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Steve’s Rag 22 – Interview avec Roland Ernould

Interview avec Roland Ernould

 


 

Lou Van Hille : Mon cher Roland, cela fait maintenant plusieurs années que nous avons le plaisir de lire vos études sur Stephen King dans les pages de notre magazine. A l’occasion de la publication de votre ouvrage « Stephen King et le sexe », nous aimerions découvrir un peu, non pas le fruit de vos travaux, mais plutôt la source créatrice, les motivations et l’auteur. Nous vous remercions de bien avoir accepté de répondre à cette petite interview. Je commencerai par ce qui me semble être la question la plus importante : Pourquoi Stephen King ? La plupart des enseignants universitaires considèrent King comme un auteur de littérature au rabais, tout juste bonne à être vendue pour un public de masse… Certains qualifient les ouvrages de King de « livres de plage ». Alors, pourquoi ce choix ? Pourquoi cette passion pour les œuvres de King ?

Roland Ernould :   Cette « passion » ne m’est pas venue tout de suite. Le premier roman de King que j’ai lu, Simetierre, à sa parution en France, m’avait diverti, sans plus. J’ai lu ensuite Ça, qui m’a franchement rebuté par sa longueur : je n’arrivais pas à pénétrer dans cet univers particulier, je ne crois pas avoir terminé le livre. J’ai lu un King de temps à autre, un peu dérouté par les changements de sujet et de ton. Bref, ce n’était pas le grand amour.


        Quand j’ai pris ma retraite, je me suis trouvé sans projet à long terme. La spécialité que j’avais enseignée pendant vingt ans, la psycho-pédagogie dans ce qui est devenu un Institut Universitaire de Formation de Maîtres, ne se prêtait pas à un travail tel que je l’envisageais, je me souhaitais davantage de divertissement. J’ai alors repensé à King. J’avais dirigé des mémoires d’étudiants qui portaient sur divers sujets touchant l’enseignement, dont la lecture, et le sujet des lectures des élèves était fréquemment repris sous forme d’enquête. Le nom le plus cité était celui de Stephen King, dont les professeurs ne parlaient pas, puisque, s’ils avaient lu occasionnellement un roman, ils ne connaissaient rien de l’auteur, et qu’aucune documentation n’était disponible. Pourquoi ne pas m’atteler à un travail de longue haleine sur Stephen King, dans un domaine où il y avait beaucoup à défricher? Je me suis mis à le lire méthodiquement, dans l’ordre de parution. Je m’étais également procuré le livre de George Beahm, The Stephen King Story (une mine d’informations, jamais traduit en français malheureusement) et j’ai cherché des pistes de réflexion. Il n’existait rien en français sur King et le sujet était porteur. Le projet pouvait m’occuper plusieurs années, j’avais du temps devant moi. Je me suis rapproché du Stephen’s Club de Lille et j’ai commencé à écrire pour le Rag. Mes premiers articles sont consacrés soit aux romans de jeunesse, soit aux parutions récentes. Ma formation m’a porté d’emblée à écrire des analyses à caractère psychologique et sociologique plutôt que littéraire.


C’est peu à peu que ce qui était un divertissement s’est transformé en projet plus vaste. En conclusion, un mariage de raison plutôt qu’un mariage d’amour. L’amour n’est venu qu’ensuite, quand j’ai commencé à mieux connaître King.

Lou Van Hille : Les thèmes récurrents dans les ouvrages de Stephen King sont très nombreux et sont une source d’étude intarissable. On pourrait citer, par exemple, le mal, le double, le temps, les couleurs, l’alcoolisme et j’en passe… Vous avez vous-même écrit de nombreuses études sur les thèmes principaux que l’on retrouve dans les livres de King. Pourquoi avoir choisi précisément « King et le sexe » comme thème pour votre ouvrage et comment situez-vous ce thème au sein de l’œuvre de King ?

