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Divers

Steve’s Rag 15 – Insomnia. Des Mythes Religieux aux Puissances de la Tour Sombre

Des Mythes religieux aux puissances de la Tour Sombre

(Roland Ernould)


    La richesse d’une œuvre dépend aussi bien de la variété de son inspiration que de la qualité de ses productions. Lou Van Hille 1 a bien montré les sources littéraires de la création du mythe de la Tour Sombre: H.P.Lovecraft, Lewis Carroll, et – last but not least – J.R.R. Tolkien.
    D’autres sources apparaissent également, qui ne viennent plus d’influences littéraires, mais de l’éducation religieuse reçue par King enfant. Il fut élevé dans une famille méthodiste plutôt stricte, ce qui explique, d’après lui, son intérêt pour les forces du bien et celles du mal2. Il n’est pas question de faire de King un théologien et on ne sait pas quelle connaissance précise il a des légendes religieuses bibliques et des notions qui y sont liées3, même si, adulte, il semble encore s’y intéresser 4.
    Ce sont des croyances, en rapport avec les influences religieuses que King a subies dans son enfance, qui seront examinées ici à propos d’INSOMNIA5, roman dont Lou Van Hille déclare qu’il ne peut s’empêcher de l’appeler « THE DARK TOWER, INTERLUDE6 ». Les nombreux rapports des personnages kingiens avec Dieu ou des entités à caractère religieux peuvent d’ailleurs être explorés dans une synthèse plus vaste -qui reste à faire-, dont le mythe de la Tour Sombre ne présenterait qu’un des aspects de la quête.

1. LES MAÎTRES DU TEMPS.

1.1. L’imaginaire kingien.
    Au sommet de la « tour gigantesque, construite dans une pierre fuligineuse, noire de suie » (p. 419), vue en esprit par Ralph, se trouve celui qui n’a pas été nommé (p. 628). On ne le connaît que par une intervention qui modifie l’ordre des choses et qui épouvante les Parques machrones Clotho et Lachésis, « masque de terreur et de vénération » mêlées, du paysan qui voit son pape (p. 627).
    « Le flanc de la colline s’illumina d’une lumière blanche éclatante. Lois crut d’abord qu’elle provenait du ciel, très certainement parce que les mythes et la religion lui avaient appris à croire que le ciel était la source de toutes les émanations surnaturelles. En réalité, elle semblait naître de partout » (p. 627). Et celui dont on ne connaît pas le nom se met à parler: « Une voix s’éleva alors… ou plutôt la Voix s’éleva. Elle ne proféra que quelques mots, mais ils retentirent en elle comme des cloches de fer:
[ IL PEUT EN ÊTRE AINSI ] « (p. 628).
Manifestement c’est l’entité suprême qui vient de parler, et c’est à cette apparition majestueuse que la révélation de Clotho s’applique: « Peut-être n’y a-t-il plus d’aléatoire au-delà d’un certain niveau: nous le supposons, mais nous ne pouvons l’affirmer avec certitude » (p. 441).
Cette entité fait partie de celles qui « ont tout le temps devant elles, étant éternelles, soit si près de l’être que ça ne fait guère de différence » (p. 440). Aurait-elle l’éternité pour elle-seule, les autres pantachrones n’en ayant que l’équivalence? On ne sait pas.
Manifestement, ils sont quelques-uns à être « les Maîtres du Temps » dans une hiérarchie, où le kronos, le temps, est l’élément fondamental qui régit les existences: les michrones (micro-temps, une vie humaine); les machrones (macro-temps, plus de mille ans (p. 439); enfin les pantachrones (tout le temps, l’éternité ou presque) 7.

1.2. L’imaginaire hébreu.

    Yahvé, dans sa demeure céleste sous la voûte solide qui constitue le firmament, est le maître du temps. Pour des raisons à la fois théologiques et historiques.

Théologiques.

    Tirant son être de lui-même, Yahvé se confond avec l’éternité: il est l’Éternel. C’est la création, acte divin, qui a mis l’univers en mouvement. Avec l’apparition de la matière, de la vie et de l’homme, le temps commence. C’est le mouvement qui fait le temps et l’histoire. Éternel, Yahvé maîtrise aussi le temporel.
    La création continue est ensuite nécessaire pour maintenir l’existence des êtres selon les perspectives et les desseins divins: par analogie, on peut comparer la divinité à un artiste qui découvre des rapports nouveaux ou inaperçus, entre les êtres ou dans un être qu’il met en lumière, et qui lui ouvrent de nouvelles perspectives.
Historiques.

