Vers Une Lecture épistémologique de ‘Salem’s Lot
(José Evrard)
La littérature fantastique, et dans notre cas la littérature vampirique, s’inscrit dans ce que ce que Michel Foucault aurait appelé un seuil épistémologique. C’est à dire qu’elle s’inscrit dans une tradition et dans une intertextualité qui renvoie à d’autres ouvrages, à d’autres références qui permettent de mieux cerner le texte qui nous intéresse: Salem.1
Et c’est pourquoi paradoxalement on parlera peu pour ne pas dire pas du tout de ce livre et de son histoire puisque cet article est conçu comme une introduction à Salem..
La mort fait partie de la vie, elle y occupe même une place centrale dans les us et coutumes ainsi que dans l’imaginaire de notre société et de ses religions. L’agressivité naturelle de l’homme désire souvent à son insu la mort de l’Autre, et peut-être aussi cette mort de nous-mêmes qui apaiserait enfin nos tensions.
C’est en cela que se caractérise le caractère dramatique de l’expérience de la mort.
» Si nous pleurons tant les trépassés, c’est qu’au plus profond de nous-mêmes nous avons peut-être souhaité ce qui leur arrive et que nous nous sentons coupables, irrémédiablement coupables. »2
Ainsi l’arrêt des fonctions vitales nous apparaît comme un comportement nouveau et insolite, faisant du défunt un étranger à l’apparence familière. La décomposition du cadavre accentue la métamorphose et nous fait basculer dans le cauchemar. Cauchemar où le mort fait preuve d’une mauvaise volonté évidente, où il en veut au vivant de ne plus l’être et aspire à une vengeance post-mortem. Notre culpabilité se mue en épouvante.
» Alors apparaît le paradoxe mis en lumière par la psychanalyse : au fond nous ne croyons pas à la mort, les disparus survivent dans notre mémoire et leurs images qui nous hantent gardent pour nous un vernis de réalité. Pour éviter ce traumatisme, il faut ritualiser cette obsession et les sociétés primitives ont remarquablement organisé cette dédramatisation de la mort. » 3
Ce rituel commence avec le traitement du cadavre: soit on le mange (ce qui est sans doute le premier cas de vampirisation afin de récupérer l’énergie et l’âme du défunt) soit on le brûle, soit on l’embaume pour éviter le spectacle de la putréfaction.
Ce rituel est centré autour du cadavre pour que le mort ne cherche pas à se venger de ce qui lui arrive. On lui laisse ses objets familiers et toute la famille et les amis sont présents pour lui rendre un dernier hommage. Après l’enterrement il faut inciter le cadavre à rester dans la tombe et à ne pas tourmenter les vivants. Les offrandes continuent et pour cela il faut que le disparu puisse compter sur une famille : chez les Nuer au Soudan, si le mort n’a pas d’enfant, son frère s’accouple avec sa femme pour engendrer une descendance qui fera plus tard les sacrifices. Il se peut que la manœuvre échoue; alors le mort reviendra. Les pauvres qui ne peuvent honorer leurs défunts, auront les mêmes malheurs.
Mais tout système, aussi organisé soit-il, possède en lui-même sa propre perte. Même si le cadavre est apaisé, il arrive que l’âme du mort vienne envahir les vivants par le biais de la Possession, marquée par des phénomènes spectaculaires : hystérie ou hébétude, catalepsie, logorrhée ou mutisme.
Les primitifs n’expliquaient pas tout par le retour des morts : il y avait les possessions par le diable ou par d’autres entités. La possession n’était pas toujours maléfique: la personnalité supplémentaire pouvait désorganiser celle de son hôte mais aussi la vivifier. Dans le premier cas, on procédait à un rite d’exorcisme pour chasser l’intrus; dans le second cas, on le retenait au contraire par un rite d’adorcisme.
Cette croyance a laissé quelques traces dans notre civilisation. Pourtant les rites liés à la mort sont aujourd’hui en pleine déconfiture. Malgré 1 ‘hypocrite fête de la Toussaint les rites liés à la mort sont aujourd’hui en pleine disgrâce et si on a pu croire qu’en oubliant notre folklore, nous supprimerions le retour des morts; c’était prendre l’effet pour la cause. C’est le besoin d’empêcher les morts de revenir qui a engendré les croyances folkloriques. Ainsi les morts reviennent sous forme de névrose, d’obsession, sous forme de récit fantastique.
