La Quete de la Tour. Ka et liberté
(Roland Ernould)
La longue quête de la Tour Sombre n’est pas seulement la passion du pistolero Roland de Galéad et de ses compagnons. C’est d’une certaine manière aussi l’itinéraire conceptuel et littéraire de King, itinéraire poursuivi pendant de longues années, pendant lesquelles il a évolué.
Les premiers textes 1 sont éblouissants et créent l’impression exceptionnellement forte d’un King différent de ses autres productions, dense, inspiré. Ce sont de purs joyaux, ciselés, pratiquement sans graisse et sans parties flasques, où rien ne parait ajouté ou inutilement développé. Des textes qui marquent le lecteur. Les deux volumes suivants présentent ces qualités de façon moins constante, avec une trame plus distendue. L’intérêt demeure encore fort, mais n’a plus tout à fait la prégnance des premiers récits. C’est plus varié, et en même temps plus disparate.
Mais indépendamment de l’intérêt intrinsèque de la narration, cet ensemble incomplet permet de montrer l’évolution parallèle de King et de situer plus précisément la place de l’homme dans ces mondes où les choses paraissent écrites pour l’éternité. C’est que la quête du Pistolero pose un certain nombre de questions sur la destinée humaine: notamment la place réservée aux actes humains libres, replacés ici non pas dans une suite événementielle hasardeuse, mais insérés dans un destin qui leur donne leur plénitude. La définition donnée du ka – devoir, destin et « un endroit où tu dois te rendre » (t. II.Brassage) 2 rend bien compte de la naissance et de l’éducation de Roland, amené par devoir tantôt à sacrifier des compagnons, tantôt à les porter à des sommets d’expression où ils ne seraient jamais parvenus seuls; avec l’obsession mono-maniaque de parvenir à la Tour.
1. LE PISTOLERO .
1.1. Qu’est-il?
Un aristocrate, « seigneur des vieilles terres », qui avait blason et bannière (t. II.le prisonnier, 3.4) dans une cité féodale entourée de murailles (t I.4). Son « père fut le dernier seigneur des lumières » (t. I.4).
Il traite avec hauteur un palefrenier suspect (t. I.1) ou l’amant de sa mère (t. I.4), ou même Blaine (t. III.6. 9 et 10). Son comportement avec les habitants de River Crossing est celui d’un seigneur bienveillant, devant lequel les habitants s’agenouillent pour recevoir sa bénédiction » (t. III. 4.5).
Il pratique le Haut-Parler (t. I.1), qui n’a plus cours, sauf chez les très anciens ou les démons qu’il peut commander dans cette langue (t. I.2).
Il a de la sympathie, voire de l’admiration, pour un adversaire valeureux, mais mépris envers le petit peuple: des spectateurs mangent, en attendant une exécution et Roland « encore une fois, désespérément, vainement, chercha où était l’honneur, où était la noblesse dans tout ça » (t. I.2).
Son monde s’est effondré autour de lui: « Il était le dernier pistolero » (t. I.1).
1.2. Qui est-il?
Un homme d’action: « Il n’avait jamais été un de ces hommes qui se soucient de comprendre leur propre personnalité; le concept de conscience de soi (…) lui était étranger. Il était avant tout soucieux de consulter en un éclair les méandres mystérieux de son esprit, puis d’agir aussitôt » (t. III. 1.1);
lent et opiniâtre: « Tu n’es pas vif (…). Cela te rendra redoutable », lui dit son père (t. I.2). Obstiné, il a la « tête dure » et il doit « bûcher » (t. I.4);
à l’esprit pratique, technicien: « J’ai toujours été capable de dégainer un pistolet plus promptement qu’aucun de mes camarades et de viser plus sûrement dans le mille; mais je n’ai jamais eu l’esprit très agile » (t. III.5.2);
qui ne se pose pas de grandes questions: « Il n’est pas de ta nature de te projeter si loin dans l’avenir » (t. I.5.242);
surtout intuitif: « mélange de sec pragmatisme et de folle intuition, qu’il tenait probablement de son étrange grand-mère, Deirdre la Folle » (t. III.5.30). « Nulle pensée, mais nulle peur non plus d’agir sous la dictée de l’intuition » (t. I.3);
efficace, compétent et déterminé dans l’action: « Comme lui, le faucon n’avait rien d’un dilettante, n’avait jamais cessé de jouer au centre du terrain » (t. I.2). « Mon but? Tu le connais. Trouver la Tour. J’ai juré d’y parvenir » (…). -« Ta manière de poursuivre ce but. Cet esprit lent, laborieux, opiniâtre qui t’anime. Et qui n’a pas eu son pareil dans toute l’histoire du monde, peut-être même dans toute celle de la création » (t. I.5).
1.3. Quelles influences subit-il?
Il vit dans un monde de traditions, où le patriarcat est fondamental: « C’était la voix de mon père; de tous mes pères. Quand on entend une telle voix, il est impensable de ne pas lui obéir sur-le-champ. C’est ce qu’on m’a enseigné » (t. III.1.18). Le nombre des allusions aux pères est considérable 3.
Ses dispositions naturelles ont été renforcées par son maître d’armes, Cort, qui lui a appris à ne pas se poser de questions: « Pourquoi un a est-il un a, une lettre courbe dont tu ne pourras jamais faire un i…? Ne t’occupe pas du pourquoi des choses » (t. I.3). Il doit également se méfier des apparences et observer avec passion: « Ecoutez-moi, larves (…). Vous ne voyez jamais tout ce que vous voyez (…).Vous aurez appris à voir plus de choses dans un seul coup d’œil que bien des gens dans leur existence entière » (t. II. le prisonnier.1.5).
Il ne doit pas laisser place à ses sentiments: « Ne va pas commettre la bêtise de placer ton cœur à sa portée, Roland », lui dit son père. Mieux vaut préférer la haine, qui stimule, à l’affection qui ramollit. Cort frappe avec sauvagerie ses élèves qui commettent des erreurs, même et surtout s’il doit susciter leur haine: avec la haine, « tout espoir n’est pas perdu » (t. I.2).
Il a reçu également une formation religieuse: « De nos jours, le Saint-Livre est entièrement perdu… à l’exception des passages que j’ai été obligé d’apprendre par cœur » (t. I.3). « C’était ce que le père de Roland, puis Cort, son maître, lui avait enseigné et il le croyait toujours. Les dieux ne punissent pas les péchés sur le champ, mais tôt ou tard, il faut payer le prix de son péché » (t. III. 1.1).