    Les peuples de l’Orient ancien différenciaient les dieux qui régulaient le déplacement des astres (ciel stellaire) de ceux qui réglaient les intempéries (atmosphère)8. Ces dieux, comme toujours en conflit les uns avec les autres, habitaient des lieux élevés ou des temples sur les hauteurs.
    Le monothéisme hébreu fusionna les dieux stellaires et les dieux atmosphériques. Juste sous le firmament, les cieux devinrent le séjour de Yahvé9, créateur et moteur des astres, la couleur bleue ou grise atmosphérique étant un voile cachant sa demeure.
    Par ailleurs, le ciel atmosphérique, avec ses vents, ses nuages capricieux, ses orages, a été considéré longtemps comme assujetti à des puissances destructrices n’obéissant pas aux lois de la création divine10. Aussi les dieux de l’atmosphère (Baal, dieu phénicien et sémitique, Hadad, etc ) finirent-ils par être considérés comme des divinités néfastes. Les prêtres Hébreux eurent à lutter tout au long de leur histoire pour préserver le culte de leur dieu unique contre ses rivaux.
    Yahvé, par la suite appelé Dieu, deviendra ainsi le maître de tous les temps (stellaire et atmosphérique) et imposera sa vision cosmique de sa demeure céleste, ou trône, d’où il peut agir partout.

2. L’OPPOSITION DE 2 ORDRES.

2.1. L’imaginaire kingien.

    Les Pantachrones, Maîtres du Temps, forment deux clans rivaux coexistant dans la Tour Sombre. Subordonnés à celui qui n’a pas été nommé, ils ont des champs d’action opposés. La fonction du coordinateur inconnu est de maintenir un équilibre entre les ordres. Quand des problèmes se posent, c’est à lui de les régler: « A tous les niveaux de l’univers, les affaires reprirent leur cours ordinaire (…). Des mondes qui avaient un moment tremblé sur leur orbite reprirent leur assiette » (p. 667).
    Ces deux ordres sont l’Intentionnel et l’Aléatoire11. « L’Aléatoire est insensé. L’Intentionnel est rationnel » (p. 541). En principe, ces deux ordres n’interfèrent pas: « l’Aléatoire et l’Intentionnel sont comme des cases blanches et noires d’un échiquier, qui se définissent par leurs contrastes de couleur » (p. 438). Sauf dans les situations particulières où l’Aléatoire cherche à l’emporter sur l’Intentionnel12: « Les efforts contre ces interventions sont rares13 (…) et ne sont décidées que si la situation (…) est délicate » (p. 438). Dans le cas présent, une action imprévue d’un agent de l’Aléatoire « va provoquer de nombreux problèmes à tous les niveaux, sans parler d’un sérieux déséquilibre entre l’Intentionnel et l’Aléatoire – à moins que la situation ne soit rectifiée » (p. 438).

2.2. L’imaginaire manichéen.

    Dans l’Ancien Testament, il y a Yahvé, devenu Dieu avec une majuscule, qui n’a plus de rivaux, les anciens dieux étant vaincus ou disparus. Le mal est dans la faiblesse des hommes de son peuple qui ne suivent pas la loi divine et les abominations des impies adorateurs d’idoles. Il n’y a pas de Satan14 dans le Pentateuque, et les premiers livres de l’Ancien Testament, qui ne sont pas dualistes15.
    Il y a par contre de nombreuses mythologies anciennes, communes aux Indo-Européens, où les ordres du Bien et du Mal coexistent et s’affrontent. On pense que ce dualisme ne fait que reproduire les grandes oppositions naturelles: jour/nuit, ciel/terre, soleil/lune, homme/femme, Yin/Yang. Ainsi le Mazdaïsme.
Zarathustra (encore appelé Zoroastre) a contribué à élaborer une sorte de monothéisme, où Ahura- Mazdâ (le seigneur de la Lumière et du Ciel, le seigneur sage, appelé encore Ormuzd) est créateur et maître du monde. Le monde qu’il crée est semblable 16 à celui qui, simultanément se mettait en place dans les traditions orales de l’Ancien Testament. Avec, en plus, un chef des mauvais esprits, Angra Manyu, qui essaie de ruiner l’œuvre du créateur. Mais, superstitions aidant, ce monothéisme se transformera très vite en un dualisme hiérarchisé. Deux principes se partagent le monde: le mauvais: Angra Manyu, l’esprit cruel du mal est un personnage divin aussi puissant que l’Esprit du bien, Spenta Manyu, qui cherche à maintenir la création bonne. Ces deux puissances sollicitent constamment les hommes dont la responsabilité morale consiste à choisir entre les deux. Mazdâ, le dieu suprême, juge chaque homme après sa mort. Si l’homme a choisi le bien, il aura dans l’au-delà une vie de bonheur et de tranquillité. S’il a choisi le mal, il connaîtra le châtiment éternel.
    Quand on parle du manichéisme chrétien, qui s’inspire plus tard encore de ces doctrines en même temps que de celles de l’Ancien Testament, on se l’imagine apparaissant au début de notre ère. Il n’en est rien. En fait ce fut Manès (- IIIè s.) et ses successeurs qui vont faire la synthèse entre le christianisme en gestation et le mazdéisme, au terme de laquelle on verra Mazdâ/Jésus affronter Ahriman (Angra) /Satan.
    Ce dualisme commode littérairement, qui régit toujours notre existence moderne: le sacré et le profane, le bien et le mal, le faste et le néfaste, le permis et le tabou est devenu dans INSOMNIA une sorte de triade semblable à celle de Zarathustra: une autorité supérieure paraissant réguler les deux principes antagonistes devenus parallèles et complémentaires…
    Est-ce cette triade, ainsi schématisée, qui serait ultérieurement mise en péril, et provoquerait la désorganisation de la Tour Sombre?17.

