voleurs, de goinfres, d’assassins, de brutes, de crapules et de crétins stupides. Moi aussi, je les connais tous. Nés dans la luxure, tombés en pourriture. Nés dans le péché, pas la peine de vous cacher. » déclare le visiteur diabolique (367) En révélant publiquement les fautes des uns et des autres, il met à jour l’hypocrisie de chacun. Tous ont des fautes à leur actif, que le visiteur mystérieux signale publiquement. Au maire, fils sans cœur. « Tu étais avec une catin à Boston lorsque ta mère est morte à Machias. (…) Elle est morte étouffée à force de t’appeler. N’est-ce pas charmant? » (70) D’un autre: « Ton père est un voleur… Au cours des six derniers mois, à peu près, il a subtilisé plus de quatorze mille dollars à la compagnie maritime qui l’emploie. Il s’en est servi pour jouer… (ton confidentiel)… mais il a perdu. » (375) D’un troisième: « Tiens-tiens, Johnny Harriman… Le garçon qui a mis le feu à la scierie de Machias, de l’autre côté du détroit…(…) Il y a deux ans, juste après qu’on vous ait flanqué à la porte. »À son complice: « Et Kirk vous a donné un coup de main… n’est-ce pas, Kirk? Bien évidemment -après tout, il faut bien s’aider entre amis, n’est-ce pas? Soixante-dix hommes ont perdu leur travail, mais vous, vous avez eu satisfaction, n’est-ce pas? » (376) À des violents qui, en le frappant à coups de queues de billard, ont crevé un oeil à un homosexuel: « Je peux vous donner son adresse, si vous voulez. Je ne sais pas, moi, vous pourriez avoir envie, tous les trois, de le priver de ce qui lui reste de lumière. (…) Ça ne vous dirait pas de lui crever le deuxième oeil, de finir le boulot? (…) Nés dans le péché, pourquoi vous cacher? » (377) Et tous les habitants ont peur de se voir reprocher quelque chose…
Certains paraissent scandalisés de ces révélations publiques. Parce qu’elles ont été dites. Mais la plupart savaient. Comme on se doutait des dizaines d’années plus tôt du crime de Dolores Claiborne. On sait que tel pêcheur de homards trafique de la marijuana. La fille qui vient de se faire avorter sur le continent paraît d’abord surprise en public quand Linoge lui annonce que son ami la trompe. Mais lors d’une discussion avec lui, elle lui dit: « Oui, je le savais. La plus grande pute de la côte, et toi qui lui cours après comme si elle avait le feu au derrière et que tu voulais l’éteindre. (…) Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Je ne t’ai jamais dit non. Pas une seule fois je ne t’ai dit non. Et malgré cela… Combien de fois ça te prend par jour, Billy? » (206/7) Car, au-delà des expressions publiques convenues de réprobation, les habitants acceptent leurs faiblesses réciproques, pourvu que cela reste entre soi: « La vie sur l’île est comme un feuilleton télé où l’on connaît tous les acteurs. » (42)
Ce qui régit l’île, comme certaine île méditerranéenne chez nous, c’est l’omerta, la loi du silence. Comme le dit le maire: « Pas besoin d’aller le crier sur les toits. Les affaires de l’île ne regardent que les gens de l’île; les choses ont toujours été comme ça, pas de raison qu’elles changent. » (235) La tempête va couper les habitants de toute relation avec l’extérieur et permettre la révélation de ce qu’est la réalité humaine de l’île. Comme les rats et la peste qu’ils amènent mettront Oran en état de siège.
L’envahisseur et les collaborateurs.
Dans la plupart des cas où un envahisseur commet des exactions et fait état d’exigences, les collaborateurs qui acceptent l’inacceptable se disculpent en utilisant l’argument de la force. Dans La Tempête, une dimension supplémentaire apparaît: l’envahisseur formule une exigence qui oblige les îliens à donner leur accord. C’est cet accord collectif et tout ce qu’il amène comme conséquences, qui va être l’enjeu de cette tragédie.
