La Tempete du Siècle
(Roland Ernould)
« Les choses qui doivent se passer comme il faut,
comme elles se sont toujours passées, ici. » (249)
On attendait le Sac d’os et on a eu la Tempête! A la grande surprise des libraires et de ceux qui suivent l’actualité kingienne, est arrivée La Tempête du Siècle en ces premiers jours de février. Le secret de la parution du livre semble avoir été bien gardé. On savait que William Olivier Desmond traduisait Sac d’os, annoncé pour fin 1998, mais on ignorait que cette parution avait été retardée parce que Desmond travaillait en même temps à la traduction d’une autre œuvre… On savait aussi que King était l’auteur d’un scénario portant ce titre, datant de deux ans, dont le tournage pour une mini-série s’est réalisé en 1998. On en connaissait également le sujet: sur une île, un être démoniaque apparaît, Linoge, qui cherche à s’approprier un jeune enfant pour lui transmettre ses pouvoirs. Afin de se faire donner l’enfant, il déchaîne une tempête sur toute la région. La réalisation a été diffusée ce mois de février 1999 sur la chaîne ABC1.
Les ingrédients de la tragédie classique.
On comprend facilement les raisons qui ont amené King à publier ce scénario. Il tenait un beau sujet, de plus à grand spectacle, et il s’est aperçu des qualités intrinsèques de son ouvrage. Le canevas est travaillé, avec beaucoup d’indications scéniques. Bref un scénario qui peut se lire en pseudo-roman sans rebuter.
Si le sujet de l’histoire peut se résumer en quelques lignes, son traitement est autrement plus complexe. D’un côté, une île menacée par une tempête comme on n’en a jamais vu, qui amène des destructions décrites avec force de détails, comme lors de la destruction de Castle Rock. De l’autre, un tueur bizarre, qui cherche à obtenir quelque chose dont on ignore la nature, et le lancinant message en leitmotiv qu’il répète sans cesse, et qu’il fera constamment répéter par ses personnages manipulés: « Donnez-moi ce que je veux et je m’en irai. ». Au chaos des éléments se mêle le désordre créé par cet homme qui est une incarnation vivante du mal. Un univers dionysiaque en synergie -éléments naturels déchaînés et actions maléfiques-, univers que King a déjà décrit de multiples fois. Mais qui prend ici une intensité particulière parce qu’il est visible que ce que cherche Linoge, c’est de créer toujours plus de tension, et un désordre tel qu’on lui accordera ce qu’il demande. La mise en condition est particulièrement étudiée. Avec bonheur.
Un lieu, une île: Little Tall Island. Une tempête qui dure deux jours et coupe les habitants de toute relation avec l’extérieur. La lutte menée par le constable pour rétablir dans l’île l’ordre menacé par le tueur. Unités de lieu, de temps et d’action, tous les ingrédients de la tragédie classique sont ici réunis. Avec des éléments familiers: l’île de Dolores Claiborne, l’atmosphère hivernale du Chenal, une partie de l’action qui se déroule dans un supermarché, comme dans Brume. On ne retrouve évidemment pas les personnages qui évoluaient dans Dolores, dont les événements se passaient dans les années soixante. Mais des relations croisées sont établies. On se souvient que Dolores disait au constable chargé de l’interroger: « Vous savez que j’ai tué Joe [son mari]. Tout le monde le sait à Little Tall. » (14). Ce à quoi répond ici en écho un personnage: « Les choses ont toujours été comme ça, pas de raison qu’elles changent. Comme ce qu’a bien pu faire Dolores Claiborne à son mari pendant l’éclipse. » (235, et aussi 75)
Le microcosme habituel.