De toute façon, son père le place au-dessus de la morale ordinaire. Roland explique à son père pourquoi il a vendu le cuisinier qui conspirait. « Aurais-je pu faire autrement? La trahison est un… ».-« Si tu as fait ça pour ce genre d’idéaux simplistes qui traînent dans les livres de classe, alors ce n’était pas la peine ». Les mots lui giclèrent de la bouche: « C’était pas pour ça! Je voulais le tuer, les tuer tous les deux. Ces menteurs! Ces vipères! Ils… ».-« Continue ».-« Ils m’ont fait du mal, acheva-t-il. Ils m’ont fait quelque chose, ils ont changé quelque chose en moi. C’est pour cela que je voulais les tuer ». Son père lui fait signe qu’il comprend: « Voilà qui vaut la peine. Amoral, certes, mais ce n’est pas ton rôle d’être moral. En fait (…), il se peut que la morale ne soit jamais de ton ressort » (t. I.2).
Il reste à citer la phrase de sa mère: « La seule beauté réside dans l’ordre, l’amour et la lumière » (t. I.3).
1.4. Ce qu’il est devenu.
Un pistolero, un sorte de gardien de la paix, un homme chargé « de faire obstacle aux modifications du monde » (t. II. Pusher, 4.6).
Il a soif dans le désert: « Il progressait depuis maintes années dans le khef et en avait atteint le cinquième niveau. Au septième ou huitième, il n’aurait pas eu soif et se serait borné à observer avec un détachement clinique la déshydratation de son corps, n’humectant ses fissures et creux internes que lorsque sa logique le lui aurait dicté » (t. I.1). Il peut donc se passer d’eau dans l’immédiat: « En un sens, rien de tout cela lui déplaisait. C’était romantique » (t. I.1). Plus d’eau: « Il ne voulait pas tomber, même s’il n’y avait personne pour le voir. Question d’orgueil; un pistolero a sa fierté, cette ossature invisible qui lui maintient la tête haute » (t. I.2).
C’est une machine à tuer, qui tire d’abord: « Sans l’ombre d’une pensée consciente, sans même apparemment le plus petit déclic de ses réflexes, le pistolero dégaina » (t. I.3). Il extermine sans frémir la population de Tull (39 hommes, 14 femmes, 5 enfants (t. I.1). On en a fait un tueur, une sorte de Rambo qui a « l’air si bizarre sans ses revolvers. Si anormal » (t. III. 1.30).
Ce professionnel, qui ne parle que de tuer (t. I.5), a atteint l’homme en noir, qui apprécie en connaisseur: « Avec quelle perfection tu as accompli les prophéties des anciens! » (t. I.3). Il est promis à un destin exceptionnel: « Voilà bien trois siècles que je n’ai tiré de cartes à personne, et je soupçonne ne l’avoir jamais fait pour y lire un avenir tel que le tien (…) Tu es le dernier aventurier au monde, le dernier croisé. Quel sujet de fierté, Roland! » (t. I.5).
2. SON KA.
2.1. La confiance en son ka.
« Roland avait consacré sa vie entière à lutter contre la fatalité brutale 4 – c’était son ka en quelque sorte » (t. II.Pusher.2). « Le regard qu’il posait sur le monde se bornait à constater l’existence de la prédestination et l’impossibilité d’échapper à ce qui, de toute éternité, vous était réservé » (1. 3). « Il comprenait que trois choses seules comptaient: la mort, le ka et la Tour » (t. II. Brassage).
Cette attitude confère à ses recherches une confiance et une sérénité totales. Il poursuit l’homme en noir: « Il savait qu’il se rapprochait, sans avoir la moindre idée de l’origine d’une telle certitude. Aucune importance non plus » (t. I.1). « Je le rattraperai. Nous le savons l’un comme l’autre » (t. I.1).
C’est son esprit prédestiné, son ka, qui, projeté dans le corps des autres, donne à leurs actions l’ efficacité qui lui permet de constituer son tet dans des conditions difficiles 5 (t. II. Pusher, 1. 4 et 4. 8).
2.2. Le ka: le prévu ou le destin annoncé.
Beaucoup de monde a l’air au courant de ce qui va se passer: la prophétesse de Tull, le démon ou l’esprit du Grand Ancien dans le mur du relais, l’Oracle. L’homme en noir lui tire les cartes, pour préciser le cours annoncé des choses et lui donne des informations complémentaires: « Tu auras à tuer l’Inconnu sans Age » (t. I.5).
Roland croit en ces prévisions: le démon de la cave lui a dit: « Aussi longtemps que tu voyages avec le garçon, l’homme en noir voyage avec ton âme en poche » (t. I.2). L’Oracle lui dit à peu près la même chose (t. I.3) : en dépit de l’affection qu’il lui porte, Roland laissera donc périr l’enfant, puisqu’il doit en être ainsi.
2.3. Le ka: la force du devoir.
« S’il s’agit du ka, la question de savoir ce qu’on est supposé faire ou ne pas faire n’entre même pas en ligne de compte. Si nous évitions Lud, les circonstances nous forceraient à revenir. En l’occurrence, mieux vaut se soumettre tout de suite à l’inéluctable au lieu d’atermoyer » (t. III. 4. 24).
Même quand la situation est désespérée, il ne faut pas faillir: « Parfait. Je n’ai plus rien à manger maintenant. J’ai deux doigts et un orteil de moins qu’à ma naissance. Je suis un pistolero dont les balles peuvent très bien refuser de partir. Je suis malade à cause de la morsure d’un monstre et ne dispose d’aucun remède »…Et l’énumération continue. « Mais dans l’accomplissement du devoir, aucun motif de désistement ne devenait acceptable ». « N’aurait-il été si loin que pour mourir? Jamais! Et s’il devait périr malgré sa détermination, ce serait au moins sur le chemin de la Tour » (t. II. Prisonnier, 1).
2.4. Le ka: le chemin ou la mission.
Il y a des renoncements que l’on peut faire par discipline. Ainsi, grâce aux pouvoirs magiques de l’homme en noir, Roland peut fumer: « Profites-en. Tu risques de ne pas refumer d’ici longtemps ». – « Le pistolero accueillit impassiblement la nouvelle (t. I.5). Ce genre de renoncement, rendu plus facile par l’habitude, est plutôt passif.
En fait, ce sont les souffrances douloureuses et les durs sacrifices qui donnent des droits et ouvrent des portes.
Roland a payé le prix à l’Oracle: « C’est en monnaie de chair que se règle toujours l’échéance d’un mal -qu’il soit nécessaire ou non » (t. I.3).
Il a dû sacrifier Jake, comme était disposé à le faire Abraham avec Isaac, et ses remords le conduiront ultérieurement au bord de la folie.
Et il a fallu la longue quête qui a duré des années pour obtenir les informations qu’il désire: « Pose tes questions », dit l’homme en noir. « J’y répondrai dans la mesure de mon savoir. Tu y as droit: tu m’as rattrapé. Je ne croyais pas que tu y parviendrais » 6 (t. I.5).
Ce qui paraît indiquer que, si les choses sont écrites, encore faut-il que celui qu doit les réaliser soit en mesure de faire preuve de valeur, de déjouer les pièges tendus et d’être à la hauteur des enjeux.
« Nul ne cherche à t’investir d’un pouvoir, pistolero », dit l’homme en noir. « Il est en toi, tout simplement. Aussi nécessairement que l’eau suit sa pente, il faut que tu en sois informé » (t. I.5).