3. DES ORDRES HIERARCHISES.

3.1. L’imaginaire kingien.

    La Tour est divisée en de nombreux niveaux.

° La sphère des michrones.
    Les deux premiers étages sont ceux des michrones (p. 419), les humains, auxquels une « certaine quantité de vie est allouée » (p. 429).
– la quasi-totalité, les « normaux », qui dépendent de l’Intentionnel et de l’Aléatoire comme toutes choses vivantes.
– ceux qui échappent à l’Intentionnel et à l’Aléatoire, comme Ed Deepneau, Patrick Danville ou Nathalie Deepneau.
– enfin les charismatiques comme Ralph, auxquels une situation particulière donne momentanément un statut exceptionnel après qu’ils ont passé leur vie antérieure comme partie intégrante de l’Intentionnel.
°° La sphère des machrones.
    Au-dessus il y a les machrones, comme Clotho, Lachésis et Atropos, dont les fonctions sont différentes. Les deux premiers sont les agents de la Mort et de l’Intentionnel, intervenant « avec amour et respect » (p. 422) quand le terme d’une vie humaine est achevé. Atropos, au service de l’Aléatoire, responsable de la plupart des « morts que les michrones appellent « idiotes », « inutiles » ou « tragiques » » (p. 432) est le serviteur de « forces mauvaises et puissantes » (p. 444).
    Seuls certains michrones comme Ralph peuvent s’opposer aux machrones (p. 438). Dans cet univers, qui fonctionne comme une entreprise industrielle moderne, la fonction des machrones intervenant dans le récit est très limitée (p. 440).
    « Michrones et machrones vivent dans des sphères d’existence qui se superposent, des étages différents d’un même bâtiment qui communiquent (…), sphères régies par l’Intentionnel et l’Aléatoire » (p. 440).

°°°La sphère des Pantachrones.
    Ils sont au sommet18 de la hiérarchie, régissant les « quatre constantes – la Vie, la Mort, l’Intentionnel et l’Aléatoire » (p. 431). Certains appartiennent à l’Intentionnel, d’autres à l’Aléatoire. « Au-delà du niveau d’existence des michrones et des machrones (…), il y a d’autres niveaux. Ils sont habités par des créatures que nous pourrions appeler des pantachrones (…). Au-dessus de ces étages qui nous sont inaccessibles, mais font néanmoins partie de la même tour d’existence vivent d’autres entités » (p. 440).

°°°°Les Entités bénéfiques.
    « Certaines sont merveilleuses, extraordinaires » et font partie de l’Intentionnel Supérieur (p. 440). Nous n’en avons qu’un exemple, l’Homme Vert: « Elle [Lois] se vit alors prise dans une étrange lumière, d’un vert atténué, qui ondoyait tout autour d’elle, lançant ses rayons entre son corps et ses bras (…). Cette lumière la caressait avec des mains sans chaleur de la couleur de la mousse espagnole (…). La seule chose au monde qu’elle avait envie de faire était de se tourner pour contempler la source de la lumière verte » (p. 632). « Il paraissait bon (…). Je n’arrivais pas à le distinguer. Son aura était trop brillante » (p. 634).
    L’Homme Vert montera le coup des fermoirs des boucles d’oreilles de Lois enlevés en prévision des blessures qui seront causées aux adversaires.