La façon dont King aborde la psychologie des différents personnages ressemble à celle de Bazaar. Les mêmes ingrédients, le microcosme où la plupart des personnages sont des conformistes, qui suivent de façon irréfléchie les habitudes de pensée et les mœurs de l’île. Avec la particularité des petites communautés, « les choses qui doivent se passer comme il faut, comme elles se sont toujours passées, ici. » (249) D’autres sont des aigris, des corrompus, ou des malfaisants. L’univers bien connu des petites villes qu’affectionne King avec son contexte d’envie et de mesquinerie, de commérages et de surveillance quasi permanente, de propos convenus. Avec aussi les parents autoritaires, destructeurs ou irresponsables, le gosse gentil et bien élevé opposé à un gamin insolent et capricieux ressemblant au Sal’Gosse des Régulateurs, les autorités, civile et religieuse, qui ne sont pas à la hauteur. Des appétits et des pulsions dérisoires ou inavouables, de la méchanceté gratuite: triste microcosme de fautes, d’erreurs, de zones d’ombre et de noirceur. La pensée clanique prégnante évite aux îliens tout effort de réflexion personnelle. Le tout sur fond général d’indifférence pour tout ce qui concerne les problèmes autres que ceux immédiats de la collectivité. Seuls quelques êtres d’exception s’efforcent de transcender cette médiocre réalité.
Linoge semble, comme Leland Gaunt à Castle Rock, beaucoup s’amuser en manipulant la population, comme s’il surjouait un rôle dans une spectaculaire tragédie cosmique. Il connaît tous les gens de l’île: « Votre patelin est plein d’adultères, de pédophiles, de voleurs, de goinfres,d’assassins, de brutes, de crapules et de crétins stupides. Moi aussi, je les connais tous. Nés dans la luxure, tombés en pourriture. Nés dans le péché, pas la peine de vous cacher. » (367) Ce qui lui permet de mettre à jour l’hypocrisie de chacun. Tous ont des fautes à leur actif, plus ou moins importantes, qui vont de la tricherie du constable à un examen de l’université, ou du trafic de marijuana d’un pécheur de homards, à l’attitude déplacée du maire pendant la vieillesse de sa mère et lors de sa mort. « Tu étais avec une catin à Boston lorsque ta mère est morte à Machias. Ta mère qui croupissait sans cette maison de retraite que l’on a fermée l’automne dernier, celle où l’on a trouvé des rats dans l’arrière cuisine -c’est bien ça? Elle est morte étouffée à force de t’appeler. N’est-ce pas charmant? » (70) Celle qui vient de perdre sa belle-mère: « Bien contente que cette vieille bique soit morte, hein? (…) Vous avez gardé la mine contrite, mais intérieurement, vous dansiez de joie. Je le sais; je le sens comme si vous vous étiez parfumée de musc. » (362) Ou ce jeune homme qui avec deux copains a agressé, avec des queues de billard, un jeune, pour « délit » d’apparence (zozotement, démarche ondulante) et l’a éborgné: « Vous, les trois rigolos, vous aimiez bien cette chevelure blonde qui lui encadrait le visage, en fin de compte -mais vous ne vous le seriez jamais avoué les uns aux autres, évidemment. Ça vous excitait plus ou moins. Vous vous demandiez quel effet ça vous ferait de passer la main dedans… » (196) Et pour en finir avec cet inventaire incomplet, le révérend qui a deux ravissantes nièces de onze et neuf ans: « Il les aime beaucoup. En fait, il les aime même un peu trop. Elles courent se cacher quand elles voient arriver sa voiture. En réalité… » (366)
Peu de personnages positifs. Mike s’affronte au maire, avec lequel il a un différend de longue date. Il sait le maire égoïste, lâche et profiteur, avec comme seule qualité l’habileté dans les relations humaines (le maire est assureur). Alors que Mike respecte les règles du droit, a une attitude réglementaire, appelle le criminel Linoge « monsieur », le maire, qui en a peur, souhaiterait utiliser les grands moyens: « On devrait le tuer. (…) Pas besoin d’aller le crier sur les toits ensuite. Les affaires de l’île ne regardent que les gens de l’île. » (235) Somme toute, bafouer les principes civiques constitutionnels pour un arrangement personnel.
C’est Robbie, le maire magouilleur, qui fait accepter la soumission lors d’une réunion des habitants, alors que Mike s’y oppose: « Non, ce n’est pas un homme. (…) Cependant, mes amis, on ne donne pas comme ça ses enfants à des voyous. Comprenez-vous cela? » Car Mike a dépassé le niveau culturel des habitants de l’île. Pour lui, au-delà des intérêts du groupe local, il y a les lois, des principes universels. La communauté, menacée, ne voit que son intérêt de clan.
La lutte entre les ordres.
