La Ballade de la Balle Elastique
(José Evrard)
» tout écrivain joue avec la même balle
chacun diffère dans l’art de la placer «
Paul Guth
The ballad of the flexible bullet est sans nul doute une des meilleures nouvelles de Stephen King. Elle s’attache au point sensible de bien des lecteurs : l’adéquation au domaine de la fiction ; le rapport à l’écriture ; les tabous et les superstitions qui s’y rattachent. Elle fait partie de cette lignée de mise en abîme littéraire : Mysery/The Dark Half/Secret Window, Secret Garden Word Processor of the Gods. C’est aussi une des nouvelles les plus représentatives de l’univers de King.
I – LE FOND
Cette nouvelle s’inscrit dans la veine du narrateur de conte : celle du 249b, 35° Rue Est.
» C’est le récit pas le récitant qui raconte «
En effet le narrateur n’impose pas son histoire, elle prend place elle-même dans la trame narrative complexe du récit composée de trois structures enchâssées :
Première Structure : autour d’un barbecue sont réunies cinq personnes définies pour être lecteur idéal, les plus aptes à comprendre le lieu du récit.
Deuxième structure : » hagiographie « de l’éditeur qui y intègre la :
Troisième structure : récit de la déchéance mentale de Reg Thorpe.
Le lien entre les trois structures est assuré par le jeu pervers qui s’installe entre les protagonistes de l’histoire :
» ils basculèrent dans l’introspection «
La nouvelle est aussi basée sur la liaison existant entre l’auteur et son éditeur. Dans la préface, Stephen King cite Redbook, Playboy, Cavalier, Yankee, Fantasy and Science Fiction, il en remercie les éditeurs. Puis en citant le Logan’s, le Collier’s et le Saturday Evening Post Stephen King semble faire le constat de l’édition, de son édition et d’autre part de son succès qui est non seulement du à son talent mais aussi à l’époque de l’émergence de ce talent, au moment de l’agonie des Pulps et à la sortie du Ghetto littéraire dans lequel était enfermé le fantastique.
Le thème principal de cette nouvelle est le rapport existant entre auteur et éditeur. En effet si la nouvelle de RT n’a pas été publiée, et donc qu’il en est mort littérairement parlant, c’est parce que son éditeur est devenu fou, presque par contumace, et a failli se suicider :
» La relation auteur-éditeur est toujours une sorte de parasitisme mutuel «
Ce qui mène RT à sa perte, c’est à la fois sa connivence avec la folie galopante de Henry mais aussi sa notoriété: » cet automne-là, tout le monde l’avait lu, était en train de le lire, était sur la liste d’attente de la bibliothèque ou en cherchait la version en édition de poche sur les rayons du drugstore » Situation qui est familière à Stephen King . Et c’est à cause de sa notoriété que la secrétaire sélectionne la nouvelle au lieu de la retourner sans la faire lire. C’est le début d’un cycle. Cycle dans lequel le jeune écrivain de la première structure vient de pénétrer, d’où le malaise grandissant de sa femme au sus et au vu des circonvolutions du récit.
II – LA FORME
Ce qui suit n’est pas simplement un simple recopiage mais plutôt un jeu d’inter texte où chaque citation vient éclairer celle qui suit et nous permet d’appréhender la personnalité Stephen King.
« Quelle est la chose qu’on vous apprend lors du premier cours de
création littéraire à l’université ? Écrivez sur ce que vous connaissez «
» Le premier roman du jeune écrivain avait été recueilli favorablement par la critique, s’était bien vendu. C’était un jeune homme chanceux et il le reconnaissait volontiers «
On ne peut s’empêcher de mettre en parallèle cette citation avec celle évoquant Carrie :
» Le film a fait le livre et le livre m’a fait «
» elle savait que son mari n’aimait pas seulement ces questions afin de pouvoir en
plaisanter mais qu’il voulait en plaisanter parce qu’elles l’obsédaient «
Ce jugement porté sur la Meg, la femme de l’écrit vain(la coupure est ici volontaire), semble coller étrangement aux interrogations de Tabitha King.