La communauté doit donner un de ses enfants1. Linoge a le pouvoir de tuer, mais pas de prendre. Comme le veut la tradition diabolique et vampirique, un accord est nécessaire, un marché doit être conclu. Ce marché, passé entre Linoge et les îliens se révèle abominable: « Je veux quelqu’un -quelqu’un que j’élèverai et à qui je dispenserai mon enseignement; quelqu’un à qui je puisse transmettre mon enseignement; quelqu’un à qui je puisse transmettre tout ce que j’ai appris, tout ce que je sais; quelqu’un qui poursuivra mon oeuvre quand je ne pourrai plus le faire moi-même. » (385) Abominable, et sacrilège pour le Révérend, qui doit donner une de ses ouailles au démon, qui fera de l’enfant son disciple. King nous l’a annoncé au début de l’œuvre, il n’y a pas d’athée sur l’île. C’est donc d’un fils de Dieu qu’il s’agit. Mais le Révérend ne s’y oppose pas, même pour la forme. Il accepte la mort humaine de l’enfant. Or le sujet de la mort de l’enfant innocent a toujours été pour les adversaires de de la foi en la Providence une objection de choix. Voltaire l’a longuement utilisée, ainsi que Vigny ou Dostoïesky. Les églises judéo-chrétiennes ont toujours peiné à donner des justifications. Dans La Peste, le père Paneloux est confronté à ce problème: « Cela est révoltant parce que cela dépasse notre mesure. Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre. » ou encore: « Il fallait choisir le scandale parce qu’il fallait choisir de haïr Dieu ou de l’aimer ». Justification qui ne satisfait évidemment que les croyants.
Le révérend ne prend pas la peine de chercher des arguments théologiques de cette hauteur. Qualifié de « sorcier du coin » (365) par Linoge, il est de l’espèce de Callahan, le prêtre qui n’a pas eu la force morale suffisante pour résister au démon-vampire de Salem. Lui, qui a affirmé à Mike: « Dieu veille sur mon peuple » (40), capitule tout de suite, sans combattre, et, mauvais pasteur, accepte de donner un agneau de son troupeau au diable. Et bien sûr, avec les gesticulations théologiques d’usage: « Lorsque cet individu viendra, Michael, nous devrons lui donner ce qu’il veut. J’ai prié pour savoir ce que nous devions faire et telle est la voie que le Seigneur m’a… » En fait, il suit le mouvement de démission des habitants, en donnant à cet abandon la caution morale qui lui manque. « Il parle au nom de tout le monde, disant ce que les autres ne peuvent dire. » Interrompu par Mike, il continue: « Il y a un temps pour l’opiniâtreté, Michael… mais peut aussi venir le moment où il faut savoir lâcher les rênes et considérer le bien en général, si difficile que ce soit. « L’arrogance précède la ruine et l’orgueil précède la chute », dit le Livre des Proverbes. » (363/4)
Il sera aidé par le maire Robbie dans la réalisation effective de ce don incroyable d’un enfant au diable par une communauté de croyants. Immoral, égocentriste, menteur et lâche -en présence de Linoge, le maire va jusqu’à se trouver recroquevillé sous la table avec le panneau le proclamant premier magistrat de la ville- il va s’arranger pour trouver la solution qui arrangera tout le monde, le moindre mal. Sauf une famille, celle qui perdra son enfant. Il lénifie: « Je voulais simplement dire (…) que je suis sûr que nous trouverons un moyen de nous sortir de ce … de cette situation… si nous nous serrons les coudes, comme nous l’avons toujours fait sur l’île… » (372). Se serrer les coudes, King a fait de cette expression la devise de l’île. Mais les mots sont les mots, et ils sont produits par la langue, la meilleure et la pire des choses. Se serrer les coudes dans la honte de la démission a un sens opposé à celui de se serrer les coudes dans la lutte.