Roland Ernould :  L’essai King et le sexe est né dans des circonstances particulières. J’avais écrit un premier essai, qui n’avait pas trouvé d’éditeur après un an de recherches. Je venais de terminer une longue étude sur King et le trivial, paru dans un hors-série de Steve’s Rag, et j’y annonçais dans une note une seconde étude portant sur King et le sexe. Je prévoyais un travail de l’ordre d’une quarantaine de pages dactylographiées. J’avais en effet rassemblé, en même temps que je travaillais sur le trivial, des notes sur ce sujet qui présente des recoupements avec le précédent. Je pensais alors à un second essai, dont le titre me paraissait plus « porteur » pour les éditeurs que les mythes, King et le surnaturel. À cette époque, c’était « l’année du sexe » aux USA, où on ne parlait que des aventures de Bill Clinton et de Monica, ou du viagra. En manière de plaisanterie, mon fils, qui s’était bien amusé en lisant King et le trivial, me dit : « Pourquoi ne fais-tu pas un bouquin sur le sexe? Tu trouveras preneur. » À première vue, cela ne me paraissait pas pouvoir faire la matière d’un livre. Je m’y suis mis en me disant que cela me servirait pour le Rag. Et peu à peu je me suis rendu compte que le sujet prenait une ampleur considérable. Le livre naissait.


    J’ai insisté sur le rigorisme méthodiste qui imprègne l’oeuvre de King. King parle du sexe, comme tous les auteurs, mais avec modération, bien moins que la plupart de ses collègues. Il m’a toujours paru inhibé par le sujet. Le trivial l’excite, mais le sexe lui fait plutôt peur. Je pense que King vit avant tout sa vie comme un écrivain qui ne pense à rien d’autre. Dans cette perspective, le sexe est pour lui une perturbation, aussi bien pour sa stabilité mentale que par le désordre qu’il pourrait entraîner dans sa vie conjugale. Tabitha, en bonne catholique qui pardonne la faiblesse de la chair, est beaucoup plus explicite sur le sujet qu’un King qui prend souvent ses distances en bon puritain.

Lou Van Hille : Je suppose qu’un thème aussi vaste demande une somme de travail colossale… Relecture de tous les ouvrages, prises de notes, synthèse etc. Pourriez-vous nous livrer quelques secrets de votre méthode de travail?

Roland Ernould :  Effectivement un tel travail demande de la méthode. À ma deuxième relecture de l’œuvre de King (toujours dans l’ordre de rédaction des œuvres), j’ai mis en place un fichier où je repère sous diverses rubriques ce qui pourrait m’intéresser ultérieurement. À chaque relecture, je le complète suivant mes nouvelles perspectives. Quand je veux faire une recherche, il me suffit de consulter la thématique de mon fichier pour retrouver l’essentiel. Par exemple, pour un article comme King et le base-ball, à propos de La petite fille qui aimait Tom Gordon, il ne me faut que quelques heures pour retrouver les passages où King en parle. Pour un essai, je peux reprendre les passages qui m’intéressent, et les regrouper, selon mes hypothèses de travail, en chapitres provisoires, que je transformerai avec l’avancement du travail. Ce n’est qu’après avoir réfléchi sur ces données que je peux confirmer – ou infirmer – mes hypothèses de recherche. Il y a donc plusieurs temps dans la rédaction d’un livre comme King et le sexe : la recherche dans les fiches, les hypothèses de travail, la relecture systématique de toute l’œuvre pour vérifier si rien n’a été oublié, et enfin le regroupement en chapitres, la synthèse et la rédaction.


    La partie la plus ingrate est de reprendre tous les passages sélectionnés à l’ordinateur. Cela en fait des heures de frappe ! Et je suis loin par exemple d’avoir épuisé toutes mes notes concernant King et le sexe. Il faut faire un choix de pertinence, et supprimer les redites.

Lou Van Hille : Quel sera le thème de votre prochain ouvrage et quand pouvons-nous espérer le lire ?