°°°°°Les Entités maléfiques.
    « D’autres sont hideuses au-delà de notre faculté de compréhension, et encore plus de la vôtre » et font partie de l’Aléatoire Supérieur (p. 440). Comme le dit le Roi Pourpre: « Il vaut mieux que tu ne me voies jamais sans mes déguisements » (p. 444).
    Il prend successivement les formes suivantes pour faire peur à Ralph:
– la mère de Ralph, pour l’admonester, dans un décor virtuel qu’il crée à mesure (p. 644).
-un silure, représentation d’un poisson que Ralph enfant avait pêché, en se dénommant tantôt « le Roi-Poisson » (p. 649), tantôt « la Reine-Poisson » (p. 652). En effet le poisson pêché était un silure femelle, avec ses œufs (p. 651): le frère de Ralph lui avait dit que le silure était venimeux.
    Autrement dit, les simulacres de la mère de Ralph ou du silure sont des choix psychologiques de créatures destinées à rappeler des peurs infantiles chez Ralph et à lui faire perdre ses moyens.
– la silhouette d’un homme rouge, rutilant, au regard froid et à la bouche impitoyable; grand, blond, d’une beauté glaciale, avec des yeux et des mains rouges (p. 653);
– et enfin l’apparence d’un vieillard tors, qui a perdu beauté et jeunesse (p. 654)19.
    Quand Ralph réussit à utiliser le moyen suggéré par l’Homme Vert, il se produit un « éclair vert titanesque » et extraordinairement éclatant (p. 655) 20

3.2. L’imaginaire manichéen.

    Mazdâ, le dieu de Zarathustra, est le cercle complet des cieux eux-mêmes, habillé avec la voûte solide du ciel. Souverain céleste unique, il est entouré d’un Conseil de 6 saints immortels, encore appelés Archanges, nominalement chargés chacun d’une fonction: l’empire, la justice, l’intégrité. Il dispose d’une légion de divinités de moindre importance, feu, eau, soleil, lune, vent etc. Zarathustra, divinisé, combat sur la terre avec ses propres forces.
    Le dieu du mal a également de nombreux subordonnés: chaque dieu du bien est marqué par son adversaire antithétique, démon responsable de telle adversité humaine et possédant son nom particulier. Toutes ces entités, bénéfiques ou maléfiques, sont tributaires du dieu souverain, dont elles sont les auxiliaires ou les adversaires.

3.3. L’imaginaire chrétien.

    Dans sa demeure céleste du firmament, invisible des hommes à cause de l’atmosphère, Dieu, le Très-Haut, assis sur son trône, voit l’univers et peut agir partout (création continuée). Il est le chef des armées célestes, des anges organisés en une hiérarchie de 9 ordres (ou chœur: le chœur des anges) qui vont du séraphin à l’archange. Certains de ces archanges sont particulièrement actifs, comme l’archange Gabriel. Les spéculations théologiques sur leurs missions, leur hiérarchie, leur sexe sont légion.
    Il est entouré du Christ, de Marie, de divers élus et de certains saints. Sa demeure comporte plusieurs degrés, 3, puis 7, qui forment les cieux21. Il a comme ennemi Lucifer22, le porte-lumière déchu, l’orgueilleux que l’ambition de ressembler à Dieu a précipité dans l’abîme. C’est le démon supérieur, à la haute intelligence pervertie et d’autant plus redoutable. Il a regroupé autour de lui de mauvais anges, les démons, qui cherchent à tromper, à avilir. Tous les vices et les erreurs -violence, pouvoir, beauté, avidité de richesses, passion- sont colorées d’un aspect séduisant et sont autant de masques du démon. Les bons, comme les mauvais anges, peuvent apparaître sous de multiples formes.
    Il faut noter que Dieu agit sans subordonné direct préposé au bien, et que les puissances du mal ne peuvent l’atteindre directement: elles ne peuvent qu’entraîner le monde dans l’apostasie et le nihilisme, et défaire la création.

4. AUTRES RAPPROCHEMENTS.

4.1. Le Messie.

    Le messie est celui qui crée une situation nouvelle qui bouleverse de fond en comble les relations établies pour instaurer un ordre différent, fondé sur d’autres principes que ceux de l’ordre actuel (toujours positif, justice, paix, bonheur).
    Le Roi Pourpre, dont le roi Hérode23 n’était que « l’une des réincarnations », « qui saute d’un corps à l’autre et de génération en génération » est « toujours lancé à la recherche du Messie », qu’il a « toujours manqué, mais cette fois, ça pourrait être différent » (p. 87).
    Le messie est peut-être Patrick Danville24, qui doit accomplir une mission « pour que persiste l’équilibre entre l’Intentionnel et l’Aléatoire » (p. 671). Pour l’instant, il dessine « une tour sombre, couleur de suie », avec à côté « un homme en jean délavé, portant autour des hanches deux ceinturons d’où pendaient deux étuis à revolver » (p. 664), dont le nom est Roland: « C’est un roi aussi » (p. 665).