Les mères craquent le plus vite. Car l’astuce diabolique de Linoge a été de menacer tous les enfants de mort. Et chaque mère n’a vu que son cas particulier: « Je vous en prie, ne faites pas de mal à ma Sally, monsieur. Elle est tout ce qui me reste, maintenant que Peter n’est plus. On vous donnera tout ce que vous voudrez, s’il le faut
Je vous le jure! N’est-ce pas, que nous le donnerons? » (383) Après cette mise en condition, les parents n’ont qu’à céder. Ils forment « un petit groupe honteux… Tous murmurent qu’ils sont d’accord et acquiescent. Oui, ils donneront à Linoge tout ce qu’il veut. Ils y sont prêts. » (383) Et le tirage au sort se fait, des billes blanches, une bille noire, produisant des réactions indécentes chez le maire par exemple, dont le fils est sauvé: « Il s’empare de la bille et la brandit pour que tout le monde puisse la voir. Il affiche un sourire de dément sur son visage. On dirait Richard Nixon dans une réunion publique. » (410)
Le maire avait précisé le sens de la réunion: « Je pense qu’il vaut mieux traiter cette affaire comme nous le ferions pour toute autre concernant notre communauté. D’ailleurs, n’est-ce pas de cela qu’il s’agit? D’une affaire concernant la communauté? » (391) Ici encore le langage est trompeur. C’est la communauté en ce qu’elle a de médiocre et de vil qu’il va satisfaire. Il s’agit bien des intérêts de la communauté, des « petits » intérêts, mais pas des grandes valeurs, celles qui sont affichées sur la porte de l’hôtel de ville, et que devrait défendre le maire comme le révérend. Si, en tant que communauté, elle s’appuie sur ses propres valeurs: AYONS CONFIANCE EN DIEU ET LES UNS DANS LES AUTRES, elle peut, transmutée par la force de ses convictions, avoir des chances de l’emporter. Qu’il y ait là un pari risqué pour des humains, c’est indiscutable. Mais la conviction profonde de King est que celui qui ne croit pas en ce qu’il entreprend n’a aucune chance de voir se réaliser ses entreprises.
Le résistant.
Le récit ne prend son sens qu’avec la lutte menée par le constable, Mike, pour maintenir l’ordre menacé par le tueur et faire simultanément face aux éléments déchaînés. Mais il sera seul…
Mike a obtenu beaucoup de la vie. Grand et bel homme, trente-cinq ans, il a une femme institutrice adorable, un gentil garçon de quatre ans. Il possède le petit supermarché de l’île, occupe simultanément la fonction de constable: « Ce type aime la vie, il l’aime même beaucoup, et il y trouve toujours, à l’ordinaire, quelque chose qui l’amuse. » (39)
Dès le début du récit, Mike s’affronte au maire, avec lequel il a un différend de longue date. Mike s’en tient au règlement municipal. Le maire veut l’utiliser à sa façon. Mike sait le maire égoïste, lâche et profiteur, avec comme seule qualité l’habileté dans les relations humaines (le maire est assureur…). Alors que Mike respecte les règles du droit, a une attitude réglementaire, appelle le criminel Linoge « monsieur », le maire, qui en a peur, souhaiterait utiliser les grands moyens: « On devrait le tuer. (…) Pas besoin d’aller le crier sur les toits ensuite. Les affaires de l’île ne regardent que les gens de l’île. » (235) Somme toute, bafouer les principes civiques constitutionnels pour un arrangement personnel. Une vie ne compte pas dès l’instant où on voudrait la supprimer pour s’éviter des histoires.
Mike n’est pas exemplaire. Linoge révèle qu’il a triché à un examen lorsqu’il était à l’université (194). Mais Mike a conscience de la hiérarchie des valeurs. Tous les comportements ne sont pas équivalents. On lui reproche de ne pas être comme les membres de la communauté, lui dont la famille habite l’île depuis 1735: « Nous avons tous des choses avec lesquelles nous vivons, Mike. À moins que toi, tu ne sois différent de nous. » Mike, touché, explique que tout n’est pas équivalent: « Non, je ne suis pas différent. Mais ce n’est pas la même chose que d’essayer de vivre avec le souvenir d’un examen où l’on a triché, ou celui d’une nuit où, parce qu’on était saoul et dans un état d’esprit malsain, on a fait du mal à quelqu’un. Il s’agit d’un enfant, Jack! Tu ne peux comprendre cela? » (395)
Lors du passionnant débat qui a lieu dans la communauté, Mike utilise divers arguments. Juridique d’abord. Un être humain ne peut pas être donné: « Je comprends aussi bien que vous la réalité des menaces qu’il a proférées. Mieux, peut-être: je suis votre constable, vous m’avez élu pour faire respecter vos lois. (…) On ne donne pas comme ça ses enfants à des voyous. Comprenez-vous cela? Des enfants, ça ne se donne pas. » (393) Refus légal de la cession d’un être humain.