La littérature des morts est si riche qu’il faut établir une distinction entre les fantômes, qui reviennent sous forme d’apparitions, et les morts-vivants, qui reviennent sous forme de cadavres, d’enveloppes chamelles. Et dans cette catégorie des morts vivants il existe deux grandes classes : » ceux qui reviennent de leur propre initiative et ceux qui reviennent parce qu’un autre, diable ou sorcier, les a obligé à revenir. Les premiers sont de sortes de dieu justicier, dont l’apparition annonce le plus souvent un châtiment, parfois une récompense, parfois même une simple réparation (achever une tâche, redresser un tort, régler une dette … les seconds sont presque des esclaves, ce qui d’ailleurs peut les inciter à se venger et nous ramène au cas précèdent. « 4
Un des personnages le plus célèbre de la première catégorie est celui du vampire, personnage très codifié, à un degré rare dans la littérature fantastique (et même dans la littérature, il faudrait remonter jusqu’au Sonnet de la Belle Matineuse pour retrouver une telle volonté de codification).
Le Vampire est le plus souvent un homme mort en état de pêché mortel et particulièrement un excommunié5, mais il arrive qu’on devienne vampire pour des raisons d’hérédité, ou parce qu’on est né un jour de malchance. La mise en scène du phénomène se situe juste après l’enterrement – le corps ne peut être reçu dans le séjour des morts et ne peut ni se reposer ni se décomposer. Il est condamné à se lever de sa tombe chaque nuit pour sucer le sang des vivants afin de se maintenir dans cet état de semi – vie. Sur ce point il n’est guère différent de certains monstres issus du folklore comme les Lamies ou les Striges antiques, les Goules arabes, les Bruxsas portugaises mais en sa qualité de mort vivant il s’attaque d’abord à sa famille, puis aux autres hommes, enfin aux animaux. Ses victimes s’affaiblissent, meurent, ou selon certains auteurs, deviennent vampires à leur tour; hypothèse peu probable car sinon ce type de récit croulerait sous le nombre de vampires avant la fin de l’intrigue. Mais cette croyance est le reflet d’une époque où il y a des épidémies de vampirisme comme il y a des épidémies de peste.
Le mythe du vampire s’inscrit dans la tradition folklorique : c’est un exclu, un hors-la-loi qui n’a pas une sépulture conforme au rite chrétien et poursuit donc après la mort sa carrière de maudit. Le vampire est ambivalent: Il déteste et en même temps il aime; il mord et en même temps à suce. Le sang n’est d’ailleurs pas sa seule passion: il arrive qu’il boive le lait, le fluide vital, qui devient ainsi une métaphore du sperme, la moelle épinière, les yeux; la mara des Slaves suce la poitrine des enfants, dont sort un fluide léger.
Le Vampire suce le sang de victimes qu’il mord, et il convient ici d’établir une distinction entre ces deux procédés d’absorption, entre le vampire buveur de sang et le vampire cannibale. Le premier est élégant et distingué et hante l’imaginaire fantastique sous la forme d’un Dandy romantique, élégant jusque dans le geste; en aspirant le précieux liquide il devient le frère de sang de sa victime. Alors que celui qui déchire la chair est un monstre, qui nie la notion d’être humain pour n’y voir qu’une nourriture adéquate.
Paradoxalement le vampire n’existe pas dans le folklore français. Notre folklore est celui du Loup-garou.6 C’est l’Europe orientale qui en est le berceau, où ils sont connus sous des noms divers : brucolaques en Grèce, vourdalaks en Serbie, nosferats en Roumanie, oupires en Pologne… La France ne fut touché que vers 1730, essentiellement sous le signe historique de récits de voyageurs qui firent recette pendant une dizaine d’années; comme plus tard le zombie ou la momie, le vampire apparut comme une superstition exotique, au sens propre du terme, fortement marquée de couleur locale.’ Le savoir vampiriologique de cette époque est contenu dans Dissertation sur les apparitions des esprits et sur les vampires et revenants de Dom Calmet (1749); il inspira à Buffon le nom de baptême d’une chauve souris buveuse de sang (1761) et à Voltaire quelques sarcasmes, publiés dans le Dictionnaire Philosophique (1764) : » On n’entendait point parler de vampires à Londres, ni même à Paris. j’avoue que dans ces deux villes il y eut des agitateurs, des traiteurs, des gens d’affaire, qui sucèrent en plein jour le sang du peuple; mais ils n’étaient point morts, quoique corrompus. Ces suceurs véritables ne demeuraient pas dans des cimetières, mais dans des palais fort agréables. »
Les Vampires n’étaient pas encore un genre littéraire, tout au plus un sujet de conversation dans les salons. Puis Goethe les introduit en poésie avec la Fiancée de Corinthe (1797), dans laquelle la morte vivante déclame:’,
Une force me chasse hors du tombeau
Pour chercher encore les biens dont je suis sevrée,
Pour aimer encore l’époux déjà perdu
Et pour aspirer le sang de son cour. (…)
Beau jeune homme, tes jours sont comptés,
Tu vas maintenant mourir de langueur en ce lieu.