Revoilà un autre avatar de Flagg, l’être maléfique du Fléau. Linoge en a tous les pouvoirs: il devine la pensée des gens et connaît tout de leur passé. Il est capable de transmettre des messages télépathiques, de faire agir les personnages en mimant l’action et en prononçant des formules magiques, il lévite et fait léviter, il peut apparaître de manière fantomatique, est capable d’arrêter les balles! Et cet inventaire n’est pas complet.
Contrairement à Gaunt, dans Bazaar, qui bénéficie du soutien d’un réseau vampirique, possède un l’état-civil et se trouve connu des autorités, Linoge est comme Caffey, de La Ligne verte. Il ne porte sur lui aucun papier ou élément susceptible de l’identifier. On ne sait pas comment il est arrivé dans l’île, en tenue de pécheur: caban, casquette de marin, sa canne et des gants jaunes que l’on reverra souvent, comme ceux de Pennywise dans Ça. King commence par nous fourvoyer sur une fausse piste, à un moment où l’origine de Linoge n’a pas encore été déterminée. On pense un moment qu’il est au service d’une puissance vengeresse, venue punir un crime collectif caché, et tenant des propos se rapportant au péché et au rachat. Il est ensuite situé dans un climat de fantasy. Car dans son script King mentionne: « Nous voyons pour la première fois ce qu’est réellement Linoge: un magicien des temps jadis dont la canne est l’instrument magique -une version diabolique de la verge d’Aaron. » Un vieil homme, avec de longs cheveux blancs, un visage aux rides profondes, mais cependant vigoureux. « Dans ses yeux tourbillonnent des éclats noirs et rouges. Il ne porte plus ses vêtements ordinaires, mais une robe sombre sur laquelle brillent des motifs argentés changeants. » (269) Sa main est une serre avec des griffes. Le bois de la canne « est couvert de runes magiques et de symboles. » (269) Mélange de notions appartenant à des êtres possibles différents
Quelques pages plus loin, King nous signale incidemment la disparition insolite de tous les habitants du village de Roanoke, en Virginie, au XVIIIè siècle. Un peu plus loin encore, King suggère un moment que les habitants paient une faute, par la voix du prédicateur/Linoge à la TV: « Soyez assuré que votre péché vous retombera sur la tête, que vos secrets seront connus. » (282) Apporterait-il le châtiment, serait-il le vengeur d’une faute collective commise, entraînant la disparition des habitants de Little Tall Island comme ceux de Roanoke?
D’autres informations se rattachent aux maîtres du temps d’Insomnie et complètent celles que Clotho et Lachésis avaient révélées à Ralph: « J’ai vécu longtemps -des milliers d’années- mais je ne suis pas un dieu, et je ne fais pas partie des immortels. » Linoge prend alors l’apparence d’un homme « pas simplement âgé mais ancien ». Il se déclare malade et près de la mort: « Selon les normes de vos vies éphémères de moucherons, j’ai encore longtemps à vivre. Je parcourrai encore cette terre lorsque même les plus jeunes et les plus solides d’entre vous (…) seront déjà dans la tombe. Mais selon les normes de mon existence à moi, mes jours sont comptés. » (384/5)
Un élément, nouveau pour le mythe de la Tour Sombre, montre les rapports à consonance lovecraftienne que Lenoge a jadis établis avec des mondes disparus: « Ce sont des pierres de destinée. Elles étaient déjà anciennes quand le monde était encore jeune, et déjà utilisées pour décider des grandes questions longtemps avant qu’Atlantis s’abîme dans l’Océan Africain. » (406)
Mais peu à peu son origine maléfique se précise. Un habitant rêve qu’il tombe « dans une fosse que dévore un feu noir et rouge. C’est le trou de l’enfer; c’est le bouillonnement noir et rouge que nous avons vu de temps en temps dans les yeux de Linoge. » (262). Puis Linoge menace le maire: « Je t’attendrai en enfer, Robbie, et quand tu arriveras, je serai là avec une cuillère. Je m’en servirai pour te cueillir les yeux. Je vais manger tes yeux, Robbie, les manger et les remanger sans fin, car l’enfer, c’est la répétition. Né dans le péché, pas la peine de le cacher! » (265) Et par hasard, en manipulant les lettres en bois d’un jeu d’enfants, il comprend que Linoge est l’anagramme de « légion », nom donné dans les Évangiles aux suppôts du diable2.