Roland Ernould :   Je travaille actuellement sur King et le surnaturel, dont j’ai rédigé plus de 110.000 mots (à peu près 300 pages). L’importance du volume terminé sera équivalente à celle de King et le sexe. Le sujet sera sans doute plus ingrat pour certains lecteurs que le précédent ! Mais personnellement, il m’intéresse beaucoup plus. Il me donne notamment l’occasion de multiples lectures sur un sujet vaste, qui touche aussi bien le rationnel que l’irrationnel, les vérités scientifiques établies que les croyances. En une époque où l’affectivité prend le pas sur la raison, le sujet permettra, outre ce qu’il apportera sur King, de préciser son propre référentiel dans ce domaine.


    Le livre est retenu et promis à l’éditeur pour octobre. Encore faut-il qu’à ce moment-là il lui plaise! Puis il faut plusieurs mois pour les corrections et l’impression. L’éditeur cherche ensuite le « créneau » d’édition le plus approprié pour la vente. Ainsi King et le sexe devait sortir en octobre 1999, et le livre était prêt. Mais la publication de plusieurs ouvrages sur King a fait reculer la date jusqu’en janvier 2000. J’espère que King et le surnaturel sera édité début 2001. Personnellement, j’aurais préféré que King et les mythes soit le premier édité. King et le sexe m’a donné une réputation sulfureuse! L’édition locale du quotidien La Voix du Nord n’a pas fait mention du livre, en dépit de plusieurs relances. Le sexe s’étale partout, à la télévision, dans les rues, mais en province, on n’en parle toujours pas… Le sujet y est resté incroyablement tabou.

Lou Van Hille : J’ai pu remarquer que vous travaillez principalement sur les traductions françaises des ouvrages de King. N’avez-vous pas peur de trahir un peu King ? Par exemple, dans  » Stephen King et le sexe « , vous citez aux pages 256 & 257 :  » (…) Il va de soi que l’homosexualité ne se résume pas à l’anal mais le King inexpérimenté de ces années semble l’y réduire. Non seulement il y a quantité d’interjections familières s’y rapportant ( » Vas-y, Charlie, encule-les tous !  » ;  » Va te faire enculer ! « ,  » j’en ai plein le cul !  » (…) « . Ces expressions ne se retrouvent pas dans le texte américain et certains termes, comme  » fuck  » en anglais, ne se limitent pas à une seule traduction, comme le verbe  » enculer  » dans le cas présent, mais veut dire tout un tas de choses. Ainsi, certaines parties de votre étude sont tout à fait cohérentes mais uniquement en ce qui concerne la traduction. Dans le cas présent, nous perdons ainsi toute connotation anale dans le texte original. Ne pensez-vous pas que le fait de travailler uniquement sur un texte traduit est réducteur ?

Roland Ernould : À vrai dire, j’ai souvent l’impression de courir le risque de trahir mon auteur! Si le travail que je fais avait un caractère universitaire, il ne me serait pas possible de procéder ainsi. Peu de lecteurs français de King ont à leur disposition les livres de King en édition originale, et si je veux citer le texte anglais dans des notes, ils seraient rebutés par leur quantité fastidieuse. J’augmenterais les dimensions du livre (plus le livre est long, plus il coûte cher, plus il se vend mal). Moi-même, qui ne suis pas angliciste, je possède suffisamment d’anglais pour traduire, mais sans subtilité. J’ai surtout une mauvaise connaissance de la langue parlée et de l’argot, dont les œuvres de King sont truffées. Je ne serais donc pas plus avancé. J’avais commencé un tel travail de report à l’original, mais cela me prend un temps énorme. Cela revient en gros à retraduire TOUT King! Ce travail de report au texte n’est concevable que pour qui étudie universitairement une ou deux œuvres, pas l’ensemble, gigantesque, de la production de King. J’en suis à ma cinquième relecture des œuvres de King, pour mon prochain livre, et cela me prend à chaque fois six mois. Alors, traduire…