» Une curieuse expression de malaise flotta un instant sur le visage de l’écrivain :l’expression de quelqu’un qui se retrouve dans un piège à tigres où des douzaines d’hommes plus vaillant que lui ont déjà été mis en pièce. Il n’a pas vu encore un seul fauve mais il sait qu’ils sont là et que leurs griffes sont toujours acérées «
On retrouve ici deux thèmes chers à Stephen King : le tigre et le panier de crabes
» Ce bateau, pensa l’écrivain, s’appelle la vieillesse. Personne ne veut s’embarquer dessus, mais ses cabines sont pleines. Et ses coursives aussi «
N’oublions pas que Stephen King est diplômé, d’une licence en littérature, qu’il a enseigné et qu’il a donc conscience de s’inscrire dans un panthéon littéraire qui ne prendra place qu’après sa mort :
» Tous les grands s’y sont essayés et tous les mauvais l’ont massacré «
Stephen King traite de la folie mais cette réflexion lapidaire s’applique parfaitement à la littérature. D’ailleurs, Stephen King cite dans ce panthéon Hemingway, Steinbeck et …Reg Thorpe. De pair avec ce panthéon, Stephen King ne dédaigne pas faire étalage d’une certaine culture littéraire et d’une certaine référentialité :
» Tenter de comprendre la balle élastique, c’est comme tenter de comprendre pourquoi le ruban de Mobius (1) ne peut avoir qu’une face. Ainsi sont les choses dans le meilleur des mondes possible (2) «
(1) August Ferdinand Mobius, astronome et mathématicien allemand (1798-1868) directeur de l’observatoire de Leipzig, il apporta une contribution importante à la géométrie projective et à la théorie des complexes linéaires de droites. Il imagina en topologie une surface à un seul côté dite Ruban de Mobius qu’on réalise en collant l’une sur l’autre les extrémités d’un ruban après l’avoir tordu d’un demi-tour.
Les lecteurs français auront décelé l’allusion à Voltaire Candide, mais il faut plutôt y voir une référence à peine voilée au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley.
Après s’être intéressé à la structure même de l’écriture de Stephen King, nous allons maintenant nous attacher à définir l’espace narratif de la nouvelle.
III – ÉLOGE DE LA FOLIE
A) Dérives interprétatives
Le postulat de base à chaque interprétation est qu’il y ait un postulat de base. Postulat que nous essayons de reconstituer. Le récit met en scène des personnages mythiques : les Fornits ;
Fornit : recherche par analogie FORNIX : synonyme du Trigone Cérébral voûte à trois piliers du cerveau.
Analogie troublante : Night Shift, » De Vermis Misteriis «
Le cervelet est constitué d’une partie médiane, le Vermis
Le nom de cette entité est Rackne
Rackne : prefixe rack : chevalier, ratelier
[anagramme de Rank : un des premiers et des plus proches disciples de Freud, il fait porter ses travaux sur les mythes et les légendes/Otto Rosenfeld Rank (1884-1939), rompt avec Freud et récuse la fonction centrale du complexe d’Oedipe au profit de l’angoisse de la naissance]
Le Fornit de Henry s’apelle Bellis.
Bellis : pâquerette au coeur jaune et ligules blanches d’une marguerite mais en plus petite.
Tous ces mots ont des racines latines, formes gardées en anglais. La devise de ces créatures est : Fornit Some Fornus
Selon la théorie de la décomposition :
For nit some for nus
For it some for us
Ce qui ne veut pas dire grand chose.
La piste latine indique : Fornix : voûte, arcade, maison, maison de débauche.
» C’est soit du latin, soit du Groucho Marx «
Stephen King
B) Structure de la folie
1) Reg Thorpe
RT a abandonné l’usage du téléphone, il fonctionne au radium :
» il pensait que c’était l’un des deux ou trois secrets les mieux gardés de l’histoire du monde moderne (…) Dans le combiné de tous les téléphones, il y avait un petit cristal de radium et à chaque fois que vous
vous en serviez, vous preniez des radiations en pleine tête «
La constitution paranoïaque comporte quatre traits essentiels :
1- L’hypertrophie du » moi » avec surestimation démesurée (orgueil).
2- La méfiance, avec susceptibilité exagérée, favorisant l’installation d’idées de persécutions.
3- La fausseté du jugement qui se limite aux opinions du malade qui n’hésite pas à user d’arguments absurdes pour les renforcer.
4- Inadaptation sociale, qui rend ces sujets très dangereux. Les psychoses paranoïaques se manifestent sous forme d’un délire systématisé, lentement organisé, faussement rationnel et sans évolution démentielle. Leur mécanisme est soit interprétatif (exemple de persécuté persécuteur), soit passionnel (cas des érotomanes, des jaloux et des idéalistes passionnés).
Cf 2° Argt : » Reg ne tolérait personne dans la maison. C’était tous des contrôleurs des impôts, des agents du FBI ou de la CIA «
Cf 3° Argt : » Les androïdes ne sont pas soumis à la législation sur le travail des enfants. Les contrôleurs des impôts auraient été incapables d’envoyer une petite scout androïde bourrée de cristaux de radium pour s’assurer qu’il ne cachait aucun secret (…) et pour le bombarder par la même occasion de rayons cancérigènes «
On retrouve la même structure paranoïaque dans Charlie, sauf qu’elle est justifiée puisque The Shop existe ?