Pour suivre le chemin du destin, en réalisant, par l’action efficace, son propre destin.
3. SON KA-TET.
3.1. Le ka-tet imposé.
Problématique tet, [« un mot qui signifie un groupe de gens partageant le même but et les mêmes intérêts (…). Le ka-tet est l’endroit où plusieurs vies sont unies par le destin » (t. III. 1. 23) ], puisque deux membres sont douteux.
Eddie, un héroïnomane de 23 ans, vivant d’expédients, psychologiquement dominé et mentalement diminué par son frère; Odetta, 27 ans, une personnalité alternante, composée d’une kleptomane sadique, obsédée sexuelle, et d’une activiste pincée bon chic-bon genre. Pour compenser, Jake, 9 ans, jeune garçon fort avancé pour son âge, à l’imagination vive et hardie, qui a des parents d’un bon niveau social, mais indifférents; et enfin le pistolero.
« Nous sommes un ka-tet, commença Roland. En d’autres termes, un groupe d’individus liés par le destin – les philosophes de mon pays affirmaient que seules la mort et la trahison pouvaient rompre un ka-tet (…) Chaque membre du ka-tet est semblable à une pièce de puzzle. Prise isolément, chacune est un mystère, mais une fois rassemblées, toutes forment une image ou une partie d’image. Il peut falloir beaucoup de ka-tet pour parachever une image » (t. III. 4. 19). Les membres d’un ka-tet partagent naturellement les pensées les uns des autres.
3.2. Roland exploite le tet.
« Il le sentait en fait capable de faire n’importe quoi. Pour sa Tour. Pour sa putain de Tour » (t. II. Rebrassage).
On l’a vu, le démon du relais et l’Oracle lui ont annoncé le sacrifice de Jake: « Il n’existait pas l’ombre d’une solution au problème posé par Jake, hormis celle qu’avait suggérée l’Oracle » (t. I.3). « Une telle situation aurait pu être ressentie comme dramatique, mais le pistolero ne voyait pas les choses ainsi: le regard qu’il posait sur le monde se bornait à constater l’existence de la prédestination et l’impossibilité d’échapper à ce qui, de toute éternité, vous était réservé » (t. I.3). Et au moment du sacrifice, Jake « cesse d’être Jake et devient seulement l’enfant, un être impersonnel, pion sur l’échiquier » (t. I.3).
Des portes se sont ouvertes entre des mondes: quand elles se refermeront, ce sera pour toujours. Et aussitôt Roland pense qu’à cet instant, il faudrait que les membres du ka-tet soient dans son propre monde, avec lui. L’homme en noir qui habite occasionnellement sa pensée, lui parle: « Tu as tué l’enfant, sacrifice qui t’a permis de me rattraper et, je suppose, de faire apparaître cette porte entre les mondes. Voilà qu’à présent tu t’apprêtes à un triple tirage, condamnant les trois compagnons qui te seront donnés à un sort dont tu ne voudrais pas: vivre le restant de leurs jours dans un univers radicalement autre où la mort sera susceptible de les prendre avec autant d’aisance qu’elle s’empare d’animaux de zoo remis en liberté dans la nature hostile ». -« La Tour, se dit avec sauvagerie le pistolero. Une fois que j’aurai atteint la Tour et fait ce que je suis censé y faire, que j’y aurai accompli cet acte fondamental -quel qu’il soit- de restauration ou de rédemption pour lequel j’ai été conçu, alors, peut-être… » (t. II. Prisonnier, 4. 6).
Un de ses compagnons lui dit: « Je serais là, couché sur cette plage, hurlant pour que tu m’aides, tu me passerais sur le corps si tu n’avais pas d’autre chemin pour atteindre ta putain de Tour » (t. II. Brassage). A cela Roland répond un peu plus tard: « Jusqu’à la Tour au moins, cette partie de ta vie est close. Après, je m’en fiche. Après, tu seras libre d’aller au diable à ta manière. Mais jusque là, j’ai besoin de toi » (t. II. Dame, 1.8). Et à Susannah: « Je n’ai pas songé au mal que je pouvais te faire, je ne m’en suis même pas soucié » (t. III. Prisonnier, 1.2).
3.3. Roland comprend le tet.
La faiblesse n’est pas de mise, Cort et son père le lui ont appris. Mais quand Jake, qui va être sacrifié, lui dit qu’il n’est qu’un « jeton de poker », Roland accuse le coup. « Il resta assis dans le noir, crispé, frappé d’horreur et terrifié (la première terreur qu’il eût de quoi que ce fût dans toute son existence) à l’idée de pouvoir être saisi par le dégoût de soi » (t. I.4). Il n’était pas nécessaire de « recourir à un moyen aussi humiliant pour atteindre la Tour Sombre » (t. I.4).
« Pareille méditation était pour lui chose nouvelle 7, sans précédent, et non dénuée d’une certaine douceur au charme mélancolique, quoique parfaitement dépourvue de valeur pratique » (t. I.3). Et il lui faudra un long chemin mental pour voir autre chose que ce qu’il est: la mort de Jake n’est pas un accident de parcours, « il s’était agi d’un acte conscient, d’une damnation librement acceptée » (t. II. Dame.3.4). Quand il voit Eddie consoler Susannah, il se dit qu’il ne saurait jamais en faire autant: « Et voilà qu’une terreur insidieuse venait rejoindre en lui l’amertume », et il pense: « Un être sans cœur est un être sans amour, et un être sans amour est une bête ». Et réaction inattendue de ce cerveau devenu au fil du temps minéral et impassible: « Je veux aimer! sanglota-t-il en silence » (t. II. Dame.3.4).
3.4. Le tet comprend Roland.
« Tu n’es rien d’autre qu’un cinglé de plus à chanter: « Marchons, soldats du Christ » » (t. II.Rebrassage): la communication est d’abord difficile entre Roland et ses compagnons. Eddie lui demande, en visant les anciens amis de Roland: « Est-ce que eux aussi ont avalé toutes ces salades que tu débites sur le ton d’un putain de sergent recruteur de marines? Ces histoires d’aventures, de quête, d’honneur? – Ils avaient une claire conscience de l’honneur, oui, répondit Roland » (t. II.Dame, 1.8).
Les remords de Roland, qui le conduisent sûrement à la folie, et la prise de conscience par le tet qu’il est finalement un humain malheureux comme un autre et non un robot déshumanisé, vont faciliter le rapprochement: « Qu’est-ce qui clochait chez lui? (…). Il était temps que ce grand échalas sache qu’ils savaient que quelque chose clochait ». Ils lui disent: « Si nous sommes tes compagnons (…), il est temps que tu commences à nous traiter comme tels. Dis-nous ce qui ne va pas » (t. III.1.5). Et viendra l’aveu de Roland, qui ne parle plus ici de destin: « Le garçon s’appelait Jake. Je l’ai sacrifié -je l’ai tué- afin de pouvoir rattraper Walter et le faire parler. je l’ai tué sous les montagnes » (t. III.1.13).