4.2. La lumière.

    Le Dieu biblique apparaît avec la lumière, émanation du soleil et du ciel. Il est aussi la lumière de toute idée, y compris l’Idée de l’Univers. Il voit au fond des consciences.
    Dans toutes les religions, les dieux apparaissent ainsi auréolés de lumière.
    Dans INSOMNIA, celui dont on ne connaît pas le nom se signale aussi par « une lumière blanche éclatante » (voir plus haut §1.1.).
    Cette théologie de la lumière25 a engendré son antithèse, la théologie des ténèbres26, domaine des démons et de l’enfer. D’où les deux couleurs27 de la symbolique démoniaque: le noir du mal et le rouge de l’enfer. Le Roi Pourpre et l’Homme Noir en sont deux émanations.

4.3. Séjours et portes.

    Dans l’Ancien Testament, Yahvé est au firmament. Il n’y a aucun séjour pour une autre divinité.
    Dans l’imaginaire chrétien, Dieu est aux cieux, et le Diable est en enfer (voir § précédent).
Originalité: King place dans le même lieu les puissances du bien et celles du mal.
    Dans la BIBLE, il n’y a pas de divinité ou de puissances vivant dans des tours. La Tour de Babel, construite par des hommes téméraires pour atteindre le ciel, ou les Tours de la Mort des Perses sont sans rapport.
    Quand aux portes, celles des demeures divines28 sont assimilées à celles des villes, protégées quasi militairement, et on n’utilise pas de rites magiques pour les franchir. Certains accèdent même facilement au séjour divin: « Après cela, je vis; et voici une porte ouverte dans le ciel (…).Et voici qu’un trône était placé dans le ciel… » (Apocalypse, 4.1).

4.4. Passages.

    Dans INSOMNIA, des passages aux niveaux supérieurs sont possibles: « Puis quelque chose s’ouvrit au-dessus d’eux, une trappe de ténèbres dans lesquelles tourbillonnaient des rayons conflictuels de couleurs (…). Un passage venait de s’ouvrir entre le niveau où il se tenait et l’un des niveaux inimaginables empilés au-dessus » (p. 656).
    Les puissances supérieures peuvent descendre (l’Homme Vert, le Roi Pourpre), mais les subordonnés ne peuvent pas accéder aux étages supérieurs (p. 440).
    Dans l’imaginaire chrétien, le passage est possible dans les deux sens. Jésus et Marie seraient ainsi montés au ciel avec leurs corps et restés. D’autres, Paul, Jean, y firent de brèves visites, mais revinrent sur terre 29.

4.5. Tractations avec les puissances.

    Ses créatures intercèdent auprès de Yahvé fréquemment, dans des négociations d’affaires particulièrement serrées, qui confinent parfois au mégotage 30.
    Il en est de même quand Ralph demande avec insistance aux machrones d’échanger la vie de Patrick Danville contre celle de Nathalie Deepneau (p. 627), dont la mort a été décidée par Atropos (p. 611), ce qui suscite l’intervention de la Voix et sa décision favorable.

4.6. Après la mort.

    Dans l’imaginaire hébreu, il n’y a rien après la mort 31.
    Pour les Chrétiens, il y a l’attente du Jugement Dernier, avec des lieux déterminés, Paradis, Purgatoire et Enfer.
    Dans INSOMNIA, les morts passent « partout », « dans d’autres mondes que celui-ci » (p. 430). Rejet du mythe chrétien ou ignorance des Parques-machrones qui ne savent pas en dire davantage?
    L’imaginaire kingien nous a proposé recemment deux situations identiques:
– Ralph, mort, envoie une vision à Lois32 : « Elle se trouvait dans un lieu obscur, rempli de l’odeur douce du foin et des vaches, dans un endroit transpercé par des centaines de rayons d’une lumière éclatante. Jamais elle n’oublia la joie violente qui s’empara d’elle à ce moment précis, aussi pure et brûlante qu’une flamme, ni la conviction qu’elle voyait représenté un univers que Ralph voulait lui faire connaître, un univers où derrière les ténèbres, brillait une mumière éblouissante » (p. 717). Cette vision est celle d’un jour mémorable de la vie de Ralph, à 18 ans, quand il se réveilla, un matin de voyage, dans une grange au toit percé de rayons solaires (p. 143).
    Dans THE REGULATORS, il y a exactement la même situation avec Seth et sa tante Audrey qui, après leur mort, se retrouvent en un monde parallèle merveilleux (p. 384), dans le même décor que le souvenir d’un après-midi de lumière lors d’un week-end magique passé avec une amie (p. 99) et qui est le meilleur souvenir d’Audrey.

4.7. Pour mémoire:

    – les Parques, femmes, appartiennent à plusieurs croyances: grecque, latine -ici les noms sont grecs- , scandinaves ou germaniques: les Nornes, déesses du destin, interviennent dans L’ANNEAU DU NIBELUNG, l’opéra mythique de Wagner.
    – le ka. Le nom est égyptien, mais la notion se trouve sous divers noms dans de multiples cultures. c’est le « mana » mélanésien, l’énergie, la force vitale, le pouvoir, qui s’appelait « el » en hébreu 33.

