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Divers

Steve’s Rag Hors Série 3

Steve’s Rag

(Numéro Spécial # 3 – Janvier 1997)


Ce numéro contient trois études de Roland Ernould

Etude 1Etude 2Etude 3


En marge des élections américaines : King POLITIQUE.

King a souvent critiqué dans ses œuvres l’autorité, les gouvernements, les pouvoirs, les institutions, voire les groupes de pression. Il est l’un des écrivains les plus lus de son temps et l’on peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles il n’a pas plus d’influence sur son époque dans ce domaine politique. Notamment à un moment où on célèbre en France un écrivain engagé comme Malraux.
King n’est certes pas Malraux. Et de loin 1. Pas seulement par la différence qui sépare le génie du talent. Mais surtout parce que Malraux a toujours su épouser son siècle et s’exposer , trouvant, dans ses actions, sa raison d’écrire et la matière de son œuvre 2. Malraux était le combattant d’une époque troublée, comme la nôtre, mais qui laissait encore sa place à la destinée individuelle. Son vécu inspirait sa création, et sa création modifiait l’orientation de son vécu. King vit une autre époque, une civilisation de masse, où individuellement on peut se dévouer ou s’enrichir, méditer ou se singulariser, mais certainement pas bâtir une œuvre héroïque en changeant – ou en essayant de changer son temps.
King donne au contraire l’impression de fuir l’engagement direct et de trouver dans son œuvre un exutoire aux tensions qu’il a accumulées pendant sa jeunesse. Exutoire, parce que l’écriture le libère de ses tensions. Attitude plus passive qu’active. King n’a pas, en son temps, la voix d’un Arthur Miller ou d’un Norman Mailer au milieu de ce siècle 3.
Pendant ses années de formation et de transition à l’âge adulte (en gros, de 1960 à 1975), les États-Unis ont vécu la crise intellectuelle et morale la plus déroutante de leur jeune histoire. Cette crise a ébranlé le système de valeurs sur lequel se fondait la civilisation américaine. Le mythe de la démocratie et de l’égalité des chances est remis en question par la corruption, une éducation à plusieurs vitesses, la révolte noire et les villes perdues. L’espoir de l’enrichissement de tous par la société industrielle avancée tient difficilement devant la crise urbaine, la prise de conscience des désastres écologiques et l’extension de la paupérisation. Enfin, le mythe de la mission justicière et purificatrice de la nation – qui pouvait justifier sa mission de gendarme éclairé du monde – s’effondre à cause de la guerre au Vietnam, les mensonges et le soutien à des régimes corrompus. Le masque de la suprématie morale et spirituelle des États-Unis tombe et se révèle le vrai visage d’une pays surtout préoccupé d’une stratégie mondiale de contrôle, appuyé sur une suprématie indiscutable dans le domaine de l’armement. Tous ces bouleversements apparaissent en filigrane dans l’œuvre de King et il a bien expliqué dès 1981, dans DANSE MACABRE 4, que la fonction essentielle des romans ou des films de fiction ou d’épouvante était d’expulser nos démons intérieurs, y compris les politiques. Quels sont les démons politiques de King ?

La première fracture.
Enfant, comme beaucoup de jeunes Américains, il a été imprégné de l’esprit pionnier « Nous avions une formidable Histoire 5 à notre disposition (…). Tous les instituteurs de ce pays connaissaient les mots magiques qui enchantaient leurs élèves; deux mots qui étincelaient comme une splendide enseigne au néon; deux mots d’une puissance et d’une grâce presque incroyable; et ces deux mots magiques étaient : ESPRIT PIONNIER. »
Il est certain que les jeunes essaient de construire mentalement leur vie future et que leur idéalisme les pousse facilement à aimer les idées de générosité, de grandeur et d’enthousiasme. King est comme les autres enfants de son âge. Mais il y a chez lui une caractéristique psychologique, une inquiétude plus importante que la moyenne, qui fait qu’il ne peut être heureux que rassuré. Il a gardé cette particularité à l’âge adulte et c’est une composante de son œuvre de première importance6 .
Comme lui, ses « contemporains ont grandi dans la sécurité que conférait l’ESPRIT PIONNIER américain, ils apprenaient par cœur toute une litanie de noms qui en étaient le symbole (…). C’étaient des Américains gorgés d’ESPRIT PIONNIER. Nous étions, nous avions toujours été les meilleurs d’entre les meilleurs. Et quel avenir grandiose nous attendait ! « .
C’est en 1957, année de l’envoi par les Russes de leur satellite Spoutnik, qu’une partie de l’univers mental du jeune Stephen est atteint. L' » esprit pionnier  » fut « le berceau de théorie politique élémentaire et de rêverie technologique qui a protégé mes contemporains et moi-même jusqu’à ce jour d’octobre 1957,où le berceau est tombé par terre et que nous en sommes tous sortis pour de bon. Pour moi, ce fut la fin d’un doux rêve… et le commencement d’un cauchemar »7.

La deuxième fracture.
Depuis la guerre de Sécession (1861-1865), aucun conflit n’a marqué plus profondément les États-unis que la guerre du Vietnam. Largement diffusée par la télévision et la presse, elle a perturbé gravement l’esprit de millions d’Américains. En divulguant les drames et les horreurs qui régnaient au Vietnam, les médias amenèrent la contestation du rôle de l’État et un large refus de la guerre et des activités économiques qui lui sont liées (ce qui rejoint par ailleurs l’écologisme).
King a une vingtaine d’années quand il subit, comme beaucoup d’étudiants américains 8, une sorte de cataclysme politique, qui avait débuté avec l’intervention américaine au Vietnam et qui s’était poursuivi avec des revendications telles que la liberté universitaire, la libération sexuelle, le droit de vote à dix-huit ans et la responsabilisation de l’industrie en matière de pollution. Les étudiants américains – comme durant le même temps leurs homologues français – vont rompre les ponts non seulement avec leur société, mais aussi leur milieu familial 9 .
« A l’époque, je me trouvais à l’Université du Maine, et bien que je sois entré en fac avec des opinions trop conservatrices pour devenir un gauchiste pur et dur, ma vision du monde s’était altérée dès 1968 après que je me fus posé certaines questions fondamentales » 10.
Entre autres lectures, il a été marqué par un roman de Jack Finney 11,dont il cite 12 un passage qui l’a particulièrement frappé : « Je suis (…) un homme ordinaire; comme les autres, j’ai gardé de mon enfance le sentiment que ceux qui nous dirigent sont mieux informés que leurs concitoyens, que leur jugement est supérieur au nôtre; en un mot, qu’ils sont plus intelligents que nous, simples mortels. Il a fallu le Vietnam pour que je comprenne enfin : les décisions majeures émanaient parfois d’hommes qui n’étaient ni plus intelligents ni mieux informés que nous, simples mortels ».
Ce fut pour lui une « découverte bouleversante », mais il ne lui fut pas possible d’adhérer au « mouvement de paranoïa galopante » qui avait envahi le pays et qui avait « complètement déboussolé » sa génération. Le républicain qu’il était se transforme en indépendant, puis en « scummy radical bastard » 13 (traduction libre : en un bâtard radical merdique). A noter qu’il se déclare cependant fier d’être américain et de croire en la Déclaration d’Indépendance et la Constitution 14 .
Aussi, quand King se met à écrire, c’est tout naturellement que des idées contestataires de cette société décriée vont apparaître dans un grand nombre de ses romans.
Quand lors de l’écriture de THE STAND , il note : « nous souffrions de la première crise de l’énergie de l’histoire, nous venions d’assister à la débâcle de l’administration Nixon et de la première démission présidentielle de notre histoire, nous venions de subir une défaite humiliante en Asie du Sud-Est, et nous avions à affronter tout un tas de problèmes intérieurs, de la controverse sur l’avortement à la spirale inflationniste » 15.

Des personnages lucides politiquement.
Confrontation permanente dans l’œuvre de King, des hommes de bonne volonté qui luttent contre des forces destructrices – dont ils ne sortent pas toujours vainqueurs – voient avec lucidité le monde qui les entoure et le mal qui les environne. Pour les meilleurs d’entre eux, cette confrontation débouche sur une révolte contre le désordre établi. Des gens simples ou discrets, qui ont un fond moral solide, du réalisme et la tête sur les épaules, qui font tranquillement leur boulot sans piétiner le voisin, et qui ne comprennent pas pourquoi des choses vont de travers.
Leur éthique n’est pas cette morale formelle, figée et abstraite 16, qui conduit à la même négation des droits de la conscience que le mal qu’ils prétendent combattre. Leur morale est agissante, insérée dans la vie quotidienne, celle de l’individu et de son entourage, ou, comme dans THE STAND , inspire toute une communauté. Une morale de l’effort incessant pour maintenir la mesure, et une intransigeance difficile face aux compromissions qu’entraînent les choses : jusqu’où peut-on composer ? L’expression qui revient le plus souvent dans leur bouche, c’est  » j’ai fait ce que j’ai pu « 17.
Dans THE STAND , l’utilisation de la violence contre un adversaire destructeur conserve son caractère d’effraction provisoire à la règle. Elle est toujours consciente du risque pour la conscience de se perdre 18 sans le sentiment élevé de ce qui est moralement dû à la collectivité. D’autant plus que ce qui est dû n’est pas théorique, mais qu’il faut l’inventer dans la difficulté et l’angoisse pour vaincre la malfaisance du moment. La violence, dans le court moment où son utilisation est appelée par l’excès d’injustice subi, est impossible à éviter; mais elle conserve un caractère douteux et malsain, elle est envisagée avec beaucoup de scrupules et acceptée seulement par nécessité. Sa seule justification sera qu’elle obéira non à une doctrine ou la Raison d’État, mais aux valeurs humaines et aux solidarités qui l’expriment.
Et au-delà encore, il y a une sorte de sainteté dans le petit groupe qui va sans armes affronter le mal absolu, une dimension au-delà d’une quête tolkienne… »En dépit de son thème apocalyptique, dit King, LE FLÉAU est un livre plein d’espoir, qui fait écho à la remarque d’Albert Camus 19 selon laquelle le bonheur lui aussi est inévitable »
Mais si King n’est pas Malraux engagé concrètement dans les luttes de son temps, il n’est pas non plus Camus 20. Camus, dont l’engagement a été surtout de plume, éprouvait une sorte de malaise de sa position de témoin, un désarroi et un trouble d’esprit permanents 21 qui ne se trouvent pas chez King.