    Et, autre problème : comment faire avec mes lecteurs français qui ne peuvent se rapporter qu’aux traductions? Pourquoi auraient-ils davantage confiance dans la mienne? Ils peuvent aussi penser que ma traduction va dans le sens de ma thèse. C’est un problème insoluble pour qui fait des synthèses. Après avoir traduit La Bible à partir de la vulgate latine, on a traduit à partir du grec, puis maintenant de l’hébreu, et les commentateurs s’épuisent à des querelles sans fins sur des problèmes de traduction d’un vieil hébreu au sens incertain. S’il en est ainsi pour le livre sacré des judéo-chrétiens, sur lequel les exégètes travaillent depuis des siècles, alors que des hommes se sont persécutés durablement sur le sujet, il faut bien admettre que chaque peuple est enfermé dans sa langue. La tour de Babel… Faut-il rester ainsi prisonnier ?


    Bien sûr que le travail sur des traductions est terriblement réducteur. J’en ai bien conscience, et des universitaires qui ont lu mon livre me l’ont aussi reproché. Du moins cet essai, s’il n’a qu’une valeur approximative sur le plan méthodologique, pourra inspirer de jeunes chercheurs, qui pourront partir d’hypothèses de travail et ne pas reprendre tout à zéro.

Lou Van Hille : Pour continuer dans le domaine de la traduction, William Olivier Desmond, traducteur de nombreux ouvrages de King, m’a un jour dit que le texte de King n’était pas si littéraire que cela et que son rôle de traducteur était de réadapter les ouvrages de King pour le public français qui, selon lui, a besoin d’un contenu culturel et littéraire plus consistant que le public américain. Son rôle de traducteur est de  » rehausser  » la qualité du texte américain. En regardant de plus près ses traductions, nous avons pu dénombrer de nombreuses erreurs, faux sens, troncatures etc. Qu’en pensez-vous ?

Roland Ernould : J’ai lu des articles de Jean-Daniel Brèque sur le sujet et je n’ignore rien des difficultés de toute traduction. L’aphorisme italien : traduttore traditore, traducteur = traître, est malheureusement trop vrai. Comment rendre un texte original sans le trahir? Toute traduction est fatalement infidèle. Brèque, qui a traduit un certain nombre d’ouvrages de King, reconnaît devoir beaucoup fonctionner au sentiment, voire même traduire « au pif » certains passages. Un traducteur n’a pas toujours beaucoup de temps pour traduire : c’est un travail ingrat, et mal payé. William Olivier Desmond est, par exemple, un traducteur plus « littéraire » que Brèque, qui cherche davantage la formule percutante. Alors, moi-même je m’interrogerais avec plus d’angoisse sur la rigueur de mes hypothèses, si je n’avais pas cherché à les confirmer par la confrontation avec l’ensemble de l’oeuvre. Je crois que la trahison serait certaine si je ne m’appuyais que sur un seul roman pour fonder un échafaudage fragile. Je crois sincèrement que dans le détail des éléments sont à revoir, mais l’interprétation d’ensemble « colle » à la pensée de King. Je pense que ce travail donnera des pistes de réflexion à ceux qui ultérieurement auront à reprendre le sujet. Je ne prétend pas que mon interprétation soit définitive.

Lou Van Hille : Vous avez rédigé un ouvrage intitulé  » Stephen King, le mal et les mythes  » que nous avons eu la chance de lire. Cependant, la plupart des maisons d’éditions auxquelles vous l’avez envoyé l’ont rejeté. Pourriez-vous nous parler de cet ouvrage et des raisons pour lesquelles il a peut-être été refusé ?