Il s’humanise. Eddie le lui dit: « Chaque fois que j’en viens à penser que tu es aussi mécanique que cet ours, tu me surprends en faisant quelque chose qui me semble bel et bien humain » (t. III.86).
3.5. Un ka-tet humanisé et chaleureux.
« Susannah et lui citaient de plus en plus souvent les premiers dictons de Roland… et vice-versa. On aurait presque dit qu’ils formaient les deux moitiés d’un même » (t. III.1.5).
Ses compagnons lui demandent plus d’autonomie et de responsabilités: « Cesse de te conduire comme si nous étions un troupeau de moutons et toi le berger nous filant le train en agitant une houlette pour nous empêcher, écervelées créatures, de quitter la route pour nous précipiter dans des sables mouvants. Montre-toi plus tolérant envers nous. Si nous devons mourir dans la cité ou à bord de ce train, que je perde la vie en sachant que j’étais plus qu’un simple pion sur l’échiquier ». Roland reconnaît le bien-fondé de cette demande et envoie à Eddie le signe de reconnaissance: « Pistolero, j’implore ton pardon » (t. III.4.25).
Et ses compagnons finissent par adhérer à la quête. Eddie pense: « Chaque pas qu’il ferait le rapprocherait du champ de roses et de la Tour qui le dominait de sa masse. Il se rendit compte -non sans émerveillement- qu’il était résolu à voir la Tour… ou à périr à la tâche » (t. III.4.8).
Roland a compris et accepté ses compagnons comme ses égaux. Ses compagnons l’ont compris et acccepté pour ce qu’il est. Le ka-tet est prêt, avec la rage de vivre de Detta ajoutée à la prudence et la sagesse d’Odetta, le dévouement et la spontanéité d’Eddie, l’astuce et la finesse d’esprit de Jake et le pistolero.
4. LA NÉCESSAIRE ASCÈSE.
4.1. Le renoncement.
« La faute est toujours au même endroit (…) chez celui qui est assez faible pour ne pas vouloir l’assurer » (t. II.Brassage).
On l’a vu au § 1.4., Roland a un parfait contrôle de lui-même. Quand il entre en dépression mentale, il accomplit le geste qui doit être le plus éprouvant pour un pistolero. Il donne ses armes, dont il n’est plus le maître fiable: « Je suis en train de perdre l’esprit morceau par morceau. Tant que la blessure qui est en moi ne sera pas guérie -si elle guérit jamais- je ne serai pas digne de porter ceci » et il remet son pistolet et son couteau à Eddie (t. III.1.30).
Dans la même voie du renoncement, ses compagnons récusent leur vie antérieure. Ainsi pense Eddie: « Où donc au juste avait-il passé sa putain de vie? Où l’avait-il passée, à quoi l’avait-il employée, qui avait-il à ses côtés ce faisant et pourquoi se sentait-il soudain si lugubre, si fondamentalement roulé? » (t. II. Rebrassage).
4.2. La valorisation.
Eddie peine terriblement quand il lui faut pousser le fauteuil roulant d’Odetta et il pense à sa rédemption: « J’crois que c’est à toi seul d’assumer, Dieu qui se venge, vois-tu? » (t.II.Rebrassage). Ce que confirme Roland: « C’est une quête à poursuivre, une occasion qui t’est donnée de racheter ton honneur » (t. II.Dame, 1.8). Et Eddie en remercie Roland: « Tu n’as pas fait que me sauver la vie. C’est ma putain d’âme que tu as sauvée » (t. II.Brassage final).
Ce n’est pas facile de passer de la vie urbaine à un mode de vie naturel. « Entre voir et ne pas voir, il peut très bien y avoir la même différence qu’entre vivre et mourir » (t. II.Prisonnier, 1.5). Avec l’aide du pistolero, ils apprennent à chasser, à faire du feu, à tirer au pistolet, et ils réussissent. « Elle [la clé] est superbe! [Roland] exprimait une révérence empreinte de surprise qui était toute neuve aux oreilles d’Eddie. Est-ce qu’elle est finie? » (t. III.3.1).
4.3. Le douloureux effort.
Pour se valoriser, il a d’abord fallu souffrir moralement. Eddie, torturé par Detta, subit dans la dignité: « Il ne se donnait pas la peine de supplier la sorcière derrière lui (…). C’eût été dégradant. Il avait mené une existence dégradante et ne se découvrait nulle envie de tomber plus bas dans ce qui lui restait à vivre » (t. II. Pusher, 3.11).
Les réussites comportementales ne s’obtiennent pas non plus dans la facilité.
« Roland savait que les leçons qui marquent le plus durablement sont toujours celles que l’on apprend de soi-même » (t. III.1.1). Et cet entraînement est celui de marines ou de paras: « La plus importante de toutes les leçons n’avait pas changé: comment tirer, comment atteindre sa cible à tous les coups. Comment tuer » (t. III.1.1). A ses apprentis-tireurs, il fait réciter un rituel de self-control, puis imaginer leurs ennemis à la place des cibles et les conduit à une sorte de pic émotif: « Alors TUE-LES (…), TUE-LES TOUS! » (t. III.1.1).
Ou bien il faut surmonter des expériences antérieures dévalorisantes. Eddie aime travailler le bois, mais son frère aîné s’est toujours moqué de lui. Il est gêné de travailler devant les autres, il sous-estime son travail: « Je ne suis pas très bon »(t. III.1.4). Il doit faire la clé qui permettra d’ouvrir le passage de Jake, mais n’y arrive pas. Roland doit le gifler pour obtenir une réaction positive: « Tu es sorti de l’ombre de l’héroïne et de l’ombre de ton frère, mon ami. Sors donc de l’ombre de toi-même, si tu l’oses. Sors » (t. III.3.13). Et Eddie fera la clé.
4.4. La satisfaction dans l’action efficace.
Eddie, défié, pense descendre le pistolero. Puis il triomphe de lui-même: « La chose mourante avait achevé son agonie (…), elle avait disparu à jamais » – « J’ai oublié le visage de mon père, pistolero (…) et j’implore ton pardon. Roland desserra le poing et rendit le fardeau de la clé à celui que le ka avait choisi pour le porter ». – « Ne parle pas ainsi, pistolero, dit-il dans le Haut-Parler. Ton père te voit… ton père t’aime… et moi aussi » (t. III.3.5).
Après la mise en oeuvre des leçons de tir de Roland, marquées par la réussite, Susannah tue l’ours. « Quel tir! Bon Dieu, Suzie, quel tir! – J’espère que je n’aurai plus jamais à faire un truc pareil, dit-elle. Mais une petite voix s’éleva en elle pour la contredire. Cette voix insinuait qu’il lui tardait de refaire un truc pareil » (t. III.1.9). De même Eddie: il pouvait bien affirmer qu’il ne voulait pas devenir pistolero, « Son cœur savait qu’il avait éprouvé du plaisir en envoyant la ménagerie électronique dans un monde meilleur » (…). « Et bizarrement, sa terreur n’avait n’avait fait qu’augmenter son plaisir ». « Une overdose d’excitation » (t. III.1.27).