La littérature comme thérapeutique.
« Si j’ai trouvé un tel enthousiasme à écrire LE FLÉAU , c’est que de toute évidence, j’avais trouvé un remède radical à notre société bloquée ». Avec une humanité presque entièrement détruite, « on ne peut que ressentir un intense soulagement. Le pire est désormais assuré (…). LE FLÉAU m’a donné l’occasion d’annihiler l’espèce humaine et j’ai pris un pied d’enfer ! » 22. Il ne lui reste plus maintenant, romancier démiurge, qu’à reconstruire 23.
Et il se pose la question : que devient la morale dans tout ça ?
Sa réponse est un peu décevante : « Je pense que la morale est là où elle a toujours été : dans le cœur des hommes et des femmes de bonne volonté. Dans le cas de l’écrivain, ça veut dire qu’il débute par des prémisses nihilistes et réapprend en chemin des principes anciens et des valeurs aussi anciennes (…) Mon bouquin d’efforce de célébrer ce qu’il y a de positif dans notre vie : le courage, l’amitié et l’amour dans un monde qui en semble souvent dépourvu » 24.
Il n’y a pas, chez King, d’état d’esprit demandant une rupture avec les institutions présentes. Ses valeurs sont des valeurs traditionnelles, proches de ce qu’on appellerait en France la mentalité  » chrétien de gauche  » : croyance aux valeurs démocratiques, à la possibilité pour les hommes de construire leur avenir, en défendant le bien, la vérité, la fidélité 25. Une sorte d’idéalisme qui postule que si l’homme est souvent mauvais, il n’est jamais totalement perdu, et qu’il n’y a qu’à attendre que la petite flamme de l’humain se ranime quelque part…
Dans son essai DANSE MACABRE 26, King écrit : « ce n’est pas une danse de mort, après tout.(…). C’est une danse des rêves. C’est une facon de réveiller l’enfant qui sommeille en vous, un enfant qui n’est pas mort mais qui dort profondément. Si l’histoire d’horreur est une répétition de de notre mort, alors sa morale stricte en fait également une réaffirmation de la vie, de la bonne volonté et tout simplement de l’imagination – qui conduit vers l’infini ».
On ne saurait mieux dire les limites de ces prises de conscience des insuffisances ou des tares de notre société : les malheurs et les dangers de notre société sont là : mais par la distanciation de l’écriture et de la lecture, on peut momentanément s’en évader, et somme toute – est-ce bien regrettable ? – les supporter. Sorte d’anesthésie cathartique ?
Le refus partiel de ce monde se traduit chez King par une tendance à se tenir en marge d’une société sur laquelle il porte un regard acéré et critique, mais que finalement il accepte. Il en est d’ailleurs de plus en plus fréquemment ainsi avec les écrivains de notre époque : leur révolte culturelle et sociale est peu susceptible de déboucher sur un mouvement de contestation fondamentale et de remise en ordre de nos sociétés. La crise de conscience est aiguë, mais l’expression politique cohérente et les possibilités d’action sont bien faibles…
King : Zola , avant J’ACCUSE ?

Armentières, le 25 novembre 1996.


1 Les opinions de ces études n’engagent que leur auteur.

2 Il en est de même, de façon moins spectaculaire, pour Camus , Sartre, Saint-Exupéry et bien d’autres..

3 Qui, outre leurs positions respectives contre la hiérarchie militaire ou l’asservissement aux biens matériels, furent parmi les rares à dénoncer la chasse aux sorcières déclenchée par Mac Carthy.

4 Trad. française, ANATOMIE DE L’HORREUR, éd. du Rocher, 1995.

5 ANATOMIE DE L’HORREUR , op.cit. , page 17. Il ajoute ironiquement : « toutes les histoires courtes sont formidables »…

6 Nous espérons pouvoir ultérieurement reprendre et développer cette clé fondamentale de King.

7 ANATOMIE DE L’HORREUR, op.cit., page 18.

8 « When I was in school, Vietnam was going up in flames », cité par George Beahm , THE STEPHEN KING STORY ,éd. Warner Books, 1992, page 62. Pas de traduction française à ce jour.

9 « It was, as King later recalled, a time when horror fiction seemed especialy appropriate as a metaphor, a time when parents saw their children change into monsters », George Beahm , op.cit. page 63.

10 DANSE MACABRE, trad. fr. PAGES NOIRES, éd. du Rocher, 1996, page 107.

11 TIME AND AGAIN ,1970, trad. fr. LE VOYAGE DE SIMON MORLEY , éd. Denoël, 1993. Grand Prix de l’Imaginaire 1994.

12 PAGES NOIRES, op.cit. , pages 108 et 109.

13 « King, once a registered Republican in his hometown, became a card-carrying Independent and metamorphosed into what he self-termed « a scummy radical bastard » », George Beahm THE STEPHEN KING STORY , op.cit. , page 64. Pas de traduction française à ce jour.

14 « To King, being a scummy radical bastard meant that he was proud to be an American who believed in the « Declaration of Independance, the Constitution, and even the Articles of Confederation » », George Beahm, op.cit. , page 64.
Ce qui explique aussi que le premier souci des pionniers de Boulder est de faire approuver ces textes par leur première assemblée générale (THE STAND, LE FLÉAU). Voir plus loin l’étude LES ALEAS D’UNE DÉMOCRATIE, Ernould (c) 1996.

15 Dans PAGES NOIRES, op.cit. , page 206.

16 Il y a beaucoup de parents et d’éducateurs abusifs dans l’œuvre de King.

17 Nous avons en projet un essai sur l’homme positif tel qu’il apparaît dans l’œuvre de King. Nombre de personnages de la Communauté d’Abigaël dans THE STAND sont positifs et vraiment désireux de s’aider les uns les autres, dans un esprit d’ouverture et de solidarité. Il y a aussi tous ces personnages secondaires qui ne font que passer : dans FIRESTARTER , par exemple, le routard fauché qui donne cinquante dollars, le facteur traumatisé d’avoir de s’être laissé voler son courrier, le fermier courageux, le petit journaliste travaillant dans son bled perdu…

18 Voir l’étude LES ALÉAS DUNE DÉMOCRATIE , 2ème partie, 2.2 et 2.3.

19 Dans PAGES NOIRES, op.cit. , page 209. King cite Camus à d’autres reprises : voir notamment la célèbre PLAYBOY INTERVIEW , Eric Norden, juin 1983, cité par George Beahm , THE STEPHEN KING COMPANION, page 6.

20 Nous avons bien conscience que ces comparaisons peuvent paraître prétentieuses : elles ont le mérite, pour un lecteur français,de situer en peu de mots des écrivains.

21 Voir Camus LE DISCOURS DE SUÈDE , 1957, éd. de la Pléiade, ESSAIS , pages 1071/1075.

22 Dans PAGES NOIRES , op.cit. , pages 209/209.

23 King Jekyll et Hide : Le King dyonisiaque détruit, le King apollinien reconstruit. Sur ces notions, voir plus loin LES ALEAS D’UNE DÉMOCRATIE, 1.4.

24 Dans PAGES NOIRES, op.cit. , pages 208/209.

25 « I view the world with what is essentially an old-fashioned frontier vision. I believe that people can master their own destiny and confront and overcome tremendous odds. I’m convinced that there exist absolute values of good and evil warring for supremacy in this universe – which is, of course, a basically religious viewpoint. And (…) I also believe that the traditional values of family, fidelity, and personal honor to have not all drowned and dissolved in the trendy California hot tub of the « me » generation. That put me at odds with what is essentially an urban and liberal sensibility that equates all change with progress and wants to destroy all conventions, in literature as well as in society », dans la célèbre PLAYBOY INTERVIEW, Eric NORDEN, juin 1983, cité par George Beahm , THE STEPHEN KING COMPANION, page 67.

26 1981, trad. fr. ANATOMIE DE L’HORREUR, t. 2 ,PAGES NOIRES , op.cit. , page 216.


En marge des élections américaines : LES ALÉAS D’UNE DÉMOCRATIE.

Un des mythes porteurs de notre époque, actuellement en perte de vitesse, a été la construction d’une société plus juste et soucieuse à la fois des intérêts des individus et de la collectivité. L’utopie est ancienne, mais pour la première fois dans l’histoire, il a été possible à notre époque de faire vivre des millions d’hommes dans l’espérance de la construction d’une société politiquement meilleure, permettant l’épanouissement d’un homme nouveau.
Il paraîtra insolite d’étudier l’œuvre de King dans cette perspective. Mais il y a des éléments tellement intéressants dans THE STAND1[LE FLÉAU2], qu’il serait dommage, au moment où les élections aux U.S.A. viennent d’attirer l’attention du grand public sur la situation politique de cette démocratie, de négliger le sociologique de l’œuvre au seul profit de l’action et du conflit entre les forces du bien et celles du mal.

1.MISE EN SITUATION HISTORIQUE DU PROBLÈME POLITIQUE.

1.1.Influence directe : Stewart.

King a été influencé3 par un roman de Georges R. Stewart4:l’humanité détruite par une épidémie de peste, les survivants s’orientent vers un mode de vie pastoral et écologique.
King reprend ce thème. L’humanité a été pratiquement anéantie par une super-grippe: à l’origine, une fuite de cultures virales provenant d’un Centre de Recherches Biologiques fonctionnant dans le cadre d’un possible conflit bactériologique. Tous les moyens matériels de la civilisation sont pratiquement intacts. Les survivants vont reconstruire leurs sociétés5.
King va donc être amené à décrire la réorientation politique de ces sociétés face aux bouleversements intervenus. Certains survivants essaient de construire une société démocratique (2è partie); d’autres subissent une tyrannie (3è partie).

1.2. influence indirecte : J.J. Rousseau.

La situation dans laquelle King place les survivants est celle d’un Rousseau moderne à l’orée du XXIè siècle.
Les hommes primitifs décrits par Rousseau6 vivaient simplement des produits de la nature, suivaient leurs seuls instincts et leur conservation, sans aucune servitude. S’associant entre eux librement par familles, ils subvenaient personnellement à leurs besoins dans l’indépendance et l’autonomie. L’invention de l’agriculture et de la métallurgie a entraîné la division du travail, la hiérarchie, et les inégalités économiques, à la suite de l’appropriation par certains des richesses produites. La propriété privée est ainsi née à la fois de l’inégalité des rendements individuels et des rapports de force dans la répartition des biens.
Les puissants imposèrent une législation destinée à maintenir leurs privilèges et à protéger leurs richesses: le pouvoir civil fut organisé à leur profit et créa un fossé entre les peuples et leurs dirigeants. L’avènement d’un pouvoir autoritaire maintint et aggrava l’injustice sociale par l’oppression politique et le despotisme, assujettissant désormais les hommes au travail, à la servitude et à la misère.
Cette thèse de Rousseau est à l’origine d’une bonne partie de la pensée sociale du XVIIIè au XXè s. Elle a inspiré aussi bien les socialismes, les communismes (comment créer une organisation sociale meilleure?), que les écologismes (comment vivre au mieux avec le milieu naturel?).

1.3. Similitudes et différences.

Matériellement, la situation est la même, nonobstant les différences de nature des biens (les uns naturels, les autres artificiels en grande partie): d’un côté les produits de la nature à disposition; de l’autre, les magasins, les entrepôts et les habitations bourrés de produits qu’il n’y a qu’à ramasser.
De même, politiquement, dans cette société de 1990, tous sont théoriquement égaux: il n’y a plus de structures sociales, pas de hiérarchie, il ne faut pas travailler et les biens sont à la disposition de tous.
La différence entre la situation des hommes imaginés par Rousseau et les survivants de King est que les premières sociétés se sont constituées en une évolution historique très lente; nos contemporains vont agir poussés par la pression et l’urgence d’un conflit.
1.4. APOLLON ET DIONYSOS.
En effet, la société apollinienne (ainsi nommée par King)7, installée à Boulder, Colorado, va essayer d’instituer un régime démocratique, avec des hommes d’action de bonne volonté, aidés par un sociologue averti.
Cette société à venir n’est pas libre de ses choix: elle ne pourra pas se bâtir dans l’utopie, mais devra s’établir sous la pression des événements.
Elle est en effet menacée par le camp dionysiaque8, installé à Las Vegas, Nevada, qui va chercher à la détruire.