Et le diable Linoge donne enfin la raison de sa venue dans cet univers cataclysmique: « Je veux quelqu’un -quelqu’un que j’élèverai et à qui je dispenserai mon enseignement; quelqu’un à qui je puisse transmettre mon enseignement; quelqu’un à qui je puisse transmettre tout ce que j’ai appris, tout ce que je sais; quelqu’un qui poursuivra mon œuvre quand je ne pourrai plus le faire moi-même. (…) Donnez-moi l’un des bébés qui dorment là-bas, je l’élèverai comme mon enfant et je vous laisserai en paix. Il vivra longtemps, bien plus que les autres qui dorment ici avec lui, il verra beaucoup de choses. » (385/7)
Dans ce conflit entre les ordres, seul Mike -on s’en doutait- va s’opposer au diable. Seul, car le révérend, qualifié de « sorcier du coin » (365) par Linoge, est de l’espèce de Callahan, le prêtre de Salem qui n’a pas eu la force morale suffisante pour résister au démon-vampire. Lui qui a affirmé à Mike: « Dieu veille sur mon peuple » (40) capitule tout de suite, sans combattre, et accepte de donner un agneau de son troupeau au diable. Et bien sûr, avec des justifications théologiques3: « Lorsque cet individu viendra, Michael, nous devrons lui donner ce qu’il veut. J’ai prié pour savoir ce que nous devions faire et telle est la voie que le Seigneur… » Interrompu par Mike, il continue: « Il y a un temps pour l’opiniâtreté, Michael… mais peut aussi venir le moment où il faut savoir lâcher les rênes et considérer le bien en général, si difficile que ce soit. « L’arrogance précède la ruine et l’orgueil précède la chute », dit le Livre des Proverbes. » (363/4)
Mike résiste de toutes ses forces, en s’opposant à la communauté et à son pasteur couard: « Lui tenir tête, épaule contre épaule, en serrant les rangs. Lui dire non, d’une seule voix. Faire ce qui est écrit sur la porte par laquelle nous sommes entrés ici: avoir confiance en Dieu et les uns dans les autres. Et alors, peut-être qu’il s’en ira. de la même manière que s’en vont les tempêtes, une fois qu’elles ont épuisé leurs forces. » Et au révérend sans foi solide: « Arrière de moi, Satan, car tes pensées ne sont pas les pensées de Dieu, mais celles des hommes. (…) Mes amis… si nous donnons l’un de nos enfants… un de nos propres enfants… comment pourrons-nous vivre les uns à côté des autres, en admettant qu’il nous laisse vivre? » Ce à quoi Robbie le maire lâche et vil réplique: « Comment? Très bien. Nous vivrons très bien. » (393/4)
Mais Mike, avec opiniâtreté ne veut pas se rendre. La devise de la communauté, qu’elle s’apprête à bafouer, « avoir confiance en Dieu et les uns dans les autres » ne doit pas être un ensemble de mots creux. Mike a confiance dans l’action des hommes soutenus par une foi commune: « Il pourrait aussi nous bluffer pour les enfants. Satan est le prince des menteurs et ce type doit en être un proche. » (396)
Et la discussion suit son cours, dans la voie de la faiblesse, avec ce propos remarquable dans la bouche d’une mère: « Tu parles comme s’il allait tuer l’enfant, Michael… comme s’il s’agissait d’un sacrifice humain. Moi, je trouve que cela ressemble davantage à une adoption. » (395) Une adoption d’un enfant de Dieu par le diable! La communauté avait le choix entre le lâche acquiescement devant la contrainte ou l’attitude de confiance en sa propre force, avec l’aide éventuelle d’une puissance. Vouloir, envers et contre tout, rester debout et courir sa chance. Mais elle décide de donner l’enfant. Cette fois encore, par sa communauté veule et médiocre, et au nom d’une démocratie dégradée, prête à tout accepter pour continuer sa petite vie sans grandeur, l’île a gagné. Et Mike, le seul à avoir voté contre, a perdu.