« Nous sommes avec toi parce que nous y sommes forcés… ton foutu ka. Mais également parce que nous le voulons. Cela est vrai pour Susannah et moi, et je suis à peu près certain que ça l’est aussi pour Jake (…). Je veux voir la Tour (…). Je viens de mon plein gré. Nous venons de notre plein gré. Si tu mourais cette nuit dans ton sommeil, on t’enterrerait puis on reprendrait la route. Probable qu’on ne ferait pas de vieux os, mais on mourrait sur le sentier du Rayon » (t. III.4.25).
« Nous mourrons tous à notre heure (…), mais nous atteindrons la splendeur » (t. II. Brassage final).
5. IMPLICATIONS ÉTHIQUES.
5.1. Des destins séparés.
La culture du pistolero est celle d’une société patriarcale soumise à l’honneur. Roland n’est que par ceux dont il est issu. L’énergie et la pulsation qui l’animent viennent du fond des âges et le culte des morts est nécessaire pour que le patrimoine spirituel ne se perde pas en chemin. Chacune de ses démarches est subordonnée au respect de la dignité inculquée, qui s’impose à sa conscience comme un impératif catégorique kantien. Il lui est interdit de faillir, de s’abandonner au doute et au désespoir. Ce serait déshonorer son ou ses pères, toujours présents dans son esprit.
On ne lui a pas appris à rechercher des satisfactions égoïstes, momentanées ou instables, qui conduisent à oublier que ce qu’on est est à transmettre dans le durable. Seule une éducation intransigeante comme celle de Cort peut amener l’éduqué à ultérieurement se soumettre sans rechigner à de telles exigences et à écarter les sentiments qui n’intéressent que ses faiblesses 8. C’est ce que le pistolero s’efforcera d’enseigner aux membres de son tet, comme Cort le lui a inculqué.
Les rituels d’abord, comportements obéissant à certaines règles, se répétant selon un schéma immuable, destinés à obtenir les effets désirés permettent de libérer l’individu de l’angoisse égocentrique et de la peur, en le rattachant aux prédécesseurs dont ils perpétuent les acquis.
Mais Eddie et Susannah sont tout autres. Ce sont des individus rebelles, surtout concernés par eux-mêmes, sans attaches profondes, vivant le moment et qui rechignent quand Roland leur impose des règles qui lèsent leurs intérêts ou limitent leurs désirs. Il leur a fallu du courage pour écarter leurs pulsions et leurs sentiments personnels et se soumettre aux exigences de Roland. Ils ont changé, mais leur conversion est fragile, et les préoccupations immédiates de survie ne doivent pas être ignorées: « Ce monde n’est pas le nôtre, Roland. Sans toi, nous mourrions (…). Nous avons besoin de toi » (t. III.1.1).
Ils se sentent meilleurs, mais encore incertains. La moitié de Susannah a un passé trouble: « Ne vous laissez pas abuser par mes larmes. Je me rappelle avoir fait des choses et je me rappelle en avoir joui. Si je pleure, c’est sans doute parce que je sais que je m’empresserais de recommencer si les circonstances me le permettaient » (t. III.1.14).
C’est l’engagement commun dans une action qui les a rendus actuellement meilleurs.
5.2. L’action qui grandit.
Compagnons involontaires de Roland, Eddie et Suzannah doivent maintenant assurer leur survie dans un monde revenu à des pratiques élémentaires de subsistance, auxquelles leur vie citadine ne les a pas préparés. Il leur faut beaucoup apprendre.
Ils ont recherché -dans des situations qui n’ont pas toutes été évoquées dans les § précédents- la perfection dans leurs réalisations. Ils l’ont trouvée, même si leurs premières productions n’étaient pas sans défaut. Mais quand négligences et inexactitudes peuvent être sanctionnées par la mort, la conscience doit accomplir à chaque instant une conquête volontaire de la compétence. D’autant plus que Roland ne protège pas ses apprentis et s’expose, comme eux, à la mort en cas de ratage: « C’est ta véritable épreuve et tu as intérêt à la réussir » (t. III.1.6), quand Susannah tire contre l’ours.
Ils ont échangé une vie antérieure de qualité douteuse contre la rigueur qu’exige une action réussie. Ils vont jusqu’au bout de leurs possibilités et ils échangent leur vie passée contre quelque chose qui apporte un nouveau sens, plus élévé, à leurs actes -et peut-être à leur mort. L’action entreprise leur a permis de s’élever au-dessus de ce qu’ils étaient, de se délivrer de leurs faiblesses et d’eux-mêmes. Une nouvelle liberté leur donne une plus grande possession de soi et tend leurs égoïsmes vers un but qui les dépasse 9. « Ce n’est pas seulement un monde qui est à conquérir (…). Je ne risquerais ni ta vie, ni la sienne -et je n’aurais pas permis que mourût l’enfant- s’il n’y avait eu que cela » -« De quoi tu parles? » -« De tout ce qui est, répondit le pistolero, serein. On va y aller, Eddie. On va se battre. On va être blessés. Et à la fin, nous serons debout » (t. II.Brassage final).
lls étaient des larves, individus remplis d’eux-mêmes, insatisfaits cependant, et dont la valeur était latente, déviée, pervertie, inexprimée. Heureusement « il y avait de l’acier dans Jake Chambers, tout comme il y en avait dans Eddie et Susannah » (t. III.2.2). Ils sont devenus des hommes: la différence entre l’individu et l’homme se mesurant à son élan positif hors de lui-même. Ils sont devenus des pistoleros.
Et quand, plus tard, le groupe se scinde en deux (t. III.5.15), chacune des parties est aussi efficace.
5.3. La solidarité dans l’action: le sacrifice.
Ils ont appris, ils ont entrepris, ils ont réussi: mais si agir, c’est aller au-devant des obstacles, vaincre des résistances, c’est aussi nouer des alliances, établir des solidarités. Ils ont appris la communauté dans l’action.
L’épisode du passage de Jake (t. III.3.28 à 42) montre bien la complémentarité des tâches. A chacun sa partie dans l’urgence. Susannah, le génie. Eddie, la clé. Le pistolero, la vision d’ensemble et le geste salvateur.
Mais si agir, c’est aussi lutter contre des forces adverses, c’est également s’oublier, s’engager sans restriction et de bon coeur. Renoncer à nos passions et intérêts particuliers pour arriver au don de soi. Quand des hommes affrontent des dangers, ils sont prêts à tous les sacrifices, dans une pleine vérité envers les autres et envers eux-mêmes. Un mélange d’effort et de dévouement, qui les conduit à se débarrasser de leur égoïsme naturel et de leurs défaillances, pour participer au groupe dans lequel ils trouvent la raison de leur accomplissement Ne plus songer à soi, mais à l’équipe. Et même envisager la mort. Eddie pense aux copains disparus de Roland; ils le suivaient et avaient la même envie de voir la Tour: « Et ils sont tous morts. Tous jusqu’au dernier » (t. III.1.27).