2.UN GROUPE APOLLINIEN S’ESSAIE À LA DÉMOCRATIE.

2.1. Mise en place des institutions.

Le regroupement.
Les survivants de Boulder se sont regroupés autour de Mère Abigaël. « La vieille femme était un pôle d’attraction autour duquel les autres peu à peu se regroupaient (page 642)9. Ils se trouvent dans une situation d’anarchie, peuple sans gouvernement. Dans cet état de vie sans contraintes sociales, sans lois et sans organismes chargés de les faire respecter, que va devenir la communauté, qui grossit lentement, de plusieurs centaines à plusieurs milliers d’individus?
« Une société va se former (…). De quel genre ? Impossible de le savoir » (page 643). « J’aime à croire que la plupart des gens sont bons » (page 647).
« Les gens avaient changé. La société qui s’était formée dans cette petite ville ne ressemblait en rien à celles qui avaient existé avant (…). Hommes et femmes vivaient en couple, sans désir apparent d’instituer à nouveau la cérémonie du mariage. Des groupes de personnes habitaient ensemble en petites sous-communautés, comme des communes. Les disputes étaient rares. Tout le monde semblait s’entendre (…). Boulder avait fait table rase » (page 685).
Certains travaillent, d’autres pas: « le problème des travailleurs, c’est qu’ils travaillaient tous sans méthode, quand l’envie leur en prenait (…). Plutôt bordeliques » (page 688). « Les gens étaient pleins de bonne volonté; ce qu’il leur fallait, c’est quelqu’un pour coordonner leurs activités, pour leur dire quoi faire » (page 688).
Le danger.
L’autre groupe, dirigé par Randall, est une menace mortelle. Comment faire face à cette menace? « C’est le bordel ici (…). On ne peut pas rester comme ça sans rien foutre… Au risque de se réveiller un beau matin et de voir débouler ce type à la tête d’une colonne de tanks » (page 648).
La riposte.
Un petit noyau d’hommes et de femmes résolus, constitué autour d’Abigaël, va essayer d’organiser la communauté : « recréer l’Amérique. Notre petite Amérique » (page 648). « Nous ne sommes plus qu’une bande de survivants, sans aucun gouvernement. Un méli-mélo de groupes d’âges, de groupes religieux, de groupes de classe, de groupes ethniques »(page 649).
Abandonnés à eux-mêmes, que vont-ils devenir? « Au bout de quelque temps, ils vont commencer à réagir avec leurs tripes… Nous devons les prendre en mains avant qu’ils ne se réveillent et fassent des bêtises » (page 649).
Les intentions.
Les rescapés sont fatigués, ont peur, ne savent pas ce qui va arriver. En l’absence d’institutions, tout est possible. « Si quelqu’un se levait.(…) et proposait de donner le pouvoir absolu à Mère Abigaël, avec vous et moi comme conseillers, (…) la proposition serait adoptée à l’unanimité. Personne ne se rendrait compte que nous viendrions de voter la première dictature américaine » (649).Il faudrait créer une « démocratie directe » comme « au début de la colonisation » (page 649). Tout est à faire.
« Le gouvernement est une idée… Rien de plus, une fois que vous supprimez les fonctionnaires10. (…) C’est une doctrine, rien d’autre qu’un sentier que l’habitude a gravé dans nos mémoires » (page 649).
« Il faut donner la « priorité absolue à l’organisation et au gouvernement » (page 648). « Nous sommes des hommes politiques, les pionniers d’une nouvelle époque » (page 713). « Autorité, organisation. Comme ces deux mots allaient bien ensemble », pense Nick, et comme il « n’aimait pas ces deux mots » (page 668).
Les moyens d’action.
« Nous avons un atout: l’inertie culturelle. La plupart des gens qui sont ici croient encore au gouvernement représentatif, à la république – ce qu’ils pensent être la démocratie. Mais l’inertie culturelle ne dure jamais longtemps » (page 649).Il est décidé que, lors d’une assemblée générale, le noyau organisateur fera ratifier l’esprit de l’ancienne société (page 649) par un « scrutin à mains levées » (page 648), expression de la démocratie directe.
C’est ainsi que se verront ratifiées la Déclaration d’Indépendance, la Constitution et la Déclaration des Droits du Citoyen11. Sont également nommés dans la foulée les « représentants de la Zone Libre » de Boulder (page 649).
« En attendant, il fallait faire un tri. Jeter ce qui ne servait plus. Faire une liste de tout ce qui fonctionnait encore (…). Il y a quelque chose de maladivement terrifiant dans la facilité – presque la volonté – qu’ont les choses de vouloir sauter en l’air. Le plus difficile est de remettre de l’ordre » (page 672).

2.2. LA FIN ET LES MOYENS: LA MAGOUILLE, DÉPLORÉE, MAIS ACCEPTÉE…

En bonne démocratie, une société se fait par l’établissement d’un consensus à un contrat social où la loi est, dans la clarté et la vérité, l’expression de la volonté générale majoritaire12. Dans cette perspective, le contrat est le consentement éclairé sur la réglementation de la vie sociale et son observance.
Par tous les moyens…
Mais on est pressé: « Si nous commençons tout de suite, nous aurons le gouvernement que nous voulons. Si nous attendons que la population triple, nous aurons des problèmes » (page 648). Face à l’adversaire, il faut recréer l’Amérique « par tous les moyens, bons ou mauvais » (page 648).
« Nous ferons en sorte que les représentants élus soient les mêmes que les membres du Comité organisateur. Nous ne perdrons pas de temps, et nous passerons au vote avant que les gens aient eu le temps de penser à leurs petits copains. Nous choisirons nous-mêmes ceux qui proposeront leurs candidatures et la proposition passera comme une lettre à la poste » (page 650).
Et, malheureusement pour la démocratie naissante, en situation de guerre, tout n’est pas bon à dire. Le Comité doit faire face au parti adverse: « sa véritable mission secrète consiste à savoir comment faire face à cette force connue sous le nom de l’Homme Noir » (page 712).
Et les restrictions sont multipliées:
– « ne pas parler des questions théologiques, religieuses ou surnaturelles concernant l’Adversaire » durant les séances du Comité (page 712);
– ne pas évoquer ce problème, pourtant de fond, à l’Assemblée Générale, le Comité jugeant « nécessaire de garder le secret » sur ces questions (page 712);
– on retarde une Assemblée Générale pour que les gens « ne parlent pas publiquement de ce qui se passe à l’Ouest » (page 852);
– on va utiliser, dans les réunions publiques, tous les petits procédés des bateleurs d’estrade qui bafouent les principes démocratiques élémentaires13;
– un objecteur se manifeste (des objections éventuelles avaient été demandées), mais il dérange Stu, qui fait « semblant de ne pas le voir » (page 764);
– des applaudissements sont provoqués: « le coup avait été arrangé » (page 759);
– un intervenant se produit à un moment convenu: « des éclats de rire saluèrent son intervention (…). Glen14 souriait. Il avait passé le mot à Rich une demi-heure avant l’assemblée, et Rich s’en était admirablement tiré. Le vieux prof avait raison sur un point (…); dans une grande réunion, il est souvent utile d’avoir étudié la sociologie » (page 925);
– on reporte le remplacement d’un dirigeant parce que celui qui se présente est un incapable: « je suppose que les autres voudraient avoir le temps de réfléchir » (page 923).
Un exemple : la salubrité publique.
« Il faut remettre de l’ordre dans tout ce bordel » (page 712): c’est tout le problème du mode d’exercice de l’autorité, de ses champs et modalités d’application qui s’est imposé aux Représentants.
Tout a commencé avec l’élimination des cadavres. On a créé un Comité des inhumations, dont la mission est de faire disparaître les milliers de cadavres qui sont restés dans les maisons et qui vont bientôt pourrir à la saison des pluies.
Mais « afin de ne pas provoquer de panique », il ne faut pas présenter ces inhumations comme un moyen de supprimer « un danger pour la santé publique ». L’argument avancé pour entraîner l’adhésion de l’Assemblée sera de présenter ces inhumations « comme une chose plus convenable » (page 710).
Ce qui est formulé ainsi lors de l’Assemblée Générale qui vote la constitution d’un Comité des Inhumations: « le mandat sera de donner une sépulture décente aux personnes mortes de la super-grippe » (page 757). Quand il faut des volontaires supplémentaires, le responsable ajoute que « c’était par simple décence qu’on enterrait les morts, que personne ne se sentirait complètement en paix tant que ça ne serait pas fait. Et si on pouvait terminer avant l’automne et la saison pluvieuse, tant mieux » (page 850). Langue de bois…
En fait de sépulture décente, on en est réduit à charger les cadavres dans des camions et à les benner dans un trou: « les cadavres culbutaient… comme une grotesque pluie humaine » (page 802).
Les « habitants de Boulder ne sauraient jamais à quel point le danger d’une nouvelle épidémie – une épidémie contre laquelle ils n’auraient pas été immunisés – avait été réel » (page 800).

2.3. L’ÉROSION LUCIDE, MAIS PÉNIBLE DES CONSCIENCES.

« Nos intentions sont pures », dit un membre du Comité (page 755). « L’enfer en est pavé « , ajoute quelqu’un. « De bonnes intentions, oui. Et comme nous semblons tous nous méfier tellement de nos intentions, nous sommes sûrement en route pour le paradis » (page 755).
Mais l’un après l’autre, suivant leurs responsabilités du moment, les membres du Comité voient apparaître le décalage entre leurs intentions et les nécessités, et leur belle conscience morale s’effriter.
– Frannie.
Il faut désigner des volontaires pour espionner Randall, l’Homme Noir (page 713). Nick se propose d’envoyer Tom Cullen, retardé mental. Le problème, c’est qu’il faudrait l’envoyer sous hypnose après l’avoir « programmé », même s’il court le risque de se faire torturer par l’autre camp
Frannie réagit : « Vous dites que nous avons tout à gagner et rien à perdre (…). Et notre foutue conscience ? Peut-être que ça ne vous dérange pas de penser qu’on flanque des… des choses sous les ongles de Tom, qu’on lui donne des chocs électriques. Mais moi, ça me dérange. L’hypnotiser, pour qu’il fonctionne comme… un poulet quand on lui met la tête dans un sac ! Tu devrais avoir honte » (…). « Vous ne comprenez donc pas que ça revient à recommencer toute cette merde d’autrefois? (page 718).
Après avoir voté non, et après discussion, Frannie finit par revenir sur son vote…
– Stu.
Stu se révolte contre le fait qu’il a dû donner à Tom l’ordre de tuer: « je ne suis pas d’accord !…on ne peut pas envoyer un pauvre débile se battre pour nous, on ne peut pas pousser les gens comme des pions sur un putain d’échiquier, on ne peut pas donner l’ordre de tuer comme un boss de la maffia. Mais je ne sais pas quoi faire d’autre… Si nous ne découvrons pas ce qu’ils préparent, toute la Zone Libre risque de s’évaporer un beau jour de printemps dans un énorme champignon atomique ! (page 832).
– Larry.
Il est obligé, lui aussi, de faire le contraire de ce que lui dicte se conscience. « Vous voulez que je vous parle franchement? Je trouve que cette idée pue tellement que j’ai l’impression de me retrouver dans une vieille pissotière » (page 719). Mais il finit par voter comme les autres.
Il avait déjà dû transiger sur un autre point: « je n’aime pas tellement les mystères, les petits trucs en-dessous (…). Cette catastrophe (…) est arrivée parce qu’un tas de petits malins voulaient faire leurs petites affaires en-dessous. (…) De la pure connerie humaine » (page 706). Mais quand Mère Abigaël dit que rien ne sera terminé tant qu’un des deux camps n’aura pas été battu, il déplore: « J’espère qu’elle ne raconte pas ça à tout le monde » (page 706).
– Sue.
Pour éviter « de voir vingt petits copains présenter la candidature de leurs vingt petits copains, ce qui pourrait tout foutre par terre », il faut bien que quelqu’un présente à l’Assemblée les candidatures du Comité. « Nous ne pouvons pas le faire entre nous, évidemment – nous ne voulons pas donner l’impression d’être une mafia ». Elle propose à chacun « de trouver quelqu’un pour présenter [sa] candidature et un autre bonhomme pour l’appuyer » (page 755).
« Ça sent la combine », dit Sue. Évidemment, faire soi-même ce que l’on craint que les autres fassent…
Et chaque discussion précédant un vote se termine de la même façon: chacun voit bien les dangers moraux de leurs décisions, mais comment faire autrement? Quand le danger menace, l’éthique s’efface… On ne peut garder les mains pures: il faut agir, le péril de mort est obsédant. Et mieux vaut dans ce cas avoir les mains sales que de ne pas avoir de mains du tout…
On ne peut que se répéter cet argument éculé: « nous espérons simplement que notre cause est plus juste que certaines de celles pour lesquelles d’autres hommes politiques ont envoyé des gens se faire tuer » (page 713).