King laisse entendre que Mike avait peut-être raison. « Vous nous avez trompés », dit la mère dont l’enfant est enlevé. La réponse de Linoge est claire: « Peut-être vous êtes-vous vous-mêmes trompés » (418) Vous-mêmes.
D’autres habitants ont au début du récit une attitude positive, agissant pour la communauté à la hauteur de leurs moyens: Mollie, l’épouse de Mike, institutrice attentive et ouverte. Ursula, la secrétaire de mairie, dévouée et compétente, qui fait vaillamment face aux problèmes posés par le refuge des habitants dans l’abri communal. L’adjoint Hatch, maladroit mais plein de bonne volonté. Tous seront l’un après l’autre brisés par le cours des circonstances. Seul Mike sera le dernier à résister, presque jusqu’à la fin. Après les événements, il quittera l’île, ne se reconnaissant pas dans ces individus seulement soucieux de leurs petits intérêts.
Le voyeur.
Ce scénario-roman nous donne des indications supplémentaires sur la façon dont King fonctionne. Il conçoit par images, voit sous forme d’action. Il a une vision comportementale des êtres qui les réduit aux apparences, donc au regard, puisque c’est au travers de leurs attitudes et de leurs actions que l’on peut cerner la psychologie des personnages. Cet aspect behavioriste4, où l’évocation des sentiments doit se deviner, mais n’est pas formulée, rappelle certains romanciers américains d’avant la deuxième guerre mondiale (Hemingway, Faulkner, Dos Passos), qui sont les premiers à avoir essayé de dépouiller leurs créatures des projections psychologiques de leurs créateurs. Inspirés par le cinéma alors en plein développement, ils ont cherché à dépeindre les sentiments humains de l’extérieur, comme s’il s’agissait d’un objet perçu globalement, visuellement, par un observateur de laboratoire. Ce behaviorisme se retrouve dans un certain nombre de nouvelles de King, et c’est souvent ce qui fait leur force.
Cette dynamique de l’action ne se trouve pas souvent dans ses romans. Le texte de La Tempête ne comporte pratiquement que des indications d’effets visuels et du langage parlé. L’action tient la première place, sans pensées personnelles qui ralentissent le mouvement. On ne trouve évidemment pas ici les réflexions mentales, les conversations avec soi-même des personnages des romans. Par ailleurs, King a emprunté à la psychologie freudienne un procédé, le système des doubles voix, quelquefois des triples voix, qui permettent de mieux cerner les contradictions d’un personnage. Peuvent par ce moyen s’exprimer les considérations raisonnables de la voie apollinienne, la voix dionysiaque plus impétueuse des pulsions, et celle d’un quelconque tiers qui fait valoir son point de vue. Sans compter les voix venues des ordres… Certains lecteurs de King -ceux qui vont tout de suite à la dernière page!- n’apprécient pas ce que les plus méchants appellent son préchi-précha moralisateur.
Il ne faut donc pas s’étonner de sentir King un peu gêné par ces limites. Dans les indications données au réalisateur, il multiplie les éléments qui orientent l’action dans le sens psychologique qu’il a prévu. Mais des incidentes lui échappent. Une jeune fille, Cat, soumise à distance par la télépathie de Linoge, a assassiné dans un état second. Se rendant compte de son acte, elle reste prostrée. King écrit alors: « Il fait un geste en direction de la jeune fille qui est (excusez le jeu de mots) CATatonique » (239)… Ou d’un certain Jones, qui « est avocat peut-être. » Dans un scénario, on est avocat ou non. (238) Sur une carte météo télévisée, « un petit génie de la météo informatisée qui n’avait rien de mieux à faire a ajouté… » (31) Lors d’une arrestation maladroitement menée: « Nous comprenons peut-être ici pour quelles raisons les suspects sont parfois tués accidentellement. » (85) Le lecteur méticuleux en trouvera d’autres.