Deuxième argument, plus sentimental: « Linoge a battu Martha Clarendon à mort avec sa canne! Il lui arraché un oeil de la tête! Nous nous interrogeons pour savoir si nous allons ou non donner un de nos enfants à un monstre! » (396)
Et, au-delà de la valeur universelle affirmée -le droit de chacun à sa vie, droit humain fondamental de nos sociétés, Mike utilise l’argument théologique: « Ne faites pas cela, c’est la damnation assurée. » (398) Et au révérend sans foi solide: « Arrière de moi, Satan, car tes pensées ne sont pas les pensées de Dieu, mais celles des hommes. » (394). Mike, diacre de la communauté, refuse de quitter le terrain des principes.
La solution: « Lui tenir tête, épaule contre épaule, en serrant les rangs. Lui dire non, d’une seule voix. Faire ce qui est écrit sur la porte par laquelle nous sommes entrés ici: avoir confiance en Dieu et les uns dans les autres. Et alors, peut-être qu’il s’en ira. de la même manière que s’en vont les tempêtes, une fois qu’elles ont épuisé leurs forces. »
(393)
Et enfin l’appel à l’esprit de la communauté: Mes amis… si nous donnons l’un de nos enfants… un de nos propres enfants… comment pourrons-nous vivre les uns à côté des autres, en admettant qu’il nous laisse vivre? »
Les collabos.
Réplique immédiate du maire: « Comment? Très bien. Nous vivrons très bien. » (393/4) Car les îliens et leur maire voient le problème avec une mentalité d’épicier qui fait ses comptes: « Supposons un instant que vous ayez raison et que nous soyons capables de le renvoyer en nous ralliant tous et en lui criant non comme un seul homme… Supposons que nous fassions cela et qu’il disparaisse, qu’il retourne là d’où il est venu… » Mais si cela ne fonctionne pas et que les enfants meurent, « nous dirons-nous que ces huit enfants sont morts parce que nos étions trop bons pour sacrifier un seul d’entre eux? » (395)
L’habileté du maire est de placer la discussion sur le terrain de la communauté, au lieu de la placer au niveau des principes: « Je pense qu’il vaut mieux traiter cette affaire comme nous le ferions pour toute autre concernant notre communauté. D’ailleurs, n’est-ce pas de cela qu’il s’agit? D’une affaire concernant la communauté? (391) Et le suivant sur ce terrain, l’épouse de Mike réprimande son mari: « Si seulement tu voulais voir les choses comme elles sont, Mike… Ce n’est pas à nous à prendre une décision seuls dans notre coin. C’est toute la communauté qui est concernée! » (402)
Tous les habitants sont contre Mike et les artifices de la procédure du choix du vote n’y changeront rien. Qui va voter pour le don de l’enfant? Les parents seulement? Non, c’est un problème qui concerne toute l’île. Il y a la mère qui se résigne: « Que Dieu nous prenne en pitié, mais il faut lui donner ce qu’il veut. Qu’il prenne ce qu’il veut et qu’il aille son chemin. Pour moi, ça m’est égal de mourir… mais les enfants… même si c’est Sally. Je préfère qu’elle vive avec un homme mauvais que… que de la voir mourir… » (398) La mère qui ne veut pas assumer ce choix pour sa fillette: « Je l’ai élevée toute seule. Je ne devrais pas être obligée de prendre une telle décision moi-même. À qui sert une communauté, si ce n’est pour aider les gens quand il se passe quelque chose? Quand aucun des choix n’est acceptable? » (399) On avance des arguments de sophistes, avec ce propos remarquable dans la bouche d’une mère: « Tu parles comme s’il allait tuer l’enfant, Michael… comme s’il s’agissait d’un sacrifice humain. Moi, je trouve que cela ressemble davantage à une adoption. » (395) Ou cet autre: « Et il vivra longtemps, en plus… Si on croit ce qu’il nous a dit bien sûr. » (396) Et finalement c’est le point de vue de Molly, l’épouse de Mike qui l’emporte: « En perdre un qui restera vivant est mieux que de les perdre tous dans la mort. Je vote oui. » (404)
Bien sûr il faudra vivre avec le fardeau de ce choix: « Je me dirai qu’elle est morte encore bébé. Que c’est un décès prématuré que personne n’avait pu prévoir ni empêcher. Et j’y croirai. » (403)
Le diabolique Linoge l’emporte, et il a le triomphe narquois: « Vous venez de faire quelque chose de difficile, mes amis, mais en dépit de ce que le constable a pu vous dire, c’était aussi une bonne chose. Celle qu’il fallait faire. La seule chose, en réalité, que des personnes responsables et aimantes pouvaient faire, étant donné les circonstances. » (405)
Les principes.