2.4. ET L’HISTOIRE RECOMMENCE…

La création d’un Service de la Sûreté Publique montre bien ce qui risque de se passer (page 713).
Il y a des désordres à Boulder. Un jeune sans permis fonce à toute allure dans la rue et se blesse (page 714): il aurait pu tuer quelqu’un. Un ivrogne casse des vitrines (page 795): inutile et on risque de se blesser sur le verre. Un cocu démolit son rival et sa partenaire (page 795): on ne peut laisser s’installer les voies de fait. Mais il n’y a personne pour faire régner l’ordre.
Il faut bien que quelqu’un fasse ce travail: on désigne Stu, qui proteste: « Je n’ai pas envie de faire ce foutu travail » (page 796). Frannie, qui vit avec lui, intervient: « Je voudrais poser une question. Et si quelqu’un décide de lui faire sauter la tête? – Stu : « je ne pense pas… »- Frannie : « non, tu ne penses pas. C’est vrai. Mais qu’est-ce que Nick aura à me répondre si tu te trompes complètement? « Oh, je suis désolé, Fran! » C’est ça qu’il va me dire? « Ton mec est au palais de justice. Il a un gros trou dans la tête. J’ai bien peur que nous ayons commis une erreur « (…). Je vais bientôt avoir un bébé et vous voulez que Stu joue les shérifs! » (page 796).
Il finit par accepter d’être shérif, et essaie de se justifier auprès de Frannie: « Je sais ce que tu veux pour le bébé… Tu me l’as dit cent fois. Tu veux l’élever dans un monde qui ne soit pas totalement fou. Tu veux pour lui – pour elle – un monde sûr. C’est ce que je veux moi aussi (…). Toi et le bébé sont les deux principales raisons qui m’ont fait dire que j’étais d’accord » (page 798).
Stu a beau essayer de se rassurer: « Je ne vois pas pourquoi nous aurions beaucoup de difficultés. Pour moi, le travail du shérif consiste surtout à empêcher les gens de se faire du mal » (page 848), Nick est plus clairvoyant: quand l’électricité sera remise en marche, combien faudra-t-il « de temps avant que quelqu’un (…) demande de bricoler une chaise électrique? (page 884).
Et on en prend vite le chemin: quelques mois plus tard, un nouveau shérif a fait campagne pour obtenir son poste. Il était « convaincu que la loi apportait la réponse finale à tous les problèmes » (page 1174). il a dix-sept hommes sous ses ordres et en demande toujours davantage à chaque séance du Comité. Il obtient « l’autorisation d’armer ses hommes » (page 1178).
« Et ensuite? Quelle est la suite logique? (…) Vous leur donnez de plus gros calibres. Et des voitures de police » (page 1175).
« L’éternel combat entre la loi et la liberté individuelle venait de reprendre » (page 1178).
Passons sur les créations d’un système judiciaire (page 797); d’un Comité des Règles Démocratiques (page 848): les problèmes seront les mêmes à chaque fois: « La loi, la loi, qu’est-ce que nous allons en faire? Peine capitale. Charmante idée » (page 884).
« La boîte de Pandore? (…). Nous sommes tous en train de l’ouvrir » (page 832).

2.5. LES CITOYENS DE LA ZONE LIBRE DE BOULDER.

Des réactions surtout émotives.
Lors de la première Assemblée Générale, « Tout le monde se mit debout et les applaudissements grondèrent comme une averse torrentielle (…) Stu leva les bras, mais la foule en délire ne voulut pas s’arrêter; au contraire, le bruit redoubla d’intensité » (page 759). Des hommes et des femmes pleurent (page 760). On chante l’hymne national avec émotion, on applaudit les décisions avec enthousiasme (page 764).
Mais quelques semaines plus tard, « on commença par chanter l’hymne national, mais la plupart des yeux restèrent secs; l’hymne n’était plus qu’une partie de ce qui allait être bientôt un rituel. Dans une indifférence générale, on décida de constituer un comité de recensement » (page 847).
Sur des questions importantes, comme le choix des représentants de la Communauté, « beaucoup s’étaient abstenus15, comme si la question ne les intéressait pas » (page 923). Quand on leur demande des idées, ils font des « propositions extravagantes » (page 848). On discute: « Pour parler, ils le firent pendant les trois heures qui suivirent (…). Rien de bien concret ne sortit de la réunion. Quelques propositions plutôt folles (…). Très peu d’idées pratiques » (page 926).
Après un attentat qui a fait des victimes, le climat change encore. On réclame vengeance. « Et ce sont les bons? Ils sont déchaînés, ils ont soif de sang, ils ne pensent qu’à attraper » les assassins « pour les pendre » (page 921).
Stu, qui se proposait de convaincre sans contrainte, se voit obligé de parler de prison et de sanctions: on organisera « un procès, c’est-à-dire qu’ils pourront donner leur version de l’histoire… Nous sommes censés être les bons. Nous savons tous où sont les méchants. Si nous sommes les bons, nous devons nous comporter comme des gens civilisés » (page 921).
Mais il ne voit autour de lui « que de l’étonnement, de la colère » (page 921). On n’est pas loin du lynchage…

Un comportement ambigu à l’égard du travail.
S’il y a des volontaires quand le comité le demande, la plupart des habitants ne font rien: « Une équipe composée essentiellement de femmes s’occupait de dégager la rue. Une petite foule les regardait faire » (page 805).
De toute façon, le rendement des volontaires laisse à désirer: « le problème, c’est qu’ils travaillaient tous sans méthode quand l’envie leur en prenait » (page 688). « Comme pour notre travail à la centrale électrique. Nous n’avançons pas vite parce que nous ne sommes pas organisés » (page 756). La recherche d’Abigaël disparue se fait dans le désordre, « dans une confusion indescriptible » (page 744).
Mais petit à petit les choses s’organisent. « Ils étaient prêts à relever un défi » (page 926). Si tous ne travaillent pas, les volontaires le font dans la compréhension de la tâche et dans la satisfaction. Certains prennent conscience que c’est pour eux qu’ils travaillent: « Je crois qu’il est plus facile de faire un sale boulot pour soi que pour quelqu’un d’autre. Certains de ces types, c’est la première fois qu’ils travaillent pour eux-mêmes » (page 865).
Les volontaires se trouvent facilement (page 895). Ils déneigent les routes l’hiver, ils montent sérieusement la garde (page 1160). « Il y avait des centaines de projets en route et d’innombrables volontaires pour lui donner un coup de main » (page 1174).
A noter qu’il n’y a pratiquement pas d’opposants, et que les quelques récalcitrants sont mis au pas ou rejoignent le camp adverse. Mais combien de temps cela durera-t-il?
Ainsi va, cahin-caha, en balbutiant, la fragile démocratie de Boulder…

3.L’ADVERSAIRE DIONYSIAQUE OU LA DICTATURE.

Le dessein de Randall FLAGG, l’homme Noir, « homme heureux dans la haine » (page 180), est de réunir « autour de lui une armée (…) qui allait balayer tout l’ouest du pays, réduire en esclavage tous les survivants, d’abord en Amérique, puis dans le reste du monde » (page 558).
3.1. Ses forces humaines.