En guise de conclusion.

    Trois directions paraissent se dégager à la fin de cette étude.
    1. Cette Tour Sombre est bien évidemment allégorique: inutile de chercher à mettre autant de monde (tous les humains! plus les machrones associés et le personnel hiérarchique!) dans un édifice unique! Difficile à concevoir et peu utile littérairement. Il faut donc chercher d’autres explications.
Se déplacerait-elle dans l’espace et le temps, pour des fonctions déterminées, avec des dimensions concevables pour l’imagination? Probable, car les Parques-machrones ont plus de mille ans (p. 439) et il n’y avait pas grand monde en Nouvelle-Angleterre en ce moment-là!
    Serait-elle à Derry, où « toutes les lignes de forces » ont commencé à converger (pages 87 et 384).parce qu’il y a là une source de perturbations graves pour la stabilité de la Tour, et que des entités sont en rivalité pour éliminer ou sauver le Messie et assurer ainsi leur avenir?
    Et enfin l’autre Tour, celle dessinée par Patrick, serait-elle une représentation symbolique transposant le conflit en champ clos et réduisant le conflit général en une sorte de duel individualisé, où les puissances auraient envoyé leurs champions? Dans le domaine des mythes, il y a eu David contre Goliath. Le pistolero et ses amis seraient-ils les Horaces du bien combattant les Curiaces du Roi Pourpre? Partie d’échecs avec les cases noires et blanches de l’Intentionnel et de l’Aléatoire…

    2. Ces parentés, ressemblances, similitudes de croyances à la fois anciennes et actuelles ont montré de manière évidente que bien des aspects de l’œuvre de King sont en correspondance avec les grands mythes religieux judéo-chrétiens. Il est possible ainsi de mieux s’expliquer la navigation du pistolero King entre les forces obscures et les forces de la lumière dans certaines de ses fictions. Par ces éclairages, on peut mieux saisir pourquoi King n’utilise pas seulement ces éléments de manière littéraire, pour produire plus ou moins artificiellement une littérature de peur et de divertissement, mais pour exorciser ses propres craintes et ses interrogations sans réponses sur l’existence du mal, son intolérable omniprésence34, et dès lors sa fonction?

    3. Fonction qui pourrait bien être en relation avec les rapports liberté humaine/ordre et désordre des choses. C’est un sujet vaste, qui concerne une grande partie de l’oeuvre kingienne et dont il est difficile de faire la synthèse. La grande question, pour King, semble être actuellement de savoir quelle place tient la liberté humaine dans des intrigues où les événements sont organisés par des puissances supérieures. Trop de notions sont en jeu -fatalité, finalité, providence, aléatoire, chance, contingence, libre-arbitre- dont les champs sont souvent flous, pour qu’on puisse établir facilement l’itinéraire et l’évolution spirituelle de King, d’autant plus que les aspects philosophiques ne sont guère mis en valeur dans les analyses qui en sont faites. Et pourtant, il y a lieu, au-delà des aspects apparents de l’oeuvre qui font son succès, de se pencher sur un fond permanent -sans doute perçu, mais difficilement exprimé- qui touche notre mystérieux destin, avec ses interrogations, ses lumières et ses ombres. Il est certain qu’une oeuvre comme LA TOUR SOMBRE, poursuivie sur près de vingt ans, hésitante, tâtonnante, dont il se dit lui-même l’esclave 35, pourra fournir des indications supplémentaires précieuses. Si tant est que la symbolique de la Tour lui permette de délivrer un message suffisamment clair.
    King, pas seulement un romancier doué, mais aussi un métaphysicien.

Armentières, le 8 février 1997


1 Lou Van Hille, LA TOUR SOMBRE, Steve’s Rag, hors-série n°1, mars 1996.

2 « Above all else, I’m interested in good and evil, whether or not there are powers of good and powers of evil that exist outside ourselves. I think that the concepts of good and evil are in the human heart, but because I was raised in a family strict religious home (Methodist), I tend to coalesce those concepts around God symbols and evil symbols, and I put them in my work », interview à propos de IT, 1986, cité par George Beahm, THE STEPHEN KING STORY, éd. Warner Books, 1992, page 321. Pas de traduction française à ce jour.

3 A Durham, « the King family settled down in what was known locally as Methodist Corners, so named because of the proximity of the West Durham Methodist Church (…) which, according to a plaque outside the building, is « the Second Oldest Methodist Church in Continuous Use in New-England » (…). It was a focal point for community activities for the children, including Stephen and David King, who attended Bible classes and church services on a regular basis (…) under the supervision of lay minister Charles Huff », George Beahm, THE STEPHEN KING STORY, op.cit., pages 26 et 27. Rappelons que quand Stephen et Tabitha se sont mariés en janvier 1971, la cérémonie eut lieu dans une église catholique (Tabitha étant catholique romaine) et la réception à l’église méthodiste (Steve étant méthodiste).