Pour mettre fin à l’angoisse de la page blanche, RT s’est crée les Fornit. Ce sont des petits génies porte chance qui élisent domicile dans les machines à écrire des écrivains et avec un pistolet tire de la poussière bénéfique : le fornus.
2) Henry
Henry souffre de Electisis Paranoïa, du à un alcoolisme très prononcé. Il a emprunté les Fornits à RT et ne les verra qu’à partir du moment où il tentera de créer une divergence dans la production de la fiction : ARVIN EDITIONS.
Mais il y a deux Henry, l’un sobre et l’autre alcoolique. L’un est consterné par la folie de RT et de l’autre prend rapidement le dessus :
» Tout alcoolique vous dira qu’un trou noir n’est pas comparable à un évanouissement (…) il continue à agir (…) un petit diable très actif. Une sorte de Fornit malveillant «
La vie d’Henry est devenue un gigantesque trou noir et ainsi il est devenu le malveillant de RT : Yrneh. La folie de Henry consiste en une crainte quasi religieuse des réseaux électriques :
» Tout ce foutu immeuble marchait à l’électricité, c’était incroyable que quiconque réussisse à faire quoi que ce soit «
3) Inter-pret entre deux folies
H ne donne pas de conseil à RT pour qu’il puisse guérir, il fait rebondir la balle vers une autre direction : ils et l’électricité. RT sait qu’il a raison puisqu’il n’est plus seul. Dans la folie, H garde une ligne de conduite assez logique, il crée Arvin Ed. Pour ne pas éveiller les soupçons de RT devant un de ses chèques personnels. H est conscient de sa » Dark Half « , le fornit Bellis a les mêmes empreintes littéraires que lui : ses fautes d’orthographe.
Exemples de tautologie de H : Bellis étant le nom de jeune fille de sa mère, lorsque son associé l’interroge sur le choix du nom Arvin, il répond que ses le nom de jeune fille de sa mère.
Les folies s’inter-prètent : RT a coupé l’électricité et H ne peut plus téléphoner, un éclair de radium lui traverse aussitôt le crâne.
4) Le mensonge narratif
Henry voit réellement le fornit, quel est le statut de ce mot dans une oeuvre littéraire, qui l’avertit que Rackne va mourir tué par Jimmy.
Première question : en tant que lecteur omniscient, nous savons qu’à aucun moment H n’a pu apprendre le nom de l’enfant, ceci lui a été rapporté après la mort de RT par sa femme.
Deuxième question : ce qui nous amène à revenir à la structure narrative du récit. Le narrateur est H, donc depuis le début du récit, c’est sa » version des faits » que nous auscultons.
En se replaçant dans le contexte d’un récit fantastique où dans un monde B les fornits existent, le monde B étant celui de la nouvelles de Stephen King , l’invention par H de Bellis nous a induit en erreur puisque nos interdits socio-éducatifs ne nous permettent pas de croire aux elfes et aux gnomes.
Troisième question : comment croire à la parole d’un paranoïaque qui pense que sa propre femme est un androïde de radium. Mais d’après le témoignage de Janet Thorpe, tout le monde a attendu le cri de Fornit. On peut avancer que JT était préparé à rencontrer Rackne de part la pregnence cognitive de son mari… Mais la folie de RT a toujours été mise en balance avec la bonne santé mentale de sa femme, par le biais de sa correspondance avec H.
Pour le narrateur et pour le lecteur, le fornit était le produit de la folie de RT. Même après avoir vu son fornit et appris la manière dont Rackne était mort (par » voix » humaine et fornicienne), Henry récuse cette réalité en se réfugiant dans sa folie : l’alcool.
Deux types de folie, une interne RT, l’autre externe H. Et deux niveaux de lecture : monde A le notre, et B le lieu du fantastique. L’auteur a tendu un piège narratif, un peu comme le roman d’Agatha Chritie où le narratueur est l’assassin. C’est un cas typique de ce que nous pourrions qualifier de complexe David Vincent.
Nous disons en introduction que cette nouvelle était symptomatique de l’oeuvre de Stephen King, on y retrouve les mythèmes (le tigre, la peur de la maladie) mais aussi sa peur la plus viscérale : la perte de son talent. Il vaut mieux attendre le retour hypothétique de son fornit plutôt que de prendre conscience que l’écrivain a usé sa réserve de talent et que les pages ne se noirciront jamais plus.
» Never trust the artist
Trust the tale «
D. H. LAWRENCE
Bangor, Maine
11 nov. 1994
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