Son pouvoir s’appuie essentiellement sur des délinquants choisis, des exclus, des aigris, des esprits négatifs et des techniciens.
– des délinquants.
Il a ses hommes à lui, hommes de main, assassins, qu’il fascine. Un prisonnier qu’il vient libérer sentait « une sorte d’extase religieuse. Un immense plaisir. Le plaisir d’avoir été choisi, élu » (page 365).
Le style d’une séance de recrutement? A un prisonnier, futur condamné à mort: « Tu voudrais te venger des types qui t’ont laissé moisir ici, pas vrai?…Pas seulement ceux-là d’ailleurs, mais tous ceux qui pourraient être capables de faire une chose pareille?(…). Pour ces gens-là, un homme comme toi est une ordure. Parce qu’ils ont le pouvoir. Pour eux, un type comme toi n’a pas le droit de vivre » (page 364).
– des exclus.
« Il y avait toute une armée d’exclus de l’autre côté des montagnes. Et lorsque suffisamment d’exclus se réunissent au même endroit, une osmose mystique se produit et vous devenez membre du groupe. Du groupe où il fait chaud. Ce n’est qu’une petite chose, d’être à l’intérieur d’un groupe où il fait chaud, mais en réalité c’est une très grande chose. Peut-être la plus importante au monde » (page 938).
« Je suis comme cette bestiole », pense un rejeté pyromane, objet de la raillerie et des vexations de son entourage; et il se demande: « Quel était ce monde où Dieu vous laissait tomber dans un sale merdier comme une bestiole dans une flaque (…) et vous laissait là vous débattre pendant des heures, peut-être pendant des jours… ou même, dans son cas, pendant des années. Un monde qui méritait bien de brûler » (page 289). Quand le pyromane arrive dans le fief de Randall, il est bien accueilli: « Aussi loin qu’il pouvait se souvenir, c’était la première fois de sa vie que quelqu’un lui tendait la main. Il était arrivé. Il était accepté. Enfin il n’était plus rejeté comme il l’avait toujours été » (page 604).
– des aigris.
On connaissait bien Flagg chez « les révolutionnaires professionnels et ceux qui ont si bien appris la haine que la haine déforme leur visage (…), que personne ne veut d’eux si ce n’est leurs semblables, qui les accueillent dans des chambres minables et décorées de slogans et de posters, dans des sous-sols où l’on serre des bouts de tuyaux dans des étaux aux mors rembourrés pour les remplir d’explosifs » (page 181).
Flagg dispose de réseaux clandestins, qui lui procurent les faux-papiers, les voitures volées, l’argent dont il peut avoir besoin. « Quand il arrivait au beau milieu d’une réunion, les bavardages hystériques cessaient tout à coup – les commérages, les récriminations, les accusations, la rhétorique idéologique » (page 181). Il les regardait, « le visage flamboyant » (page 266), et quand la conversation reprenait, « elle était désormais rationnelle et disciplinée – mais rationnelle et disciplinée comme le pouvaient les fous. Et c’est alors qu’on décidait les choses » (page 181).
– des réfléchis négatifs.
Comme ce stirnerien16, qui écrit dans son journal: « On dit que les deux grands péchés de l’homme sont l’orgueil et la haine (…). Je préfère y voir les deux grandes vertus de l’homme. Renoncer à l’orgueil et la haine, c’est dire que vous voulez changer pour le bien d’autrui. Les cultiver, leur donner libre cours, est cent fois plus noble, car c’est dire que le monde doit changer pour votre bien à vous » (page 882).
– des techniciens.
« La plupart des techniciens vont se retrouver dans son camp (…). Les techniciens aiment travailler dans une atmosphère très disciplinée, avec des buts bien précis » (…). Car si, à Boulder, c’est la confusion, dans le camp de Flagg, « tout le monde marche au pas de l’oie ». « Les techniciens sont des hommes comme les autres, ils vont aller là où ils se sentiront chez eux. Notre adversaire veut qu’ils soient aussi nombreux que possible » (page 647).
Des hommes capables de s’occuper des silos de missiles, des tanks, des hélicoptères, des bombardiers…
– des soumis.
« La plupart des gens étaient gentils, pas tellement différents de ceux de Boulder » (…), mais « parfois d’étranges silences s’installaient parmi eux (…). Ils obéissaient aux ordres sans poser de questions » (page 1018).
Ce qui frappe dans ce recensement, c’est la diversité des motivations. Ceux qui se sont rassemblés autour de Flagg n’ont pas les mêmes perspectives. S’ils restent obéissants et, en apparence, unis, la raison en est la terreur que Flagg leur inspire.

3.2. Le mode de gouvernement.

« Pendant que vous méditez sur les beautés de l’ordre constitutionnel, prenez quelques instants pour méditer sur Randall Flagg, l’homme de l’ouest. Je doute beaucoup qu’il ait du temps à perdre avec des niaiseries comme les assemblées publiques, les ratifications et les discussions au sens démocratique et libéral. Au lieu de perdre son temps, il s’intéresse à l’essentiel, un monde selon Darwin » (…): « les petits sont bouffés par les gros » (page 839).
Flagg s’est en effet proclamé Chef du Peuple et Premier Citoyen (page 626). Il a appelé son régime la « Société du Peuple », en « l’An Un, année de l’épidémie » (page 1106). Ses hommes de main le suivent sans hésiter: il est le gagnant. « Il va faire disparaître vos gens de la surface de la terre » (page 972).
Si ceux de la Zone de Boulder ont des délicatesses et des scrupules, il n’en est pas de même pour ceux de Flagg: « l’idée qu’ils puissent avoir besoin de tribunaux, de prisons, (…) peut-être même d’un bourreau » tracasse les gens de Boulder. Mais « l’homme noir ne s’embarrasserait sans doute pas de tribunaux ou de prisons. Son châtiment serait rapide, sûr, brutal. Il n’avait pas besoin de prisons pour faire peur aux gens, quand les cadavres s’aligneraient le long de l’autoroute 15, crucifiés sur des poteaux de téléphone, offerts aux oiseaux » (page 667).

3.3. La vie dans le société du peuple.

L’électricité fonctionnait, les rues étaient dégagées, plus une trace des dégâts laissés par les vandales. « Glen avait raison, dit-il. Avec lui [Flagg], les trains arrivent à l’heure. Mais je me demande si c’est la bonne manière » (page 1091).
Dans l’autobus, allant au travail, « des hommes et des femmes montaient. On ne parlait pas beaucoup Et le trajet du retour (…) se fit dans un silence qui [l’] étonna (…). Pas de bousculade, presque pas de conversations, rien des habituelles taquineries entre la vingtaine de femmes et la trentaine d’hommes qui composaient le groupe. Tous semblaient s’être enfermés dans un monde de silence » (page 622).
Les gens « travaillaient beaucoup plus dur que ceux de la Zone. Dans la Zone libre, vous pouviez voir des hommes et des femmes flâner dans les parcs à toutes les heures de la journée, d’autres prendre trois bonnes heures pour déjeuner. Ici, il n’en était pas question. De huit heures du matin à cinq heures de l’après-midi, tout le monde travaillait » (page 928).
Le travail est fait, mais pas dans la joie. Flagg « continuait à les terroriser. S’ils salopaient le boulot et qu’il s’en aperçut, ils n’auraient plus qu’à faire leurs prières » (page 947).
Les gens sont obligés d’assister à la crucifixion d’un condamné. « La foule resta là près d’une heure, chacun craignant d’être le premier à partir. Le dégoût se lisait sur de nombreux visages, une sorte d’excitation hébétée sur de nombreux autres (…), mais s’il existait un dénominateur commun, c’était la peur » (page 627).
Pas de problème de drogue à l’ouest. Tous savaient quelle était la sanction: « Le châtiment pour ceux qui désobéissaient à ses ordres était la crucifixion » (page 950). Celui qui était coupable d’avoir consommé de la drogue était crucifié « pour le bien de la Société du Peuple, en guise d’avertissement solennel » (page 627).

3.4. La décomposition du système.

« Les gens étaient plutôt gentils, mais ils n’avaient pas beaucoup d’amour. Ils n’avaient pas le temps, parce qu’ils avaient trop peur. L’amour ne pousse pas très bien dans un endroit où il fait toujours noir » (page 1039).
« Ce qui l’effrayait le plus, c’était la façon qu’avaient les gens de s’éloigner quand vous mentionniez le nom de Flagg, comme s’ils n’avaient pas entendu. Certains se signaient furtivement ou faisaient le signe qui éloigne le mauvais œil. Il était le grand « Celui qui est sans être » » (page 962). Mais « s’il vous fait peur, c’est peut-être qu’il n’a rien d’autre à vous donner »(page 973), leur dit un espion de Boulder, qui pense: « L’Allemagne de 193817. Les nazis? Oh, ils sont charmants. Très sportifs. Ils ne fréquentent pas les boîtes de nuit » (page 968).
Avec la faiblesse fondamentale des régimes totalitaires. « Si c’est un vrai dictateur, alors il [Flagg] est peut-être la seule chose qui les unit. S’il n’est plus là, ils commenceront peut-être à se chamailler et à se battre. S’il meurt, leur organisation s’effondrera peut-être tout seul » (page 854).
Les choses n’iront pas jusque là. Dès que Flagg commet des erreurs et montre des signes de défaillance, les rats fuient le navire en péril. « Ils abandonnent leur poste et s’enfuient… Vingt hommes partent au travail, ils reviennent dix-huit. Les gardes-frontières désertent. Ils ont peur que la balance du pouvoir bascule… Ceux qui restent ne lèveront pas le petit doigt lorsque ceux de l’est viendront t’achever une fois pour toutes » (page 1038).
Des exécutions tournent mal. Les gens s’en vont « de plus en plus tous les jours » (page 1051). Flagg est mis en cause par une foule qui se rebelle.
On ne saura pas ce que serait devenu ce régime en voie de destruction: un accident nucléaire provoqué par un sbire trop zélé fait disparaître la Cité du Peuple (page 1108).

En guide de conclusion : DIONYSOS CHEZ APOLLON.

La société dionysiaque axée sur la compétition, la violence, l’agression et l’asservissement est évidemment insupportable: ce régime qui valorise les comportements extrêmes de certains dans l’oppression des autres, ce système « militaire »,comme l’appelait SPENGLER18, ne peut devenir l’aboutissement de nos sociétés humaines; du moins, c’est à espérer.
On voit bien en effet que King prend plaisir à montrer, même à accumuler tous les germes de dégradation qui menacent la société apollinienne de Boulder. Car les membres du Comité sont de bonne volonté et intègres. « Ils sont exactement ce que les manuels d’instruction civique nous disent qu’un bon citoyen doit être: engagés, mais jamais fanatiques; respectueux des faits, sans jamais vouloir les déformer à leur convenance; mal à l’aise dans un poste de commandement, mais rarement capables de décliner cette responsabilité si elle leur est offerte… ou imposée. Dans une démocratie, ce sont les meilleurs chefs, car ils ne risquent pas d’aimer le pouvoir pour le pouvoir » (page 630).
Si les membres du Comité ressemblent bien à cette description, ils sont cependant sensibles au fait que tout pourrait très vite basculer dans l’oligarchie. « C’est incroyable comme les gens acceptent vos petits secrets. Ça me fait un peu peur (…).Si nous le voulions, nous pourrions devenir des rois » (page 896).
La démocratie naissante paraît bien compromise…

La Zone Libre de Boulder va maintenant grandir: comment faire face?
« La démocratie directe – et c’est exactement ce que nous faisons (…) va très bien fonctionner pendant quelque temps (…). Mais ensuite nous serons trop nombreux, la plupart des gens qui viendront aux assemblées viendront pour régler leurs petites affaires à eux, leurs intérêts personnels (…). A mon avis, nous devrions réfléchir très sérieusement à la manière de transformer Boulder en république » (page 794).
Une piste: « retarder autant que possible l’organisation. Car c’est l’organisation qui semblait toujours être la cause des problèmes (…). Nous pourrions gagner du temps (…). Suffisamment de temps pour que cette pauvre terre se recycle un peu. Une saison de repos » (page 1179).

Une autre piste : peut-être en insistant sur l’éducation?
« Frannie,…crois-tu que les gens apprennent? (…).
Je ne sais pas, dit-elle enfin.
Je ne sais pas » (page 1179).

Armentières, le 7 novembre 1996.


1 THE STAND , écrit en plusieurs années, a été publié dans une version « allégée » en 1978, et dans la monumentale rédaction d’origine en 1990. Cette œuvre est à la jonction du roman de science-fiction et du roman d’épouvante. Cette étude va complètement négliger l’aspect épouvante.

2 Traduction fr. éd. Jean-Claude Lattès, 1991. Les références de cette étude sont celles de l’éd. Lattès-Grand Livre du Mois en un vol.

3 Voir King , DANSE MACABRE 1981, trad. fr. ANATOMIE DE L’HORREUR, tome 2 PAGES NOIRES , page 204.

4 EARTH ABIDES, 1948. 1è éd. fr. sous le titre LE PONT DE L’ABÎME , Hachette 1951; 2è éd.fr. LA TERRE DEMEURE , Laffont, Ailleurs et Demain, 1980. Signalons à la fin du livre une étude de Rémi Maure, UN APRÈS LES CENDRES, QUEL PHÉNIX? sur les auteurs ayant traité ce thème. Malheureusement, elle s’arrête en 1978, et King n’y figure donc pas.