On comprend mieux les méthodes d’instruction musclées du pistolero: céder à la pitié devant celui qui peine, caler devant l’horreur de sa souffrance, c’est accroître sa faiblesse, le mettre ultérieurement en péril, et le groupe avec lui. L’amour sans faiblesse ni compromission. L’authenticité de l’action qui favorise la communauté permet d’établir un pont entre deux notions, l’idée d’amour dans l’action: on est heureux parce qu’on a su assumer ses responsabilités en même temps que les autres ont assuré les leurs. Ensemble.
5.4. La solidarité dans l’action: la joie.
Le pistolero avait perdu les siens et vivait sa solitude en infirme du sentiment. Eddie vivait l’angoisse de son devenir dans une collectivité indifférente à sa toxicomanie. Susannah subissait ses deux vies incomplètes, incohérentes et incompatibles. Les voilà maintenant unis, avec Jake, fils spirituel de Roland et Ote, à la recherche de la Tour.
L’angoisse individuelle sans objet disparaît dans cette quête collective où chaque chose a sa raison d’être, où chacun prend la place qu’il est opportun d’occuper dans tel cas, où la réussite individuelle devient indispensable à la réussite collective. La réussite personnelle n’est plus indifférente ou opposée à la réussite du groupe, mais elle est complémentaire en synergie. La tension qui résulte de cette action collective devient affectivement positive. Quand Eddie, après maintes difficultés 10, a terminé sa clé, c’est plus qu’une clé qu’il a fabriquée: il a accompli un parcours spirituel important qui lui apporte la joie. De même Jake: « Il était fort content de lui. Il avait allumé le feu vespéral et donné la bonne réponse » (t. III.5.2). L’homme n’est finalement heureux que lorsqu’il en a été beaucoup exigé et qu’il a réussi.
Sur le plan collectif, chacun a enrichi l’autre, tout en assurant le devenir du groupe. La collectivité n’est plus danger, hostilité ou indifférence. La communauté qui la remplace est organisatrice, structurante: ce n’est plus une addition d’individus, mais une multiplication de forces, où chacun est aussi bien responsable de la réussite que de la défaite.
Responsables les uns des autres, à des degrés inégaux sans doute: le pistolero est manifestement le plus fort. Mais seul, il n’est rien dans une action comme celle prise en exemple plus haut: le passage réussi de Jake est le fait de tous; et l’égalité est dans le bonheur d’avoir accompli l’action, à la place où chacun était indispensable. Le bonheur n’est pas un but, mais une récompense.
5.5. La reconnaissance du chef.
Roland a une place particulière dans le groupe: il l’a instruit, il est dans son monde, il est en quelque sorte le chef spirituel. Il a fait de ses compagnons des pistoleros malgré eux. Il s’est montré insensible aux sentiments de ceux qu’il a formés dès l’instant où il s’agissait d’obtenir un résultat. Il n’en a pas fait des subordonnés aveugles encaissant sans protester le maître: il a essayé de les porter à son niveau – du moins à leur faire grimper aussi haut que possible les différents échelons qui mènent en haut de l’échelle 11. Il est d’ailleurs difficile d’imaginer Eddie et Susannah dociles: manœuvrables peut-être, mais pas soumis. Ce ne seraient pas des pistoleros.
Il reste, malgré Jake, solitaire dans le groupe, où, il est vrai, Eddie et Susannah forment un couple. Mais il a construit une micro-société qui a ses rituels, un cérémonial de maîtrise, une tradition d’honneur qui s’instaure. C’est peut-être la vraie égalité, celle où, comme le souhaitait J.J. Rousseau, la volonté particulière des individus rejoint la volonté générale, celle-ci étant incarnée par un chef auquel elle se soumet. Chacun est responsable de tous, devant tous, parce qu’il se reconnaît dans l’action entreprise.
De chef imposé et subi, Roland est devenu chef charismatique 12.
5.5. La Tour.
Les meilleurs d’entre nous ont besoin de dépasser les individus que nous sommes. Il nous faut aller vers quelque chose, donner un sens à nos actes, suivre l’élan qui nous pousse à aller plus loin, plus haut, ailleurs, à conquérir un absolu, de nous convertir en lui pour dépasser nos vies insuffisantes.
Cette attirance vers un pôle qui ordonne l’existence, qui donne un sens aux conduites, qui vainc l’angoisse et la peur, peut prendre toutes sortes d’aspects et d’appellations, de l’œuvre visée à l’idéal ou au divin.
On avait donné à Roland comme but la Tour. Il n’existe que par et pour elle.
Et si ses compagnons, sur un tout autre plan, avaient eux-aussi besoin d’une tour pour exister? Et si la médiocrité de leur vie précédente ne venait pas de ce qu’ils n’avaient trouvé nulle Tour à conquérir? Quelle Tour ses parents proposaient-ils à Jake? 13.
6. IMPLICATIONS METAPHYSIQUES.
6.1. Ka et liberté: les données.
Dans THE DARK TOWER, les événements sont écrits et s’inscrivent dans un schéma qui a l’air d’avoir été établi pour l’éternité. La vie du pistolero est régie par l’enchaînement nécessaire des événements et des actes qui constituent la trame de sa vie. Il en est qui sont au courant de ce qui va se passer.
Mais en même temps, certains s’ingénient à créer des empêchements aussi bien matériels que psychologiques 14 pour modifier ce qui doit être 15. De son côté, Roland enseigne à ses compagnons à devenir performants dans le monde qui est le sien, les pousse à agir, à se perfectionner sans cesse: ce qui semblerait indiquer que les choses pourraient ne pas se dérouler de la manière prévue en cas d’insuffisance du tet. Dans tel épisode, Susannah pouvait laisser tomber son revolver, ou rater l’ours: le cours des choses serait alors changé.
Il y a là, en apparence, une difficulté majeure qui peut paraître troublante à celui qui pense que la liberté est l’absence de contrainte. Si Eddie n’arrive pas à terminer sa clé, que deviendra Jake? Et s’il refuse d’apprendre à devenir un bon tireur, s’il pense qu’il est inutile de se fatiguer puisqu’il pourrait peut-être mourir demain d’indigestion d’homarstruosité si cela est prévu?
6.2. Nécessité et résignation.
Le fataliste affirme que les événements prévus doivent obligatoirement se dérouler comme prévu. C’est inévitable. Quoi qu’on fasse pour les éviter, ils se produiront quand même. Le résultat -sauf miracle- ne peut pas ne pas être. Et le miracle est bien perçu comme une intrusion extérieure (divine ou autre) dans le déroulement normal des choses. Si le monde du pistolero était le théâtre de continuels miracles, Roland serait le jouet, le caprice des forces et il ne pourrait se réaliser 16. D’autre part, sauf prier, on ne voit pas bien ce qu’il pourrait faire. Or Jake, qui prie, se rend compte que la prière est inutile: « Il ne reçut aucune réponse de Dieu » (t. III.3.35).