L’inconvénient est que la rapidité de l’action, en temps réel par rapport à la narration romancée, rend plus difficile le maintien du suspense si on va droit à son aboutissement. La technique utilisée par King consiste à briser sans cesse la narration commencée par des ruptures, de nombreuses actions connexées, qui ne se résolvent qu’après un certain temps d’interaction. Ce simultanéisme littéraire, construction elle aussi empruntée aux romanciers du milieu de siècle (les romans de Dos Passos, ou chez nous certaines œuvres de Sartre), constituée de flashes superposés, d’images venues d’espaces différents, transforme la temporalité normale qui, au lieu d’être linéaire, devient constituée d’éléments juxtaposés. Cette construction simultanéiste avait été utilisée avec brio dans Ça, avec ses ruptures incessantes entre le passé et le présent, et l’existence de personnages menant des vies parallèles destinées à un moment ou un autre à se raccorder. L’utilisation dans ce roman de caractères d’imprimerie différents pour différencier la temporalité des actions était un effort pour rendre littérairement ce qui est beaucoup plus facile avec les techniques cinématographiques. Il va de soi que dans un scénario, King peut multiplier ces flashes avec une rapidité que ne permet pas le roman tel que le pratique ordinairement King.
Le traitement de l’image est minutieusement prévu. De multiples notations, avec un souci maniaque du détail, que l’on rencontre dans ses romans, se trouvent ici en situation. Le reste du sandwich au jambon oublié sur le bureau (267), la description des étiquettes des flacons et fioles de la pharmacie (200 + 272), ou l’inscription détaillée de la boîte de jus de pomme(y compris la mention: qualité supérieure!) (206) La trouvaille magistrale est la canne à tête de loup, animal maléfique. La canne jalonne spectaculairement l’ensemble de l’action, en vrai ou dessinée figurativement. Cette tête à pommeau d’argent est prédatrice, et souvent souillée de sang. La canne va, vient, apparaît, disparaît, à tous les endroits du récit où une action maléfique se prépare. Elle se place spontanément dans la main des personnages manipulés pour leur permettre leur crime. Elle est l’instrument, le serviteur opératoire, prolongement des intentions de Linoge, et répand éventuellement une lumière bleue, couleur inhabituelle chez King pour représenter le maléfique
Enfin ce qui frappe, c’est le « gore ». Le sang coule, s’étale, éclabousse à de nombreuses reprises. Il y a des effets ravageurs, même si la réalité n’est pas entièrement montrée: le pompier et la hache qui lui servira à se suicider, le meurtre de Billy par Cat, en ombres chinoises, mais immédiatement concrétisé par le sang.
Quelques aspects du métier d’écrivain.
Ce qu’on peut trouver dans le livre de plus intéressant pour comprendre le fonctionnement de King est la longue préface -17 pages- où il explique la genèse de l’œuvre. Laissons de côté les réflexions, qui intéresseront plus particulièrement les littéraires, sur le genre auquel peut bien appartenir ce livre inhabituel, et qui parait surprendre King lui-même. Retenons seulement que, compte-tenu de la richesse du sujet, il ne l’a pas transformé en roman pour des raisons pratiques: « Je reculais devant l’idée de créer toute une société (ce que j’avais fait dans Salem et Bazaar: c’est une tache écrasante). » (9)
On y trouve également des considérations fort pertinentes sur les règles du scénario de téléfilm américain, avec ses exigences particulières qui expliquent la composition du livre. Également des réflexion sur la censure, ce qu’il a été contraint de metre en place pour observer les remarques des censeurs. Il en reste des traces sous la forme d’une incidente. Quand Cora fait allusion à des relations sexuelles entre deux personnages, les indications du scénario mentionnent: « Regard entendu. Et l’accompagnant, probablement le geste le plus obscène que l’on puisse se permettre sur une chaîne de télévision (ou peut-être est-il même trop obscène): la vieille femme présente un index sur sa main refermée en poing, tapotant le bord du trou ainsi formé -et souriant en même temps. » (221)
D’une manière plus générale, on peut méditer sur la fin tragique de cette histoire. Insomnie, Désolation et La Ligne verte étaient des récits où le personnage auquel on s’identifiait nous faisait sortir de notre univers de routine pour nous faire tomber dans un univers dionysiaque certes perturbé. Mais le héros rétablissait l’ordre après diverses péripéties, et notre esprit -la catharsis aidant- pouvait retomber dans le petit confort de ses certitudes. Bazaar, roman où les destructions sont également monstrueuses, le plus proche de celui de La Tempête, le personnage maléfique semble l’emporter, mais finit in extremis par prendre la fuite devant les manipulations du shérif. Si Castle Rock était détruite, l’ordre de la Lumière l’emportait finalement. La fin des Régulateurs était plus ambiguë. Dans Insomnie, on trouvait même un personnage négociant avec un Ordre. L’esprit du Livre de Job marque de plus en plus la réflexion de King. Simultanément, il suit socialement le climat du catastrophisme qui marque notre époque, et littérairement le chemin suivi par des auteurs qu’il admire, comme Clive Barker. Barker a apporté l’innovation la plus intéressante de ces dernières années en prenant le parti du désordre (Dionysos) contre celui de l’ordre (Apollon). En règle générale chez King, même si le dionysiaque avait pu procéder à des actions spectaculaires, Apollon le divin, la Lumière, finissait par l’emporter sur le malin. A la façon de Clive Barker, King a ici utilisé cette voie nouvelle, en laquelle il voit « le futur de l’horreur ».