5 Cette situation n’est pas sans rappeler les problèmes apparus à la fin de la 2ème guerre mondiale et à la Libération, où il fallait reconstruire et où se posait la question des moyens (entre autres : Anouilh ANTIGONE,1944; Sartre LES MAINS SALES, 1948).

6 Voir DISCOURS SUR L’ORIGINE ET LES FONDEMENTS DE L’INÉGALITÉ ENTRE LES HOMMES, 1755; LE CONTRAT SOCIAL OU PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE ,1762.

7 Voir DANSE MACABRE , tr. fr. ANATOMIE DE L’HORREUR , t.2 PAGES NOIRES 1996 , 207. A lire de 202 à 210, pages où King expose certains aspects de l’élaboration de THE STAND .

8 Ces distinctions ont été faites par Ruth Fulton BENEDICT († 1948), dans PATTERNS OF CULTURE , Boston, 1934, tr. fr. ECHANTILLONS DE CIVILISATIONS , Gallimard 1950.Les sociétés apolliniennes. tendent vers la recherche d’un bonheur équilibré et raisonnablement régulé (Apollon est le dieu du soleil, de la beauté et de l’harmonie). Les sociétés dionysiaques (Dionysos représente l’instinct et la violence) sont axées sur la compétition et tendent à promouvoir une personnalité agressive. Le psychisme des individus a des corrélations avec le choix de tel ou tel type de société : ce qui permettrait d’expliquer, dans le roman, le choix des survivants pour tel ou tel camp.

9 Le chiffre (-) indique la page de l’édition Lattès.

10 Anatole France disait aussi : « Nous n’avons point d’État. Nous n’avons que des administrations », L’ANNEAU D’AMETHYSTE, 1892, chap. 5.

11 King affirme : « he was proud to be an American who believed in the « Declaration of Independance, the Constitution, and even the Articles of Confederation » », George Beahm, op.cit., page 64. Ce qui explique sans doute que le premier souci des pionniers de Boulder est de faire approuver ces textes par leur première assemblée générale

12 Rousseau CONTRAT SOCIAL. op.cit.

13 A l’Université du Maine, King a pu suivre quelques séances de ce genre. Dans PAGES NOIRES , op.cit. , pages 108/109, il raconte que lors d’une réunion en 1968, ayant fait une objection qui lui paraissait pertinente à des militants Blacks Panthers, il s’était vu tout simplement prié de « s’asseoir et de la boucler ». (…). « Ce n’était pas une sensation agréable » .

14 Le sociologue du groupe.

15 On connaît la faible participation des citoyens américains aux élections; plus de 50 % n’ont pas voté le 5 novembre 1996.

16 Voir Max Stirner † 1856, contemporain de Marx, L’UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ , 1844.

17 Dans son inteview à Playboy de1983, King s’inquiète de ce qu’il aurait pu faire sous Hitler: « so, yes, if I had been in Germany in the early thirties, I suppose I might have been attracted to Nazism », cité dans le livre de Georges Beahm THE STEPHEN KING COMPANION .page 60.

18 Oswald Spengler, † 1936, LE DÉCLIN DE L’OCCIDENT ,1918, où il appelle les jeunes générations à abandonner toute rêverie sur le passé et à se vouer joyeusement à l’avenir technique, militaire et césarien, qui est désormais l’avenir de l’Occident.


En marge des élections législatives américaines : LES ÉLECTIONS DU BICENTENAIRE.

    La vie politique aux États-Unis est marquée par sa tradition démocratique. La lutte pour le pouvoir, aussi bien au niveau fédéral qu’à celui des Etats, n’a pas la même signification politique qu’en France ou en Europe. La politique est identifiée à l’administration; elle est surtout visible à l’échelon local, où elle est directement lisible et manifeste plus de vitalité. Les partis ne sont pas des organisations cohérentes, plutôt des coalitions d’intérêts. Les comités locaux ou régionaux, composés surtout de juristes et d’hommes d’affaires, n’interviennent qu’au moment de la campagne et n’élaborent que des programmes momentanés, politiquement dépourvus d’idéologie.
    Cette vie politique est, pour les Français, difficile à saisir, tant leur propre politique est déterminée par des clivages idéologiques et des débats de pensée qui deviennent de plus en plus flous. Aussi il est intéressant de constater que, quand King décrit la campagne électorale de 19861, il met en valeur une situation démocratique seulement en apparence. 200 ans après la mise en place de le première Constitution écrite au monde, qui définissait un régime politique considéré alors comme un modèle, les règles du jeu, complexes, sont détournées à des fins intéressées, avec le mépris d’un citoyen devenu irresponsable. Et ce système en faillite est en voie de s’imposer partout dans le monde…

DES CANDIDATS DANS LE MAINE ET LE NEW-HAMPSHIRE.

Leur origine.
Une voie royale: Walt Hazlett.
    Walt a fait de bonnes études de droit. Il est devenu avocat dans un « cabinet réputé » de Bangor c 82). La bonne trentaine, marié, établi, jeune père de famille. Grand, bel homme, moustache fine, cheveux prématurément gris, présentant bien (299), ce jeune loup est toujours vêtu d’un « costume irréprochable du genre « politique ». » (154). Il est un espoir du parti républicain. Il y rêve depuis longtemps et s’est préparé un profil de sénateur: « Il pense déjà à sa queue de pie », réalise très tôt son épouse. Après quelques années de brillante carrière, il « a été désigné pour briguer un siège de sénateur » dans le Maine, lors des élections de 1976.
Une voie … moins royale: Gregory Stillson.
    La quarantaine, corpulent, costaud, silhouette de rugbyman. Il est parti de rien. Il se souvient de son père, « penché au-dessus de lui, son chapeau melon rejeté sur la nuque, en train de s’époumoner: « T’es bon à rien ». (11). Enfant, il « avait été souvent un cas difficile .. »(14).
    Il a longtemps galéré, il a notamment vendu des livres au porte-à-porte – surtout LA BIBLE et des ouvrages tels que LE CHEMIN DE LA FOI ou LA CONSPIRATION DU COMMUNISME JUIF CONTRE LES ÉTATS-UNIS (11). « Et en plus des volumes placés pour le compte de la maison d’édition, il se livrait à un petit négoce personnel. Et puis il rencontrait des tas de gens. Fallait bien en profiter, c’est le métier qui voulait ça ». (3).
    Mais il n’est pas entièrement satisfait: « Il sentait bien qu’il était fait pour autre chose. (…) Il sentait bien qu’il était fait pour… pour… la grandeur ». (13). « La grandeur se trouvait au bout du chemin. Il lui en coûterait peut-être des années pour le remonter. » (15).
    18 ans plus tard, le voilà aide-shériff en matant les loubards (71). A cette époque, il a accroché au mur les décorations reçues pour services rendus à la collectivité. Il y avait des photos le montrant en compagnie des membres du Rotary-Club, du Lyon’s locaux. Maire adjoint, puis maire « d’un trou à rats. » (72). Il a recruté Sonny Elliman, le chef d’une bande, arrêté pour détention de drogue, pour en faire, avec ses motards, un garde du corps. « Lui et Sonny étaient très copains, mais cela ne pouvait pas alimenter les ragots, car Greg, comme responsable de la réinsertion des toxicomanes, rencontrait souvent des loubards. » (170). Il a eu en effet l’idée de mettre les jeunes au travail, au service de la ville, au lieu de les arrêter. Cette « bonne idée » a beaucoup fait pour sa réputation. Il se présente comme candidat indépendant à la Chambre des Représentants dans le troisième district du New-Hampshire.

Leurs idées.
Walt Hazlett.
    Sa femme le trouve beaucoup changé: « Il n’avait plus rien à voir avec le gentil garçon qui l’avait demandée en mariage. Elle ne voyait plus en lui qu’un type bardé de certitudes, persuadé que l’humanité entière se soumettait à cette règle du jeu: mettre au point une bonne petite combine juteuse et l’exploiter jusqu’à la corde ». (155).
    Il n’a absolument rien contre les gens qui gagnent de l’argent, même s’ils sont combinards: un homme qui est susceptible de faire de l’argent en exploitant par exemple un don hypothétique (« Ils se sont arrangés pour rendre l’histoire crédible. »), en abusant des crédules, a droit à toute sa considération. « S’il peut s’en sortir comme cela, tant mieux. » (155).
    Sa vie est toute entière polarisée par son arrivisme. Il ne fait plus les choses par plaisir, mais par calcul: il assiste aux réceptions obligées, par exemple celle « donnée en l’honneur de Harrisson Fisher, membre du Congrès, d’âge canonique, assuré du renouvellement de son mandat lors des prochaines élections. Il était « politique » d’assister à cette sauterie. « Politique » un mot qui revenait souvent dans la bouche de Walt. » (153).
Gregory Stillson.
    La seule chose qui compte pour lui, c’est de se faire reconnaître en flattant les petits: « Si ceux qui possèdent tout ne paient pas, ceux qui n’ont presque rien le feront. » (293). Il se veut populaire et vise les masses: d’ailleurs, peut-il viser plus haut? Il sera le candidat de la foule.
    Il a su se faire remarquer dans un créneau porteur, l’insertion des jeunes drogués. « Tu sais à quoi j’ai pensé pour eux: leur permettre de se réhabiliter en travaillant pour le compte de la communauté, ce qui est mieux que de les mettre en prison. Et ça marche comme sur des roulettes. » (2). Pour sa réputation chez les bien-pensants?
    En fait, il se moque complètement de cette réhabilitation: ne se sert-il pas lui-même d’une bande de délinquants, toute à sa dévotion, capable d’utiliser les pires moyens, et qu’il protège? Certes, ce ne sont pas des drogués. Ou alors des drogués de la violence, qui est moins visible quand elle est canalisée dans des services d’ordre…
    Il ne répugne à aucun moyen, même physique: il terrorise un pauvre gosse, lui met le feu à la chemise, lui raye la poitrine avec le goulot ébréché d’une bouteille, le gifle. Mais le résultat est là: le pauvre gosse est le fils d’un personnage politique important. Et à partir de ce moment, il se tient coi. Le père étonné et reconnaissant remercie Stillson: « Vous savez vous y prendre avec les gosses. Ils ont l’air de filer doux avec vous – Greg répondit qu’il était inutile de s’étendre sur ce sujet. » (152).
    Mais en fait, aucune morale, aucun projet sérieux. Pour les gens informés, « sa campagne électorale était un catalogue de conneries. » (248).De plus, « tout le monde (…) savait que Stillson faisait des affaires douteuses, qui tôt ou tard le conduiraient en prison. » (248).

Leurs appuis.