Mike a clairement dépassé le niveau de conscience morale des habitants de l’île. Pour lui, au-delà des intérêts du groupe local, il y a les lois, des principes universels. La communauté, menacée, ne voit que son intérêt de clan.
Seul Hatch, l’adjoint de Mike, voit le problème à son véritable niveau, l’éthique: « C’est la seule chose que nous puissions faire. Sinon quoi? Mourir pour un principe? » (402) Et en effet, c’est bien ce qui a fait l’objet du débat depuis le début, sans que cela ait été clairement formulé. Car Linoge, le représentant du mal, sait bien qui est son adversaire. Avant le vote de l’assemblée, il a dit à à Mike: « Tant de hauteur de vue me met la larme à l’œil. Mais considéré dans l’ensemble, constable Anderson, le bien est une illusion. Ce sont de petites histoires que se racontent les gens pour pouvoir se supporter sans hurler trop fort.
Mike: Je ne le crois pas.
Linoge: Je sais. Bon garçon jusqu’à la fin, c’est tout à fait vous… Mais je crois que vous allez passablement en revenir, ce coup-ci. » (366)
Vaincu sur le plan des principes, il le sera aussi par la communauté qu’il a refusé de suivre. Lors de la discussion, un îlien lui a dit: « Supposons que nous vivions, nous, mais que les enfants meurent. Comment pourrons-nous nous regarder en face, dans ce cas-là? Comment pourrons-nous vivre ensemble? » Et Jack, « le casseur de pédés » ajoute: « Et comment pourrions-nous vivre avec toi? » (397)
Car la communauté, qu’il gêne en posant les vrais problèmes, ceux qui lui font honte, est toute prête à le rejeter. »Il serait peut-être bon de te rappeler que nous sommes en démocratie, Michael Anderson, tempête ou pas! », lui dit-on (364) Mais peut-on appeler « démocratie » la voix de la lâcheté et de l’abandon? Il est arrivé plus d’une fois au cours de l’histoire que les représentants de nations démocratiques aient cédé par peur devant la force. C’est bien une assemblée réunie qui a donné les pleins pouvoirs à Pétain et livré légalement le pays à l’Allemagne en 1940. Acceptant d’avance exactions, déportations et massacres, au nom de la seule loi de l’occupant.
Beaucoup auraient abandonné. Hatch, l’adjoint, qui, au cours du récit, avait eu un comportement maladroit mais plein de bonne volonté, qui se montrait un homme positif, le freine: « Hatch le prend par le bras et serre. Lorsque Mike le regarde, surpris et interrogatif, Hatch a, de la tête, un geste de dénégation presque imperceptible. Ne bouge pas, dit ce léger mouvement; tu as fait tout ce que tu as pu. » (398)
Et le maire, qui n’a qu’une hâte, se tirer de ce sale pétrin, se réjouit quand Mike, ceinturé par les îliens, brutalisé jusqu’au sang, est mis hors-jeu par la communauté et son épouse: « Derrière son pupitre, Trobbie affiche un indiscutable air satisfait. Nous sommes peut-être dans une sale situation, semble dire son visage, mais au moins notre vertueux constable, ce grand crétin, s’est rudement fait moucher, et c’est déjà quelque chose. » (402)
Mike a résisté. L’idéal que la communauté s’apprête à bafouer, « avoir confiance en Dieu et les uns dans les autres » ne doit pas être un ensemble de mots creux. Mike a confiance dans l’action des hommes soutenus par une foi commune. Car tout n’est pas écrit: « Il pourrait aussi nous bluffer pour les enfants. Satan est le prince des menteurs et ce type doit en être un proche. » (396)
Une adoption d’un enfant de Dieu par le diable! La communauté avait le choix entre le lâche acquiescement devant la contrainte ou l’attitude de confiance en sa propre force, avec l’aide éventuelle de la puissance divine. Envers et contre tout, vouloir rester debout et courir sa chance. Mais elle décide de donner l’enfant. Cette fois encore, par sa communauté veule et médiocre, et au nom d’une démocratie dégradée, prête à tout accepter pour continuer sa petite vie sans grandeur, l’île a gagné. Et Mike, le seul à avoir voté contre le don de l’enfant, a perdu.