Quand j’ai consulté le livre en librairie lors de l’achat -dubitatif, puisque œuvre inattendue- je me suis rapidement rendu compte que, sous la couverture neigeuse, il n’y avait qu’un scénario. J’étais plutôt déçu, gardant un médiocre souvenir de Peur bleue5 cette histoire de loup-garou particulier. À la lecture, mon impression réservée s’est peu à peu modifiée, pour devenir solidement positive. Bien sûr, ce n’est qu’un scénario. Mais quel scénario! Celui d’un écrivain qui pratique depuis longtemps cinéma et TV, et en connaît long sur les trucs et procédés. Ensuite, ce scénario parait d’emblée plus « littéraire » qu’un scénario ordinaire, habituellement réduit au dialogue et très schématisé.
D’ailleurs, est-ce bien un scénario? King ne sait trop que dire. À mi-chemin entre roman et scénario, c’est une œuvre hybride, une tentative nouvelle après le feuilleton de La ligne verte et la double voix Désolation-Les Régulateurs pour diversifier son talent. Reprenant de nombreux éléments déjà utilisés pour les fondre en une histoire nouvelle spectaculaire, il n’apporte pratiquement rien de novateur dans le domaine idéologique. Par contre, il intéressera les littéraires, qui pourront s’amuser, à partir d’une entreprise particulière, à confronter les techniques de création de King. Les amateurs de divertissement y trouveront une histoire remarquable et prenante, quel que soit le statut de cette œuvre bâtarde.
Armentières, le 12 février 1999.
1 Réalisateur: Craig R. Baxley. Trois épisodes de deux heures, 14, 15 et 18 février 1999. Le scénario a été écrit en trois mois, de décembre 1996 à février 1997. L’Avant-propos a été rédigé en juillet 1998.
(c) King 1999. Traduction fr. de William Olivier Desmond, parue chez Albin Michel, février 1999.
2 Mike commente sa découverte: « Quand Jésus et ses disciples sont dans le pays des Gadaréniens… Dans l’Évangile selon Saint Marc (…) Ils ont rencontré un homme possédé d’un esprit impur, (…) avec des démons en lui. Il vivait au milieu des sépulcres et personne ne pouvait l’attacher. Jésus a fait passer les démons dans un troupeau de pourceaux; les cochons se sont jetés dans l’océan et se sont tous noyés. Mais avant Jésus leur avait demandé leur nom. Et ils avaient répondu (…) « Notre nom est légion, parce que nous sommes nombreux. » (307)
3 King fait prononcer par un prédicateur, qui est en fait Linoge, des propos qui ressemblent à ceux du prédicateur Gardener, maléfique directeur du Foyer du Soleil dans le Talisman des Territoires. Ces propos, à consonance religieuse, montrent toute leur ambiguïté lorsqu’ils sont utilisés par une puissance diabolique (279/82). On s’aperçoit alors que, dans l’esprit de King, chaque ordre n’a que le souci de se perpétuer en tant qu’ordre, et que ses buts n’ont rien à voir avec les valeurs que les hommes cherchent, affichent ou bafouent pour leur propre compte.
4 De l’anglais behavior, conduite, comportement.
5 Silver Bullet, 1983, scénario que l’on avait ajouté à l’Année du Loup-Garou pour faire le poids (le film est sorti en 1985, réalisateur Daniel Attias).