Presque aussitôt, en 1798, parut The Rime of the Ancient Mariner de T. S. Coleridge, où sévit une vision d’horreur:
C était le cauchemar Mort – Vivante
Qui épaissit et glace le sang de l’homme.
La terreur dans mon cœur, comme dans une coupe,
Semblait boire à petits traits le sang de ma vie.
La période romantique propagea le thème du vampire dans la poésie mais toujours sur des personnages féminins; c’est alors que se prit l’habitude de qualifier les dévoreuses d’homme de vampire, en attendant de les traiter de vamps.
Baudelaire, n’y manqua pas dans les Métamorphoses du vampire (1 857)
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle;
Et que languissamment je me tournais vers elle
Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus
Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !
L’âge poétique du vampirisme était alors près de sa fin ; l’âge romanesque au contraire allait prendre son envol.
Envol qui a débuté en 1819 avec la publication du Vampire, écrit par John Polidori sur un canevas de Byron. Cette longue nouvelle n’a rien d’un chef-d’œuvre, mais c’est elle qui lança le genre aussi bien en Angleterre qu’en France, où elle fut traduite dès 1819 et imitée par Nodier dès 1820. Le mérite de Polidori est d’avoir fixé les canons du vampire romantique et sulfureux à l’image teintée d’érotisme. Erotisme ambivalent et saphique tel qu’il est représenté dans le Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu (1872) ou érotomaniaque comme dans le Dracula de Bram Stocker, véritable machine licencieuse et anti-victorienne. De ces deux œuvres, que l’on peut qualifier de majeure au XIXème siècle, ont été enfantées tous les vampires cinématographiques. La première, adaptée par Dreyer dans Vampyr en 1932 par Vadim dans Et mourir de plaisir en 1960 est un vampire féminin à tendance saphique. Le second, prototype du vampire masculin a engendré successivement le Nosferatu de Murnau (1932), le Dracula de Tod Browning (1931), le Cauchemar de Dracula de Terence Fisher (1958) et d’innombrables suites sanglantes, signées de ce metteur en scène ou de ses disciples. Petit à petit le vampire est devenu un personnage de Grand-Guignol, coupé de l’érotisme qui le marquait, érotisme dévolu aux tenues plus que dénudées de ses victimes. Le vampire est devenu depuis 1960, et par la grâce du cinéma, le premier des personnages fantastiques. Par sa richesse, le mythe du vampire supplante les autres morts – vivants produits par le folklore.
La littérature vampirique est profondément ancrée dans les genres en vigueur à l’époque de leur élaboration; ainsi le Dracula de Bram Stocker appartient au genre épistolaire et en perpétue la volonté de réalisme. Au-delà de l’imagerie populaire qui voit dans les Vampires un des plus redoutables prédateurs de l’espèce humaine, il convient de s’interroger sur la nature littéraire des récits de Vampire, sur leur volonté de codification, de renouvellement d’un genre, d’échapper à un sous-genre d’un sous-genre : le Fantastique.
Dans une même volonté de conserver une vie menacée et un pouvoir maléfique, la filiation du Comte Dracula trouverait sa logique dans un a priori de la connaissance humaine, dans un archétype qui prend aussi sa mesure dans la littérature. La littérature vampirise, elle se nourrit dans l’imaginaire collectif, elle vient » pomper « , » sucer » ses thèmes aux veines d’un univers social avec ses héros et ses victimes.
La littérature vampirise; et ainsi le vampire devient une métaphore de l’effet de lecture, où écriture et morsure se confondent dans une volupté de réception.
Il s’agit de s’interroger sur la nature du mythe et de ce qui a créé son unicité à la fois littéraire mais aussi mythique et historique.
Historique, dans un premier temps, dans la mesure où le vampire fut une réalité tragique et historique au XVIIIème. Puis il conviendra de s’interroger sur la fortune littéraire engendrée par cette période, pour considérer enfin le formidable renouvellement qu’a subi ce mythe depuis près de deux siècles. Et alors sera confirmé l’extraordinaire vitalité de ce qui devrait cesser d’être un ghetto littéraire : le Fantastique.
Avec une majuscule.
1 Cet article reprend en majeure partie l’introduction de mon mémoire de D.E.A: Littérature et Vampires : Histoires de Littérature Vampirique.
2 Roland Stagliatti Préface à La Grande Anthologie du
Fantastique Presse-Pocket 1977
3 Eliade/Couliano Dictionnaire des Religions Plon
1990
4 Ibid.. Note 1
5 La scène d’ouverture du Dracula, le film de Francis Ford Coppola, permet de mieux comprendre la condition Luciférienne du personnage de Bram Stocker.
6 La bête du Gévaudan a transcendé la simple qualité de bête sauvage pour devenir un être mythique.