King laisse entendre que Mike avait peut-être raison. « Vous nous avez trompés », dit la mère dont l’enfant est enlevé. La réponse de Linoge est claire: « Peut-être vous êtes-vous vous-mêmes trompés » (418) Vous-mêmes. Tous se sont l’un après l’autre laissé briser par le cours des circonstances. Mike a été le dernier à résister, presque jusqu’à la fin. Jusqu’à ce que, son fils ayant été choisi pour être donné au démon, il s’effondre à son tour: « Rendez-le moi… Je vous en prie… je ferai tout ce que vous voudrez si vous me ramenez mon fils… Tout ce que vous voudrez. » (422) Après les événements, il quittera l’île, ne se reconnaissant pas dans ces individus seulement soucieux de leurs petits intérêts. Mais aussi avec la honte d’avoir craqué, au moment, il est vrai, où la communauté avait déjà voté l’abandon et où il était trop tard pour changer quoi que ce soit. Mike n’est qu’homme, et on ne peut lui demander d’être à son tour un monstre d’inhumanité. Le sacrifice du saint ne marque les esprits que par son caractère exceptionnel…
Mais King, impitoyable, nous fait descendre jusqu’au fond du gouffre. Mike et Molly ont divorcé. Après quelque temps, Molly a épousé Hatch, l’adjoint, celui qui déclarait que si sa fille était choisie par le démon, il essaierait de s’imaginer qu’il l’avait perdue en bas âge. Et elle utilise la même tactique, s’efforcer de truquer le réalité pour l’oublier. Soignée pour ses problèmes psychologiques, elle déclare à plusieurs reprises, comme pour s’en persuader, à la psychologue qui se rend compte que là est le nœud du problème: « Il [son fils] s’est éloigné et il s’est perdu. Ce sont des choses qui arrivent, vous savez, et c’est arrivé à Ralphie. Il s’est perdu dans le blizzard. » (430) La fatalité, et des humains non responsables…
Ce scénario-roman est un récit passionnant de l’évolution dramatique d’un fléau dans une île isolée du monde, des progrès du mal qui renforce son étreinte et en arrive à dominer entièrement la situation. Comme je l’ai signalé dans l’introduction, le récit m’a fait penser à La Peste, de Camus. L’épidémie de peste qui s’est abattue sur la ville d’Oran, ce sont les rats qui l’annoncent, apportant la contagion. Ici, c’est la tempête, inquiétante par les dégâts qu’elle peut occasionner, qui amène avec elle l’esprit du mal, Linoge. Oran est isolée du monde, et ses habitants périssent par milliers. L’île est coupée du continent, et Linoge tue, fait tuer ou amène les gens à se suicider. Le Père Paneloux annonce que la peste est un châtiment envoyé par Dieu, le Révérend de l’île se déclare inspiré par un Dieu qui lui a dit de capituler devant le mal. Au docteur Rieux, inlassable adversaire de la peste, correspond le constable Mike, qui luttera avec fermeté contre la tentative du démon. La mort d’un enfant innocent constitue un moment fort dans le récit de La Peste. Dans La Tempête, c’est un enfant innocent qui sera l’enjeu de la lutte finale avec le mal, et y sera voué par la lâcheté des îliens. La peste, comme le démon apporté par la tempête, symbolisait l’existence du mal, et donnait l’occasion aux hommes de se révéler comme ils étaient: lâches, saints ou héros.