6.3. Nécessité et accomplissement.
Cette conception passive de la nécessité n’est pas celle de King dans LA TOUR SOMBRE. Qu’il y ait des événements tracés, c’est ce qui apparaît à chaque instant. Mais il y a aussi le souci des héros d’anticiper le cours des événements en s’informant de leur apparition: d’où l’Oracle, le démon qui parle, les informations fragmentaires provenant des uns ou des autres, des signes, des rêves et des visions prémonitoires. Les voix mentales des membres du ka-tet interfèrent en dépit des espace-temps différents, s’appellent, s’informent, se consultent. Même les pères défunts interviennent. Sans compter les actions accomplies dans la plus parfaire inconscience, dont la copie de Jake est le meilleur exemple (t. III.2.3 et 22). Ou encore quand Jake quitte le domicile de ses parents: « Il s’accorda une pause, puis tourna à gauche. Cette décision ne devait rien au hasard, et il le savait. Il se dirigeait vers le sud-est, suivant le sentier du rayon » (t. III.3.6).
Pourquoi anticiper alors? Ce ne peut être pour contrarier ou ralentir le cours des événements. Il semble que serait vite broyé celui qui s’opposerait à la marche du destin. Il n’y en a pas d’exemples dans la TOUR SOMBRE. Mais dans INSOMNIA, on voit comment les forces réagissent les unes contre les autres pour stabiliser ce qui doit être: le petit Patrick a été sauvé au prix d’exceptionnelles manœuvres tortueuses des Entités Supérieures pour maintenir un équilibre entre les grandes forces 17.
6.4. Nécessité et insertion.
Aussi quand le pistolero cherche à connaître le cours prévu des choses, ce n’est pas pour agir contre sa destinée, ou la modifier dans un sens qui lui serait égoïstement favorable. Mais bien plutôt pour aller dans le sens de cette nécessité.
« Quand il s’agit du ka, la question de savoir ce qu’on est supposé faire ou ne pas faire n’entre plus en ligne de compte (…). En l’occurrence, mieux vaut se soumettre tout de suite à l’inévitable plutôt qu’atermoyer » (t. III.360).
Être libre 18, dans cette conception, ce n’est pas l’anarchie ou le refus des contraintes, mais l’organisation rationnelle et efficace de son action, de son savoir et ses techniques, pour les mettre au service de la libre acceptation de son destin. Être libre, c’est dire oui à la succession des événements, mais pas avec le consentement du fataliste. Roland propose une attitude dynamique: aller dans le sens de ce qui est prévu, en mettant son honneur à y jouer son rôle le mieux possible.
Sa liberté ne consiste donc pas à suivre sa fantaisie, mais bien à se mettre en prise avec son destin en assumant tout en le dépassant son rôle de pion sur un échiquier. Son action est justifiée par la continuité de la voie qu’il s’est choisie et la qualité de son rôle d’acteur principal: la pièce est écrite et répétée, les acteurs mis en scène et les décors en place. Il lui faut maintenant jouer son rôle. En grand acteur. Et s’il faut mourir, ce ne sera pas en geignant, mais debout.
Il ne s’agit plus de se transformer en esclave volontaire du destin. Ce n’est ni dans le caractère, ni dans l’éducation du pistolero. Roland souhaite réaliser sa destinée, pas seulement de manière efficace, digne de ses pères, mais si possible flamboyante 19 .
6.5. Responsables.
La liberté de Roland est bien devenue l’absence de contraintes étrangères, définition que l’on donne communément de la liberté, puisque ces contraintes étrangères sont maintenant désirées pour assurer dans l’honneur son destin. La contrainte extérieure n’a pas changé, mais elle est devenue intérieure. Dès lors, il devient responsable de ses actes, comme ses compagnons le sont des leurs. « Je dois finir la clé et je n’y arrive pas (…). Et si le gamin meurt, ce sera ma faute! » (t. III.234).
La réalisation de Roland ne se trouve pas dans la soumission, mais dans un choix. Elle naît de la soumission à un ordre, certes, mais sa liberté est bien dans les contraintes qu’il s’est données. Il échange une vie subie contre le désir de s’accomplir jusqu’au don total de soi.
Et s’effectue la conversion de ses compagnons à une liberté complètement différente de celle qu’ils vivaient auparavant: « Je veux retourner dans ce champ de roses et voir la Tour qui s’y dresse. J’ignore tout de ce qui se passera ensuite. Sans fleurs ni couronnes, et pour chacun de nous. Mais je m’en tamponne le coquillard! Je veux être de nouveau là-bas. Je me contrefiche que Blaine soit le diable et que le train traverse le cœur de l’enfer pour rejoindre la Tour. Je vote pour » (t. III.4.24).
6.6. Le libre-arbitre chrétien.
On peut dire que la conception de la nécessité et de la liberté dans THE DARK TOWER n’est finalement qu’une transposition de la notion de libre-arbitre théologique 20. Dieu a créé l’homme libre, c’est-à-dire capable de tendre vers la perfection spirituelle, dont Dieu est le modèle, ou au contraire de se détourner volontairement de Dieu. C’est le libre-arbitre de l’homme, promis à une dignité spirituelle dont la brève vie terrestre n’est qu’une épreuve préparatoire, une sorte d’examen de passage: de cette vie, l’homme libre peut en assurer ou non la qualité, en réalisant les desseins de Dieu ou en s’en détournant. C’est la qualité de cette adhésion, ou le refus, qui sera l’objet du jugement de sa créature par l’Être Souverain.
Il suffit de remplacer Dieu par le destin: la grandeur de l’homme-pistolero est d’accepter son destin en le sublimant.
On comprend pourquoi, dans l’introduction,il était fait allusion à l’itinéraire conceptuel de King: il y a des différences importantes entre la nécessité omni-présente dans le tome I, écrit de 1970 à 1981, par rapport à la « libre » prise en charge de la conquête de la Tour par les compagnons de Roland dans le tome III, publié en 1991.
UN BILAN MITIGE.
On pourrait en rester là et conclure avec des considérations vagues sur l’âme adolescente telle que: « La Tour a toujours existé, il y a toujours eu des garçons pour le savoir, pour la convoiter plus que le pouvoir, femmes ou richesses » (t. I.5).
Ce type de discours est bien connu des exaltateurs de la jeunesse, où qu’ils se trouvent et quelle que soit leur cause.
Somme toute, le message est ambigu.
Même le passage du pistolero-robot à un Roland pourvu d’âme grâce à son tet n’est pas satisfaisant. Il y a des aspects déplaisants dans les arrière-pensées de Roland, qui affirme à Jake qu’il ne le quittera « plus jamais. Mais son cœur, cet organe silencieux et vigilant, ce prisonnier du ka, considéra cette promesse avec une certaine réticence, voire même un certain doute » (t. III.3.44).