Roland Ernould :  King, le mal et les mythes a été terminé il y a deux ans, mais je n’ai pas trouvé d’éditeur. La réponse était du genre : intéressant, mais pas vendable. Au bout d’un an de démarches, je finissais par ne plus y croire. Il est déjà difficile de trouver un lectorat cultivé pour les essais, à moins qu’ils portent sur un sujet d’actualité. Trouver des acheteurs pour un lectorat populaire comme les amateurs de King fait peur aux grosses maisons. Par exemple, peu d’amateurs peuvent s’offrir l’essai remarquable de Denis Mellier sur le fantastique, L’écriture de l’excès, paru chez Champion l’an dernier, et qui coûte… 396 Fr ! Beaucoup de mes jeunes correspondants Internet ont déploré le prix de mon livre, et n’ont pas pu se l’offrir : ils n’achètent les romans de King qu’en livre de poche. Albin Michel, par exemple, qui a publié la plupart des romans de King, s’est bien gardé d’éditer L’anatomie de l’horreur, jugé peu rentable, qui a été repris par un éditeur plus marginal comme les éditions du Rocher. Je me demande qui va éditer le prochain essai de King sur l’écriture, qui doit paraître en octobre. Je pense que le titre de mon essai a beaucoup fait pour faciliter son édition. Et j’ai eu la chance que Guy Astic me signale un jeune éditeur qui cherchait un essai original. En un mois, le contrat était signé.


    J’ai récemment repris King, le mal et les mythes à mon éditeur, alors que le contrat d’édition est signé. En trois ans, ma pensée s’est approfondie, et je juge que certaines parties sont à reprendre, d’autres à creuser. Ensuite l’essai a besoin d’être actualisé. Enfin sont parus récemment plusieurs livres sur les mythes – y compris littéraires – que je ne connaissais pas au moment de la rédaction. Je n’ai pas assez insisté sur la symbolique. Bref, après King et le surnaturel, je vais consacrer six mois à l’améliorer, avant de passer à un quatrième essai sur King et son temps. En tous cas, j’enlèverai le mot « mythe » du titre : beaucoup ne savent pas bien ce que cela veut dire, l’école n’enseigne plus les mythes. Bref, le titre deviendra King et le mal.


    King a très bien parlé dans Sac d’os de ces problèmes d’édition. Un éditeur cherche à faire de l’argent; au moins il ne peut se permettre d’en perdre. Quand un livre lui est proposé, avant même de le lire, il se demande : se vendra-t-il? Les grands éditeurs sont les plus redoutables, car il faut, en plus pour l’auteur, entrer dans le cadre d’une collection, d’une politique éditoriale, passer au travers d’une quantité de filtres, les comités de lecture. J’avais joint à mes tapuscrits une enveloppe timbrée pour le retour. Des éditeurs ne m’ont ni répondu, ni rien renvoyé. Quand on songe qu’en France plus de 10.000 livres sont édités par an, c’est effectivement une grande chance que de trouver à se faire éditer. Les éditeurs fonctionnent avec l’air du temps, des acheteurs d’éphémère surtout intéressés par l’actualité de livres qui seront oubliés le lendemain, quand les médias cesseront d’en parler. Les petites maisons, spécialisées dans un ou deux genres, sont généralement plus ouvertes aux auteurs nouveaux.

Lou Van Hille : Stephen King a autrefois déclaré qu’en tant qu’ancien professeur de littérature il laissait des indices dans ses romans destinés à ses étudiants, un peu comme un jeu de l’enseignant à l’enseigné. King ne fait-il pas la même chose avec ses lecteurs ? Toutes ces belles théories que nous établissons, nous avides lecteurs et « spécialistes es King », ne sont-elles pas dirigées par King en personne ? N’est-il pas possible que nous tombions dans le jeu de cet écrivain diabolique? Qu’en pensez-vous ?

Roland Ernould :  King est un auteur qui se méfie maladivement des interprétations. Il ne lira jamais mon essai, mais je me demande ce qu’il en penserait. Sa crainte des critiques universitaires, ou des analystes, est permanente et on en trouve des traces dans toute son œuvre. Sans compter les charges contre les spécialistes. J’en ai parlé longuement dans un chapitre de mon livre.