Il y a des différences. Pour Rieux, la peste constitue un scandale inconciliable avec l’idée d’un Dieu bon: « Je me fais une autre idée de l’amour. Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés ». Mike, à l’inverse, considère que c’est parce qu’elle n’applique pas la règle religieuse que la communauté s’est donnée que le mal va l’emporter. Dans La Peste, le mal est vaincu par un minimum de solidarité entre les hommes. Dans le récit de King, le démon a obtenu ce qu’il voulait, et s’en va, sans qu’il y ait eu de lutte solidaire contre lui, et parce que la foi nécessaire a manqué.
Et enfin, dans La Peste, le docteur Rieux a choisi d’être médecin bien qu’il sache qu’il ne changera pas l’ordre du monde et qu’il est vaincu d’avance: mais il luttera jusqu’au bout pour retarder ce qu’il considère comme une injustice. De même Mike, après avoir quitté l’île, reprend ses études et devient officier de police, seul moyen à sa portée pour rétablir un peu d’ordre dans le désordre du monde.
On a vu dans La Peste une allégorie de notre temps, correspondant à l’invasion hitlérienne et à la résistance nécessaire contre l’oppression: »C’est l’occupation allemande et l’univers concentrationnaire, c’est la bombe atomique et les perspectives d’une troisième guerre mondiale », écrivait alors Pierre de Boisdeffre. Ne peut-on trouver dans La Tempête, derrière le récit allégorique, une situation du même ordre?
C’est une oeuvre d’un pessimisme profond, que la présentation en scénario rend percutante. Bien sûr, on n’y trouve pas les longs développements qu’aurait pu permettre un roman, qui nous auraient donné l’occasion de mieux cerner les personnages, et aussi saisir l’évolution de la pensée profonde de King. Sa sympathie va manifestement à Mike, et le lecteur se sent frustré par son échec. Avec lui, King dépeint une fois de plus la triste situation d’un homme, placé dans la situation de Job, dont il a fait ironiquement raconter l’aventure par Mike, le diacre qui fait la lecture de La Bible au temple: « Tu connais l’histoire de Job? Le Job de la Bible? (…) Eh bien, je vais vous raconter la suite, parce qu’elle n’y est pas. Une fois le concours entre Dieu et le diable pour l’âme de Job gagné par Dieu, Job se jette à genoux et dit: « Pourquoi m’avoir fait tout cela à moi, Seigneur? Toute ma vie, je t’ai adoré, et cependant tu as fait périr mes troupeaux, fait pourrir mes récoltes, fait mourir ma femme et mes enfants, et tu m’as infligé cent maladies horribles… tout cela parce que tu avais fait un pari avec le démon? Bon, à la rigueur… mais ce que je voudrais savoir, Seigneur -la seule chose que ton humble serviteur souhaiterait savoir: Pourquoi moi? » Et il attend; et juste à l’instant où il se dit qu’il n’aura pas de réponse, un gros nuage se forme dans le ciel, des éclairs le sillonnent et une grande voix l’interpelle: « Job! Je crois qu’il y a simplement quelque chose en toi qui me tape sur les nerfs! » » (326/27)
Armentières, le 17 février 1999.
1 La Bible accorde une place particulière au sacrifice et au meurtre des enfants. C’est Abraham qui doit sacrifier Isaac à son dieu qui le lui a demandé comme preuve de son dévouement. Quand Jahvé veut frapper l’Égypte, il envoie (c’est la « dixième plaie ») l’ange exterminateur massacrer les premiers-nés des Égyptiens, ce qui est à l’origine de la fête de Pâques (le mot hébreu pesah signifie le passage, celui de l’exterminateur qui amena le pharaon à céder et à permettre à Moïse et aux siens de regagner Israël). Nous continuons à vivre sur d’anciens mythes. Au Moyen Orient et en Palestine, avant et pendant l’installation d’Israël, l’usage était de sacrifier au dieu Baal le premier né de la famille. La loi hébraïque, en gros progrès par rapport à la tradition, permit qu’un animal soit substitué au petit de l’homme. Ce sujet de l’enfant en danger marque profondément nos esprits: une des photos les plus diffusées dans le monde est celle de la petite fille nue blessée courant sur une route du Vietnam.