Walt Hazlett.
    Il invite à dîner aussi bien les responsables politiques républicains que ceux de son cabinet d’avocats, de même, on l’a vu, qu’il se rend à leurs invitations. Il essaie de se faire bien voir des membres de son parti en s’occupant occasionnellement de leurs affaires lors de ses voyages professionnels à New-York (161).
    Mais il est sans illusions sur ses protecteurs républicains (161). Fisher, un responsable, est devenu « millionnaire en passant quinze ans vautré dans la Chambre des Représentants. » (154). Cependant il est servile à leur égard: « Ce matin, il allait téléphoner à ce vieux porc d’Harrison Fisher. Ce Fisher avec lequel il avait ri aux éclats lorsqu’il avait été question d’un rival politique -assez idiot pour se présenter au Congrès en tant que candidat indépendant. » (155).
Gregory Stillson.
    Il s’occupe du peuple, mais il n’est pas appuyé par un parti: difficile de trouver des fonds pour une campagne électorale.
    Il reste d’autres moyens: la peur. Son homme de main, Elliman, menace un banquier de révéler des opérations financières douteuses: « A cette affaire du Capitol Mall, par exemple. Hein! Malversations, faillite et tout le merdier? (…) Comment avaient-ils su? Comment Gregg Stillson savait-il? » (246).
    Ou pire encore: « Vous devez savoir combien il serait facile d’enlever votre fils sur le chemin de l’école » c 247).
    Pas besoin d’appuis chaleureux : la soumission, la complicité, ou au moins, la neutralité suffisent.

Leur financement.
Walt Hazlett.
    Il a évidemment l’appui financier de son parti. « Les hommes d’affaires ne financent pas une campagne électorale par simple bonté d’âme, mais parce que celui qui pense l’emporter leur est redevable de quelque chose (…). Ils soutiendront le candidat qui a une chance de gagner. C’est le maître-mot, gagner. » (171).
Gregory Stillson.
    Pour avoir les fonds nécessaires à sa campagne, il fait chanter un banquier, président du Lyon’s Club (169), connu partout comme un chic type (174), qui a sur son bureau les photos de sa femme et de son enfant, mais aussi sous les yeux les clichés plus que compromettants de ses ébats avec une serveuse (172). Et Stillson, en face de lui: « Je ne vous demande pas de me trouver beaucoup d’argent. Juste un broc, pour amorcer la pompe. Quand tout sera en ordre, l’argent rentrera. Vous connaissez les gens qui en possèdent. Vous déjeunez avec eux (…), vous jouez au poker avec eux… » (173).

Leur campagne et le résultat.
Walt Hazlett.
    Pas grand chose à dire de sa campagne, organisée par son parti rodé à cette besogne devenue professionnelle: « Sa tournée électorale avait été un succès et il était intarissable sur la question. » (299).
Gregory Stillson.
    Sa campagne est inhabituelle. Ses rivaux dénoncent en lui « un cynique guignol qui considère les élections comme une farce de carnaval », « un plaisantin qui perturbe le jeu démocratique. » (259). »Il mène son affaire comme un charlatan, et tôt ou tard… » ( 247).
    Les partisans de l’intéressé sont d’un autre avis: « une élection, c’est l’affaire de tous les Américains…Tout le monde a sa chance. » (247).
    Il fait campagne coiffé d’un casque de travailleur, avec « un programme qui préconise l’envoi des déchets dans l’espace » sur d’autres planètes (285). Ses réunions politiques « ressemblaient surtout à des concerts rock, la foule manipulée, les gardes du corps. » (297). « Et maintenant l’emploi de gros bras! Personne ne pouvait réussir de cette manière-là, surtout pas dans la Nouvelle-Angleterre. » (248).

2. LA CAMPAGNE ÉLECTORALE.

Les candidats à la présidence.
    Dans les petites villes du New-Hampshire, « tous les candidats à la présidence s’agitaient: c’était l’occasion unique de rencontrer ceux qui menaient le pays, sans cette cohue des services de sécurité qui les entoureraient plus tard. » (250). Bref intermède : quand les élections seraient terminées dans l’État, « les candidats partiraient pour la Floride sans jeter un coup d’œil en arrière. » (250).
    Aux États-Unis, un président croit que s’il a l’occasion de serrer la main et de regarder dans les yeux chaque Américain, il bénéficiera d’un bon score électoral. « Il serra la main de Morris Adall, Henry Jackson. Fred Harris lui administra une tape dans le dos. Ronald Reagan lui donna une rapide et adroite double poignée de mains en lui disant : »Descendez dans l’arène et aidez-nous » ». « Il avait aussi bavardé avec Sarge Shriver (…) pendant un quart d’heure (…) Shriver avait paru inhabituellement heureux d’être reconnu. » (250).
    Même Jimmy Carter, futur président: « debout, près d’une porte, se tenait Jimmy Carter, serrant les mains des hommes et des femmes qui partaient au travail (…) Carter avait un mot pour chacun, et son sourire ne manquait pas de charme. » (251).
    Les promesses ne coûtent rien. A un homme lui disant: « Je voterai pour celui qui supprimera les taxes. Ces maudites taxes me tuent, je ne plaisante pas », Carter répond : « Nous verrons ce que nous pourrons faire. » (…). « Les taxes seront une priorité quand je serai à la Maison Blanche », ajouta-t-il avec une confiance dans l’avenir qui frappa Johnny. » (251). Avant tout, séduire un électorat qui a, depuis longtemps, perdu ses illusions.
    Les temps sont difficiles. Nixon, viré? « C’est tout comme (…). Il a démissionné avant qu’on le foute à la porte. Une procédure d' »empêchement » était engagée contre lui. » (109). Agnew?: « Il a démissionné aussi (…). Une sale combine » (110). Carter? « Apparemment, nous sommes prêts à élire un casse-noisettes de Georgie, débile léger, président des États-Unis » (260).

Les candidats à la chambre des représentants de l’État
du New-Hampshire, 3ème district.
Le candidat démocrate: David Bowes.
    Ce que voient les électeurs: « Sur l’écran, un beau jeune homme en chemise blanche à col ouvert s’adressait à une petite foule du haut d’une estrade, dans le parking pavoisé d’un supermarché. Il haranguait une foule plutôt indifférente. » (256).
    Sa campagne, vue par un homme d’affaires réaliste: « Les gens du troisième district sont pour la plupart des cols bleus et des commerçants. Ils voient en David Bowes un jeune homme aux dents longues qui essaie de se faire élire sur la base de quelques discours habiles. (…) Ils sont censés penser que c’est un homme du peuple parce qu’il porte des blue-jeans. » (260). Il n’a de toute façon aucune chance, car il n’y a jamais eu de candidat démocrate élu dans ce district.
Le candidat républicain: Harrison Fisher.
    « Sur l’écran apparut un homme de soixante-cinq ans. Il prenait la parole lors d’un dîner de bienfaisance. La réunion avait un côté confortable, correct et légèrement constipé, propre aux hommes d’affaires qui font partie du parti républicain. » (256). « Les électeurs (…) l’ont régulièrement désigné tous les ans depuis 1960. C’est une personnalité importante qui siège dans cinq comités et assure bon nombre de présidences. » (257).
    Pour l’homme d’affaires réaliste: « Prenez Fisher. J’ai organisé des souscriptions pour lui et les autres candidats républicains dans cette partie du New-Hampshire. Il est resté en poste si longtemps qu’il s’imagine que le Dôme du Capitole s’écroulerait s’il n’était pas réélu. Il n’a jamais eu un seule idée originale de toute sa vie. Aucune tache sur son nom parce qu’il est trop bête pour être malhonnête. Toutefois, il sera peut-être éclaboussé par cette histoire de scandale immobilier. Ses discours sont aussi passionnants qu’un catalogue de grossiste en plomberie. L’idée que Harrison Fisher puisse faire quelque chose pour ses électeurs est tout simplement ridicule. Tout le monde le sait. » (261).
Le candidat indépendant: Gregory Stillson.
Sa campagne est hors norme, tout à fait inhabituelle. Elle sera analysée en détail dans la 3ème partie.
    L’avis du réaliste: « C’est un clown, et après? Peut-être les gens attendent-ils cela? Ils ont envie de se détendre de temps en temps. On ne parle que du pétrole, de l’inflation galopante2; les impôts n’ont jamais été aussi lourds. (…) Alors les gens veulent rire. Mieux, ils veulent faire un pied de nez à cette élite politique qui semble incapable de résoudre quoi que ce soit. » (260). « Je suis moi-même un républicain convaincu, et je dois admettre que ce Stillson ne m’est pas antipathique. » (259).
    Et c’est Stillson qui sera élu.