    En laissant de côté les allusions littéraires ou cinématographiques en grand nombre, et en restant sur le plan de la seule psychologie comportementale, King laisse des indices qui correspondent à l’image qu’il voudrait donner. Il joue souvent la comédie. Outre les petits rôles joués dans des films, ne pas oublier qu’en 1970, en sortant de la fac, il n’a pas seulement obtenu sa licence de littérature et un certificat d’aptitude à l’enseignement, mais aussi une mention en élocution – ce qui explique son goût pour l’enregistrement de ses textes – surtout en art dramatique. Il « joue » sans arrêt avec son public, vit masqué, a fait toutes sortes de commentaires fallacieux sur son accident, pour affoler son public. Il fait croire des choses qui ne sont pas, cabotine. Il adore faire parler de lui. Tabitha est bien plus sincère que Steve et se moque souvent, dans des interventions, de ces travers de son époux, resté un grand gamin.


    Bref, ce ne sont pas ces indices laissés volontairement par King qui ont de l’importance pour l’exégète, sauf à les utiliser pour les interpréter comme je le fais. Bien souvent les critiques littéraires ordinaires, qui ne le connaissent que superficiellement, s’y laissent prendre. Laurent Bourdier, qui a utilisé des matériaux de sa thèse pour écrire un livre d’ensemble sur Stephen King, parcours d’une œuvre, est à mon sens celui qui le connaît le plus complètement, le plus « humainement ». Je corresponds avec lui, et il se montre à la fois pointu et pertinent, sur l’ensemble de l’œuvre kingienne. Il ouvre des perspectives autres que le livre d’Edgar Morin, irremplaçable bibliographiquement (incidemment, Morin le remet actuellement à jour, comme Bourdier le fait du sien), mais très pauvre dans ses analyses. Je ne pense pas que King soit tellement difficile à percer pour qui veut voir au-delà des apparences. Si je ne savais que King a une peur terrible qu’on dévoile ses faiblesses – quel homme n’en a pas? – je dirais volontiers qu’il offre finalement une image stéréotypée qui plaît, mais que, ce faisant, il mutile l’homme qu’il est vraiment. Je me demande d’ailleurs si cette attitude est innocente de sa part ou si elle ne témoigne pas d’un certain mépris à l’égard de ses lecteurs, considérés comme des badauds prêts à applaudir au spectacle de ses facéties, comme d’ailleurs à certains passages de ses œuvres aux gros effets qui m’horripilent, mais qui sont là pour appâter et exciter le lecteur ordinaire.

Lou Van Hille : Ne pensez-vous pas que nous, spécialistes de King, sur-interprétons l’œuvre de King un peu trop souvent ? N’allons nous pas un peu trop loin en tentant d’interpréter des choses auxquelles King n’avaient même pas pensé ? N’est-ce pas le piège de ce genre d’étude ?

Roland Ernould :  Je pense qu’au contraire un écrivain est d’autant plus riche qu’il offre des lectures et des interprétations variées. Il va de soi qu’aucun créateur ne peut songer à tout ce qu’il met dans son œuvre. Chacun est la résultante de facteurs et d’influences multiples qu’il ne perçoit pas toujours lui-même. Il y a aussi la partie inconsciente de sa personnalité, celle qui ne lui apparaît que fugitivement, qui se révèle sans qu’il le veuille, pour peu qu’il s’investisse, comme King le fait, dans une œuvre à laquelle il se consacre entièrement. Qu’il puisse y avoir des excès, cela est indéniable.