4 A la fin de DESPERATION,1996, trad. fr. DESOLATION, éd. Albin Michel, 1996, figurent des remerciements à William Winston, pasteur épiscopalien.

5 1994, trad. fr. INSOMNIE, éd . Albin Michel, 1995. La pagination de l’étude est celle de cette édition.

6 Lou Van Hille, op.cit., page 35.

7 Rappelons: 1. que la Tour est définie comme étant le « Pivot du Temps » (THE DARK TOWER, I.THE GUNSLINGER AND THE DARK MAN), ou encore un « carrefour dans le temps », (op.cit. II. THE ORACLE AND THE MOUNTAINS); 2. que, par exemple, Maerlyn est capable de « remonter le temps » et que l’homme en noir parle de sa vie en milliers d’années (op.cit. I.THE GUNSLINGER AND THE DARK MAN).

8 Tous les lycéens ont vu en classe leur équivalent dans le panthéon grec ou romain et connaissent ces différences.

9 Les choses ne sont pas aussi simples que la méconnaissance des légendes cosmogoniques le laisse penser. Dans l’ANCIEN TESTAMENT, il y a en fait plusieurs noms qui correspondent à des qualités particulières de celui qui ne doit pas être nommé: Elohim (cité ainsi dans le texte) serait plutôt le dieu de la création. Shaddaï, l’ordonnateur, celui de la création continuée. Adonaï est le clément et le miséricordieux. Cebaoth, le dieu des armées. C’est après s’être nommé à Moïse que Yahvé est devenu peu à peu le Dieu suprême, source de tout être, unique, jaloux de son pouvoir et du contrôle du peuple élu.

10 Il en est resté dans l’imaginaire collectif le fait que l’atmosphère est insatisfaisante, mal maîtrisée et suspecte. Par ailleurs, elle est restée le siège des mauvais génies et des sorcières qui chevauchent dans les nuages. Survivances chez King: les orages violents, tornade, grêle, chaleur qui se produisent quand les forces du mal se manifestent.

11 Qui correspondent, en gros, à ce que nous pourrions appeler la coexistence de l’ordre et le désordre, de l’apollinien et du dionysiaque, deux notions fondamentales pour King. Voir Steve’s Rag, hors-série III, janv.97, page 9.

12 Toujours le vieux désir de sauvegarder son domaine contre un intrus, trop envahissant…

13 Dans tout statu-quo, il y a une sorte de part du feu…

14 Le mot « Satan » apparaît dans le LIVRE DE LA SAGESSE (2.24), écrit tardif non admis au Canon juif. Lucifer, l’ange rebelle rejeté et devenu le symbole du mal a été inventé beaucoup plus tard à partir de textes visant un roi de Babel (Isaïe, XIV, 12-16). Il ne fait partie de la tradition chrétienne que depuis le haut Moyen-Age.

15 Mais le NOUVEAU TESTAMENT, où Jésus affronte des démons, l’est.

16 Leurs sources védiques et babyloniennes sont identiques.

17 Si j’insiste sur ce point, c’est que King ne semble pas accepter ce dualisme: dans DESPERATION, on le voit s’interrogeant une fois de plus sur la force du mal et l’inutile cruauté de Dieu.
C’est là que la triade mazdéiste primitive se révélerait commode, avec un Dieu arbitrant des forces coexistantes dont il ne peut qu’assurer l’équilibre sans pouvoir en dépasser les composantes. Le mal étant déjà difficilement tolérable, il peut être consolant de penser qu’une puissance régulatrice puisse faire en sorte qu’il n’augmente pas. Situation qui semble être celle de la Tour Sombre d’INSOMNIA.

18 Dans THE DARK TOWER, il est question d’un instrument de musique, la cabrette, qui se joue « à un des niveaux supérieurs de la Tour », III. THE WASTE LANDS, VI.9.

19 On ne peut, faute de place, analyser aussi plus finement les transformations dans le récit du tableau de la cuisine maternelle, « JÉSUS-CHRIST, LE VISITEUR INVISIBLE » où il y a déformation de la symbolique chrétienne par l’imaginaire de Ralph (p. 646).

20 Il faut noter que INSOMNIA nous apporte peu d’ informations sur ces hiérarchies. Dans THE DARK TOWER, des précisions plus importantes sur la hiérarchie de certaines forces du mal nous sont données, des « suppôts de la Tour Sombre », la Bête au sommet, puis selon un ordre descendant: l’Inconnu sans Age, Marten et Walter, chacun étant « sans commune mesure » avec le précédent (I.THE GUNSLINGER AND THE DARK MAN) et enfin Jack Mort, inspiré par Walter (III.THE WASTELANDS, I.23) lors de l’accident de Jake.