Autrement dit, Roland ne joue pas le jeu du groupe avec sincérité. Il est d’abord la Tour, avant d’être le groupe. On pourrait même dire que le sacrifice des compagnons, qu’il faisait sans trop y penser, va maintenant engendrer chez lui de la souffrance… Moral peut-être dans une théologie de la sanction, mais sans grande valeur pratique.
Plus grave. Le ka-tet de Roland a toutes les apparences, au mieux, d’un groupe de scouts réalisant un raid dans des conditions difficiles, au pire, d’un commando militaire spécial de choc, au moral gonflé à bloc pour faire n’importe quoi à la demande, y compris les bavures. Même si dans THE DARK TOWER c’est le destin qui commande, on peut, en obtenant les mêmes effets, remplacer le mot destin par n’importe quelle autre autorité assujettissante.
On peut ainsi remplacer la Tour par le Graal, la Toison d’Or, les lendemains qui chantent, etc. Mais qu’un seigneur pistolero et son commando de tueurs extermine un autre Tull comme ils auraient ravagé Oradour, est également non seulement du domaine du possible, mais encore du probable. Et la Tour peut être celle du Grand Reich de mille ans…
Tant il est vrai que l’exaltation ou la réalisation d’un type d’homme supérieur nietzschéen n’est pas une fin en soi, même si cela provoque un délicieux frisson de puissance qui secoue sans risque des amateurs de Mac Donald, de séries T.V., des machines à sous et des voyages organisés.
La morale du surhumain est individuellement séduisante: mais quelles limites lui donner? Les moyens, les techniques sont neutres. C’est la finalité de l’action qui peut lui donner un sens complètement humain. La formidable soif de grandeur de Roland et le dépassement de ses compagnons impressionnent, mais il y a aussi la signification spirituelle et universaliste de la cause entreprise qui reste innommée.
On peut, pour la Tour, imaginer une quête positive (ce qui ne change rien aux considérations précédentes). Il y a des allusions incessantes à la lumière, au blanc, à la remise en ordre des mondes. Quand Roland essaie de convaincre Jake que l’abandon des habitants sympathiques d’un village traversé est nécessaire, il explique: « Tandis que nous aiderions les vingt ou trente habitants de River Crossing, vingt ou trente mille autres personnes souffriraient ou mourraient peut-être ailleurs. Et s’il est un lieu de l’univers où ces choses pourraient être remises d’aplomb, c’est à la Tour Sombre » (t. III.4.14).
C’est encore ici un discours souvent entendu: le sacrifice de quelques-uns pourra peut-être sauver les autres…
« Encore et encore, c’est ainsi que tout finit. Quêtes ou routes toujours plus loin vous entraînent, et toutes pour aboutir au même endroit, sous des lieux d’exécution.
Sauf celle de la Tour, peut-être » (t. I.2).
Armentières, le 17 février 1997.
1 Parus de 1978 à 1981 dans THE MAGAZINE OF FANTASY AND SCIENCE FICTION.
2 Indications de tome, de sections et éventuellement de sous-sections.
3 « Au nom de ton père », « pour l’amour de ton père », « tu as oublié le visage de ton père », etc.
4 On n’est pas loin de l’aléatoire d’INSOMNIA.
5 Walter lui a promis avant sa disparition: « Tu ne connaîtras désormais que la malchance jusqu’à la fin de l’éternité -tel est ton ka » (t. III.1.16)
6 Le cas de Roland est « l’apothéose » de l’homme en noir (t. I.5), qui ne craignait pas les balles de Roland, mais autre chose: « Ce qui m’épouvante, c’est ton idée d’obtenir des réponses » (t. I.3).
7 Voir plus haut § 1.2.
8 David Riesman a fait des distinctions intéressantes entre: les intro-déterminés (inner-directed), qui se caractérisent par une intériorisation de la conduite, avec une sorte de gyroscope qui leur permet de maintenir le cap. Ils veulent être estimés. C’est le cas de Roland. Et les extra-déterminés (extra-directed), au for intérieur peu structuré, influencés par les milieux où ils se trouvent et les influences subies. Ils ne sont pas soumis à des principes, mais à la reconnaissance publique. Ils fonctionnent plutôt au radar et ils veulent être appréciés. Comme Susannah et Eddy. Voir: THE LONELY CROWD, a study of the Changing American Character, 1950, trad. fr. LA FOULE SOLITAIRE, Arthaud, 1964.
9 Cheminement qui est aussi celui de l’écrivain Johnny Marinville dans DESPERATION, 1996, trad. fr. DESOLATION, Albin Michel, 1996. Il est dégoûté de sa vie ratée et la sacrifie à quelque chose qui lui paraît valoir plus.
10 « Aide-moi à trouver des tripes, dit Eddie. Tel est mon vœu. Aide-moi à trouver assez de tripes pour achever ce putain de truc » (t. III.3.18).
11 « Par la grâce des dieux, par le courage de mes amis, je suis venu » (t. III.3.41). Tout est dans ces quelques mots: la tradition, le ka-tet et le ka.
12 « Elle [Susannah] craignait que la scène qui se déroulait ne fût le terme de son existence; toutefois, pour l’heure, le sentiment qui dominait son cœur n’était pas de la peur, mais de la fierté. Elle jeta un coup d’œil à Roland et vit Eddie considérer Roland avec un sourire ébahi. L’expression de Jake était encore plus simple: c’était de l’adoration à l’état pur » (t. III.6.10). Et avant: « Quelle énorme faute as-tu commise pour inspirer à tant d’autres une loyauté si terrible? » (t. II.Prisonnier, 5.23).
13 On notera les similitudes importantes entre la pensée de King et celle du Saint-Exupéry de VOL DE NUIT, TERRE DES HOMMES et CITADELLE. ll en est de même des rapports entre Jake et la rose (t. III.2.17), qui rappellent beaucoup LE PETIT PRINCE.
14 « Ce que souhaitait Walter, c’est ce qui est en train de se produire (…), c’est que Roland perde l’esprit morceau par morceau » (t. III.1.23).
15 Un parallèle entre l’Intentionnel et l’Aléatoire d’INSOMNIA s’impose.
16 Encore que… Dans INSOMNIA, Ralph semble bien avoir obtenu une intervention miraculeuse changeant l’ordre des choses. « IL PEUT EN ÊTRE AINSI » (page 628).
17 « Si l’enfant meurt, la Tour des Existences s’écroulera, et les conséquences d’un tel effondrement sont au-delà de votre compréhension », INSOMNIA, page 625.
18 « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté », J.J. Rousseau.
19 On ne peut que penser à Nietzsche.
20 Ce résumé est d’un simplisme affligeant. La problématique nécessiterait des développements d’autant plus longs qu’elle apparait dans la pensée de King depuis longtemps. Dans DESPERATION, op.cit., les discussions entre David et Marinville sur la volonté de Dieu et le libre-arbitre de l’homme en sont l’aboutissement récent.