    D’autre part, dans le domaine du sexe surtout, apparaît le problème de l’interprétation psychanalytique, avec sa problématique. Des chercheurs se disputent sur l’homosexualité de Michel-ange ou de David, sur le sadisme de Géricault ou de Delacroix. Comprendre ce qui se trouve derrière les apparences des corps peints ou dessinés n’est évidemment pas facile. Si je prends cet exemple, c’est qu’une exposition se tient actuellement au Louvre sur le thème : « Posséder et détruire, stratégies sexuelles dans l’art d’Occident », qui est riche d’interprétations, mais avec des incertitudes. Il en est de même pour toute création humaine, ou plus simplement de tout comportement. J’ai mené ma recherche aussi sincèrement que j’ai pu. Ma plus grande satisfaction a été de recevoir ce courrier d’un psychanalyste d’enfants, Alain Delbe, amateur de King : « Ta connaissance de la psychanalyse est réelle et surtout – le psy que je suis a apprécié cela – très bien employée. C’est vraiment à une psychanalyse de King que tu t’es livré. J’ai même envie de dire que ton livre est autant un livre de psychanalyse, de psychanalyse appliquée, que de critique littéraire (pense à l’adresser à des revues de psychanalyse pour sa promotion, on ne sait jamais).Tu as su te servir du rapport de King au sexuel comme fil conducteur pour synthétiser et ordonner le foisonnement de son imaginaire et pour finalement aller à l’essentiel. »

Lou Van Hille : Quels sont les romans que vous préférez et ceux que vous aimez le moins et pourquoi ?

Roland Ernould :   Question pénible! Je vais avouer une chose : je n’aime inconditionnellement AUCUN roman de King. King est un écrivain impur, et j’ai la même position à son égard qu’à celui de Gustav Mahler, compositeur que j’adore et qui lui ressemble : des parties sublimes, et d’autres, heureusement moins nombreuses heureusement, qui relèvent à mon sens du mauvais goût, avec effets de masses orchestrales, de cuivres, de timbales, etc Les exégètes assurent que Mahler a été influencé enfant par la fanfare de la caserne militaire à côté de la taverne de ses parents. De même, issu d’un milieu populaire – ce n’est pas péjoratif – , King en est resté aux goûts des gamins de la novella Le corps. Pour plaire à un électorat avide de sensationnel, a souvent multiplié des passages avec asticots, intestins tombant par terre, pourriture, puanteur, effets utilisés sans discrétion. Cela marche avec le grand public : personnellement, cela me rebute. King est friand de trivialité, du désordre, du grand bouleversement des choses, alors qu’il mène une petite vie tranquille bien ordonnée de bourgeois, quand sa fortune se chiffre par milliards de francs. Quand il le veut, il sait jouer la discrétion, comme dans La petite fille qui aimait Tom Gordon. Sac d’os était très bon, mais cinquante pages de gros effets auraient pu disparaître sans me gêner.

    Bref, (l’île déserte, et le reste…), si je devais en choisir un, ce serait Le Fléau. À mon sens, la plus grande partie des schèmes de fonctionnement de King y sont contenus, et le roman, qui présente des aspects variés, pas seulement littéraires, offre des thèmes multiples à explorer. Un deuxième? Shining, où King a mis au point ses techniques de manière complète, mais sans la grosse artillerie qu’il croit nécessaire à l’expression de l’horreur. Je vais te décevoir, je ne suis pas comme toi un fan de la Tour. Si le recueil de nouvelles Le Pistolero me ravit, par sa sobriété et son mystère, les deux tomes qui ont suivi m’ont déçu. Magie et cristal m’a un peu réconcilié avec la Tour.

    On peut s’étonner de mes réticences. Mais ceci dit, pour renverser les perspectives, à imaginer que je sois en ballon avec la collection complète des King dans la nacelle, que je perde de la hauteur et doive me délester en lançant des livres par-dessus bord, je crois que je préférerais tous les risques d’un atterrissage forcé dangereux en désespoir de cause, faute d’avoir pu me résoudre à en jeter un seul…

Lou Van Hille : Je pense que j’ai encore un bon nombre de questions en tête mais ce sera pour une autre fois… Merci d’avoir bien voulu participer à cette interview.

 

Avril 2000.

 

[Note : La Voix du Nord a enfin fait paraître une long article de Christian Furling, en page régionale, consacré au livre et à son auteur (édition du 25 mai 2000)]





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