21 Il en resté certaines expressions: « notre Père qui êtes aux cieux », le « septième ciel »…

22 Ou Satan, ou le Diable, ou le Prince des démons.

23 Il s’agit ici d’Hérode Ier. Deux Hérode ont joué un rôle dans la vie du Christ-messie: Hérode Ier a ordonné le massacre des enfants mâles à Bethléem (massacre des Saints-Innocents) à la naissance de Jésus,dont il craignait la rivalité. Hérode Antipas, son fils, a traité avec mépris Jésus au moment de la Passion et l’a envoyé à Ponce-Pilate.

24 Lou Van Hille formule l’hypothèse que le Messie pourrait être l’enfant à venir d’Eddie et de Susannah, que Patrick aurait pour mission de sauver (op.cit., page 26).

25 Rappelons que dans THE DARK TOWER, Roland est constamment référé à la lumière. Il est, dit King, « chargé d’assurer la perennité de ce monde d’amour et de lumière dont il se souvient » (II THE DRAWING OF THE THREE, argument). Roland se définit lui-même comme étant « né pour la lumière » (I. THE GUNSLINGER AND THE DARK MAN) alors que les ténèbres triomphent (III.THE WASTELANDS, III.9).

26 A noter que, quand l’homme en noir a un long entretien avec Roland (« Ainsi en a décidé mon maître »), ce maître suspend la nuit et il « continuera à la suspendre..jusqu’à ce que nous ayons fini »: la maître de Walter s’opposant ainsi au maître de la lumière capable d’arrêter le soleil pour favoriser la victoire de Josué (JOSUE, 10.12).

27 L’Eglise chrétienne utilise aussi ces deux couleurs dans sa symbolique: le noir -récemment remplacé par le violet- est la mort; le rouge est la couleur des apôtres et des martyrs. Sur la symbolique des couleurs utilisées par King, voir l’étude LE ROUGE, LE BLANC ET LE NOIR, Steve’s Rag nov. 1996, page 7.

28 Les portes des Cieux, la porte du Paradis, la Porte de la Jérusalem céleste, les portes de l’Enfer…

29 Pour les musulmans, Mahomet fit de même.

30 Ainsi Abraham, qui demande à Yahvé de ne pas détruire Sodome s’il y trouve 50 justes. Yahvé acquiesce. Puis on en vient à 45, puis à 40, 30, 20 et enfin 10 justes…(GENESE, 18).

31 Il n’y a, dans les textes hébreux anciens, que peu d’allusions à une survie au-delà du tombeau. Leurs croyances étaient muettes en ce qui concerne l’immortalité des individus. Les récompenses et les châtiments s’appliquaient à l’existence terrestre.

32 A noter la coexistence de trois mondes: celui du récit; celui d’un ailleurs que Ralph suggère à Lois; et celui que présente le jeune Patrick quand il dessine la Tour Sombre et son pistolero.

33 Dans INSOMNIA le ka est également défini comme étant « la grande roue des existences » (p. 427). Dans II.DRAWING OF THE THREE, le Ka est plutôt défini comme le destin ou le devoir, et ce rapprochement a un sens.

34 A la question posée par le journaliste lui demandant s’il craignait qu’une force maligne vienne remettre en cause les choses qui, pour lui vont si bien, King répond: « I don’t fear it, I know it. There’s no way some disaster or illness or other cataclysmic affliction isn’t already lurking in wait for me just down the road. Things never get better, you know; they only get worse. And as John Irving has pointed out, we are rewarded only moderately for being good, but our transgressions are penalized with absurd severity. I mean, take something petty, such as smoking. What a small pleasure that is: you settle down with a good book and a beer after dinner and fire up a cigaret and have a pleasantly relaxed ten minutes, and you’re not hurting anybody else, at least so long as you don’t blow your smoke in his face. But what punishment does God inflict for that trifling pecadillo? Lung cancer, heart attack, stroke! And if you’re a woman and you smoke while you’re pregnant, He’ll make sure that you deliver a nice, healthy, dribbling baby Mongoloid. Come on, God, where’s Your sense of proportion? But Job asked the same question 3.000 years ago, and Jehovah roared back from whirlwind « So where were you when I made the world? » In other words, « Shut up, fuck face, and take what I give you ». And that’s the only answer we’ll ever get, so I know things are going to go bad. I just know it », dans la célèbre PLAYBOY INTERVIEW, Eric Norden, juin 1983, cité par George Beahm, THE STEPHEN KING COMPANION, Warner Book, 1993, page 68. Pas de traduction à ce jour.

35 Postface de II. THE WASTE LANDS.





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