3. UN CANDIDAT ATYPIQUE.

Son passé.
    Son père « peu recommandable » a fait vivre son garçon dans « un climat hostile », jusqu’à sa mort quand l’enfant a dix ans. Sa mère lui a tout passé: il commença après le collège « une série de coups durs, école buissonnière, bagarres, vols ». Il avait de la chance, la langue bien pendue et une volonté de battant. » (290).
    Il bricole. A dix-neuf ans, il est « faiseur de pluie. »: il promet à des paysans crédules de faire tomber la pluie contre rétribution (292). Il monte une entreprise de peinture qui fait faillite. Il vend des bibles (293), est courtier d’assurances avec des résultats médiocres. Il n’y pas de femmes dans sa vie (294). Sa compagnie d’assurances l’envoie à Ridgeway en 1965: il fréquente la Chambre de Commerce et le Rotary-Club, s’occupe à la municipalité de diverses tâches. Il met au travail des drogués, réorganise la bibliothèque (294). Il écrit des lettres au New York Times pour la guerre au Vietnam, la peine de mort, contre la drogue. Il ouvre son propre cabinet d’assurances en 1970, qui est une réussite (295).
    Il finance et construit un Centre Commercial à Capital City, siège du district dont il veut être maintenant le Représentant. Il se présente à la mairie de Ridgeway en 1973 comme candidat indépendant. Il inaugure à cette occasion son casque, a pour slogan: « Construisons un meilleur Ridgeway ». Il est élu triomphalement.
    Les plus lucides le voient tel qu’il est: « Ses promesses électorales n’étaient que d’aimables plaisanteries. Son passé était douteux, son éducation aussi. Il avait arrêté ses études à douze ans, et jusqu’en 1965 il avait été une sorte de vagabond (…). Il n’était pas marié et sa vie privée était des plus fantaisistes. » (96). Mais « sa personnalité pourtant trouble n’avait suscité qu’un amusement admiratif et n’avait agacé personne. » (296).
Des résultats.
    Comme maire, « sa performance dépasse largement ce que sa campagne laissait espérer. C’était un homme rusé et prudent, avec un sens frustre mais aigu de la politique » (297). Il termine son mandat avec un excédent fiscal pour la première fois en dix ans. Il était fier de son organisation du parking et de ce qu’il appelait son opération « Hippies au travail ».Une fabrique s’est installée et le chômage local est devenu minime malgré la période de récession.
    Mais – et c’est moins visible – les fonds de la bibliothèque ont été réduits du tiers la première année, de presque la moitié la seconde année. « Dans le même temps, le budget de la police municipale avait augmenté de quarante pour cent. » (297): trois nouveaux véhicules blindés ont été commandés, des équipements anti-émeute. L’achat d’une arme personnelle par les policiers est subventionnée à 50 % par la municipalité. Un club de jeunes est fermé, une sorte de couvre-feu instauré pour les moins de seize ans, les fonds de protection sociale diminués de 35 %..
.La préparation de ses meetings.
    Dans un jardin public, à midi, pour une réunion qui a lieu à trois heures, « il y avait déjà beaucoup de monde occupé à étendre des couvertures et à étaler les provisions des pique-niques. » (267). « La moyenne d’âge des spectateurs tournait autour de la vingtaine (entre quinze et vingt-cinq ans); ils s’amusaient. (…). Les hommes buvaient de la bière. « (268).
    Pendant ce temps, des hommes s’affairent sur une estrade: certains décorent les montants avec des drapeaux, accrochant du papier crépon aux couleurs vives. D’autres installent la sonorisation: « Ce n’était pas de la camelote. Les haut-parleurs (…) étaient placés de manière à couvrir avec le maximum d’efficacité le jardin public. (.) La similitude avec un concert rock était de plus en plus forte ». (268)
    On fait des essais, on remue du matériel de sonorisation. « On plaçait les haut-parleurs avec moult précautions. (…). On ne se contentait pas de les fixer au petit bonheur. Stillson était un écologiste notoire, et on avait recommandé à son équipe de ne pas abîmer les arbres du parc. L’opération donnait le sentiment d’avoir été pensée dans ses moindres détails. » 3 (268).
Son service d’ordre.
    Il utilise pour sa protection et son service d’ordre un groupe de motards. Un gang? « Ce sont des minables. Parmi eux, certains ont formé une bande il y a quatre ou cinq ans, d’autres faisaient partie d’un club de motos, le Devil’s Dozen, qui se saborda en 1972. Le garde du corps de Stillson est un nommé Sonny Elliman. (…). Il a été arrêté plusieurs fois, mais on n’a jamais pu rassembler suffisamment de preuves contre lui. » (280).
    Ils ne sont pas armés, n’ont pas de matraques, mais « des battes de base-ball, des clubs de golf, des queues de billard ; la loi n’interdit pas qu’on se trimballe avec. » (279). Les motards arrivent, « simplement vêtus, en jeans pour la plupart et chemises blanches ». « Les motards semblaient sortir d’un film où tout le monde a décidé d’être beau et gentil. Leurs jeans impeccables étaient rentrés dans des bottes à bouts carrés ». « L’expression commune reflétait la bonne humeur, la disponibilité à l’égard de tous. Pourtant, sous le masque, pointait le mépris pour ces ouvriers d’usine, ces étudiants (…),ces manoeuvres de manufactures accourus pour les applaudir. Tous arboraient des badges. (…) Et dépassant de toutes les poches, un manche de queue de billard sciée. » (270).
« Chemises brunes, pensa Johnny en s’asseyant. Le retour des chemises brunes.. » (270).
    D’autant plus vraisemblable que « des choses désagréables ont l’air de survenir aux gens que Greg Stillson n’aime pas. » (281). Il y a des incidents lors des réunions électorales de Stillson. « A Ridgeway, une jeune femme enceinte a été rouée de coups. Elle a fait une fausse couche. (…). Personne n’a voulu parler. » (280). Une jeune fille de dix-huit ans a eu le bras cassé. Sa mère jura qu’un de ces motards l’avait fait tomber de l’estrade alors qu’elle essayait d’y grimper pour obtenir une signature du grand homme. Résultat: « un entrefilet dans un journal local. Et le tout fut vite oublié. » (296).
Le candidat.
L’arrivée.
    Du grand spectacle. Précédé de majorettes et d’une fanfare, il arrive sur un camion, bronzé, souriant. Il en saute en souplesse et entame son bain de foule, entouré de ses motards vigilants, « sur le qui-vive », empêchant les gens déchaînés, qui l’appellent par son prénom, de le serrer de trop près, éliminant les intrus: « Il y eut un cri d’épouvante. Ce fut tout. » c 272).
Sur l’estrade.
Stillson a étudié son apparence. Il porte des jeans et une vieille chemise militaire, avec brodé sur une poche le slogan « Donnez une chance à la paix » (257). Il porte nonchalamment un casque d’ouvrier de chantier avec un autocollant représentant le drapeau vert des écologistes américains. Ce casque, il le met parce que s’il est Représentant à Washington, il « leur rentrera dedans, comme ça » (…) et il se mit à charger l’estrade comme un taureau tout en poussant des cris aigus. » (258).
    « Prédicateur fanatique », il expose son programme: « premièrement, foutre les bons à rien à la porte. » (257) et ainsi de suite, jusqu’à balancer « la pollution dans l’espace. Dans de grands sacs en plastique » qu’on enverra sur d’autres planètes. « Nous aurons un air pur, une eau pure et tout cela dans les six mois. » (258).
    Et pour finir, il jette des poignées de saucisses à la foule en proclamant: « Et quand vous m’aurez envoyé à la Chambre des représentants, vous pourrez dire que les choses changent enfin. » (259).
    Suivant les phases du discours, la foule délire, est « au paroxysme de la joie » ou applaudit à tout rompre (258).
Son électorat et ses chances de succès.
    Il est l’idole des masses populaires et en sera l’élu. « Il émane de sa personne un puissant magnétisme. Si du haut de son podium il me désignait à la foule en leur disant qui je suis, je crois qu’ils me lyncheraient dans la seconde. » (281), affirme un agent de la sécurité. « Des types comme Stillson n’ont pas de bases politiques, mais bénéficient des coalitions ponctuelles qui ne durent qu’un temps avant de se défaire. Avez-vous observé la foule aujourd’hui? Des étudiants et des ouvriers acclamant le même personnage. Ce ne sont pas des politiciens, plutôt des pêcheurs à la ligne repentis. Il fera son temps à la Chambre et on n’en parlera plus. » (282).
    Mais après son élection, « la plupart des gens sont agréablement surpris par l’action de Stillson. Mon père prétend qu’après dix mois de travail, Stillson a droit à toute sa considération, et il estime s’être trompé en ne voyant en lui que l’idiot du village. » (323).
    C’est ainsi que Greg Stillson se prépare à la présidence4.

En guise de conclusion …

    Les descriptions que fait King de cette campagne électorale suscitent d’amères réflexions.
    1. La pauvreté de l’idéologie électorale est navrante. Telle que King la décrit avec férocité, c’est le néant. Il n’y a que des comportements intéressés luttant contre d’autres comportements intéressés.
    2. Les campagnes électorales sont des rituels où il s’agit avant tout de recueillir personnellement des voix: pour soi, pour le parti, mais il n’y a nulle part d’idéologie ou de grande cause mobilisatrice.
    3. Stillson était somme toute d’avant-garde: ce qui choquait King (l’abandon du culturel, des programmes sociaux, la mise au pas des jeunes) se trouve, lentement, mais sûrement, réalisé dans les démocraties dites avancées. Derrière les coupes sombres des budgets, il y a de plus en plus nettement, depuis quelques années, l’abandon à leur sort des plus défavorisés ou démunis. Au privilège des classes moyennes ou supérieures qui détiennent les leviers économiques ou politiques. Les féodalités et les privilèges…
    4. Dans une interview donnée à Lou Van Hille lors d’un séjour dans le Maine5, l’ancien professeur de King à l’UMO, Burton Hatlen a pu dire: »Je pense qu’il y a un gros problème avec THE DEAD ZONE. Steve ne comprend pas tout à fait le système politique et sa tentative pour présenter une carrière politique aux États-Unis ne me semble pas du tout convaincante ». C’est vrai qu’on voit mal l’ensemble des hommes politiques américains ressemblant à Greg Stillson, de même que, chez nous, ils ne peuvent pas tous ressembler à ce chanteur, hommes d’affaires, s’occupant de foot-ball, devenu ministre après avoir été électoralement pébliscité et finissant en prison… Mais des cas particuliers existent, et il y aurait un roman à écrire aussi sur ce gouverneur élu aux élections législatives de novembre 1998, dont le quotidien Le Monde 6 nous raconte le parcours: « Il est costaud, il a le crâne rasé, il enfonce les portes ouvertes d’une démagogie populiste, il s’est présenté contre les deux principaux partis américains, et personne ne donnait la moindre chance à ce candidat fantaisiste. Il vient pourtant d’être élu gouverneur du Minnesota, un Etat de 4,6 millions d’habitants, la patrie du ruban adhésif.
    L’homme qui, hier, se faisait appeler Jesse « The Body » (le corps) Ventura, est devenu Jess « The Mind » (le cerveau). Il s’est fait filmer dans un spot télévisé tous muscles dehors prenant la pose de Rodin.
    A un moment où les Américains ne font pas confiance aux politiciens, où Bill Clinton a donné de la vérité une image plutôt tordue, un homme qui a eu le courage de dire « je ne sais pas » a été accueilli comme une bouffée d’air frais. de nombreux jeunes qui n’avaient jamais voté se sont rendus aux urnes, lui donnant 37% des voix contre 34% à son rival républicain et 28% au fils d’un ancien vice-président démocrate.
    Sa vie se raconte comme une bande dessinée. Adolescent, il s’engage dans les commandos de marine, passe en coup de vent dans une petite université, devient videur dans une boîte de nuit, puis catcheur professionnel. Nous sommes en 1975, il a vingt-quatre ans, est membre d’un club de motards. Sa carrière sur les rings est un succès puisqu’il devient cjhampion du monde toutes catégories; c’est aussi un fantaisiste qui part au combat le boa de sa femme au cou. Puis il se range, fait du cinéma avec Arnold Schartzegener, ainsi que dans les « X-Files, devient animateur de radio.
    Ecœuré par la politique locale, il se présente en 1990 à la mairie de Brooklyn Park au nom du Reform Party, et gagne. Les gens aiment ses formules à l’emporte-pièce: « Mes adversaires auraient mouillé leur froc s’ils étaient passés par où je suis passé », lance-t-il. « Ils sont barbants ». « Il sait leur botter le cul », proclament ses partisans.
    Une fois élu, Jesse s’est écrié: « C’est fantastique, on a remué le monde entier. Personne ne nous donnait une chance, et nos avons gagné. C’est ça, le rêve américain. » Son programme est simple: moins d’impôts, moins de gouvernement, avortement libre, et pourquoi pas la réouverture des bordels, comme à Amsterdam. « Les électeurs, dit-il, ont compris qu’ils ne trouveraient pas les gens honnêtes qu’ils cherchent par mi les politiciens de Washington ou chez eux. »
    Maintenant, Jesse « le gouverneur » va s’installer dans un beau bureau et va devoir gouverner, sans expérience et sans un élu de son parti au congrès local. Mais Bill Clinton n’aura pas attendu vingt-quatre heures pour faire du chareme à ce nouveau venu: « Je pense que maintenant beaucoup d’hommes politiques vont se mettre au body building. »

Selon la formule consacrée, aucune ressemblance… etc.

Armentières, novembre 1996/revu novembre 1998.


1 Cette étude a été réalisée à partir de Dead Zone (1979). La pagination ( ) est celle de l’édition française, L’Accident, Lattès éditeur, 1983.

2 Rappelons que le récit se passe en 1976, quand l’inflation était à deux chiffres.

3 King se méfie beaucoup de ce qui est trop bien organisé. Voir notamment dans The Stand (Le Fléau) la description de la société de Flagg et sa sortie contre les techniciens.

4 Ont été volontairement laissés de côté les derniers chapitres du roman (du chapitre 25 à la fin), moins convaincants, qui montrent l’ascension politique de Stillson vers la présidence.

5 Interview de Lou Van Hille publiée dans Steve’s Rag , novembre 1996, p. 24.

6 Sous le titre: Le nouveau gouverneur du Minnesota quitte le ring, daté du 6/11/98 et signé du correspondant particulier à Washington P. de B. Avec nos remerciements au Monde.


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