- Les Personnages Kingiens Positifs (Partie 1)
- (Roland Ernould)
- « J’ai exploré ces questions aussi bien que j’ai pu
- dans les limites de mon talent et de mon intelligence » 1.
L’œuvre de King est protéiforme: ses romans ne suivent pas de schémas préétablis, ont des sujets différents et comportent un nombre variable de personnages, de quelques unités à plus de la centaine, certains apparaissant, à la manière de Balzac, dans plusieurs romans2. Ces personnages sont eux-mêmes très dissemblables, d’âge, de niveau intellectuel et de condition sociale, même s’il y a des constantes (enfants, parents, professeurs).
Bon nombre de ces personnages sont des conformistes, qui suivent de façon aveugle les habitudes de pensée et les mœurs de l’époque. D’autres sont des aigris, des asociaux, des malfaisants. L’univers des petites villes de King est d’ailleurs déprimant: contexte d’envie et de mesquinerie, de commérages et de surveillance quasi permanente, de propos insipides, avec le lot d’ivrognes, de parents autoritaires, destructeurs ou irresponsables, d’autorités civiles ou religieuses pas à la hauteur, de rejetés et de parias. Des préjugés, des rituels désuets, des croyances non-assumées, des appétits et des pulsions dérisoires ou inavouables, de la méchanceté gratuite3: triste microcosme de fautes, d’erreurs, de zones d’ombre et de noirceur. Le tout sur fond général d’indifférence4 pour tout ce qui concerne les grands problèmes de la collectivité.
Heureusement, il y a aussi des hommes et des femmes qui ont su donner un sens à leur vie ou/et qui agissent dans un sens favorable à la collectivité dans laquelle ils se trouvent. Ces personnages positifs (King utilise ce terme ou son antonyme, négatif, à diverses reprises dans DANSE MACABRE 5) essaient, à leur manière, dans leur domaine personnel ou collectif, de « créer de l’ordre à partir du chaos » 6.
King se limite à donner des exemples de comportements positifs, sans fournir de définition synthétique. On extrapolera à peine en proposant une acception fonctionnelle du terme « positif »: ce qui permet un mieux ou une amélioration. Est positif ce qui apporte un plus dans la vie. Un enfant ne savait pas lire, maintenant il comprend son livre: le résultat est positif, un progrès personnel, non lié au social. Un enfant solitaire et peureux est à présent capable d’aller vers les autres et d’échanger avec eux: autre amélioration positive, personnelle encore, mais aussi liée cette fois au social et au collectif. Inversement un enfant propre redevient incontinent à la suite de diverses circonstances, ou un gosse ouvert se replie sur lui-même et fuit les autres: l’appréciation de ces comportements sera négative.
Seront ainsi appréciés comme positifs les comportements, démarches et actions qui tendront à augmenter les potentialités humaines individuelles ou collectives. Il y a dans chaque roman de King un ou plusieurs personnages qui ont manifestement sa sympathie. Ces personnages luttent généralement pour un état de choses meilleur et sont opposés ou s’opposent aux forces obscures, politiques, sociales ou autres. Tracer une sorte de portrait-robot psychologique et sociologique de ces multiples personnages paraît hasardeux, d’autant plus que, selon les oeuvres, ils ont plus ou moins de présence. Il serait cependant intéressant d’esquisser un tableau comportemental du héros positif, et de dégager des aspects souvent laissés de côté par un large public, plus concerné par les aspects « horreur et épouvante » que par des analyses comportementales.
Il est apparu très vite que les personnages positifs pouvaient se ranger en trois classes: les gens ordinaires; ceux auxquels un don permet des pouvoirs particuliers utilisés dans leurs actions; enfin ceux qui sont mus par les puissances de l’ordre du bien, que nous appellerons les agents de la lumière. Par exemple, le gosse de THE SHINING 7, remarquable par sa maturité et son désir de maintenir la cohésion familiale, ne peut pas entrer dans la catégorie des gens ordinaires, puisque son don a modifié son évolution psychique. Ne seront donc retenus dans la catégorie « gens ordinaires » que ceux qui n’ont aucun don, ou ceux dont le parcours « normal » sera suffisamment long pour dégager des conclusions.
1. MONOGRAPHIES DE QUELQUES PERSONNAGES POSITIFS.
Il n’est évidemment pas question de recenser l’ensemble des personnages positifs: tous n’ont pas la même importance, certains sont les personnages centraux du récit, d’autres ne sont que mineurs ou ne font qu’une apparition. Le choix sera plutôt effectué de manière à présenter un faisceau de comportements convergents, avec le souci d’une certaine complémentarité, pour ne pas reprendre plusieurs fois les mêmes aperçus pour des personnages qui présentent de fortes similitudes. Cela en essayant d’être aussi complet que possible.
1.1. Devenir adulte.
Devenir un adulte acceptable n’est pas chose facile. A la naissance, le petit humain est singulièrement démuni. Prendre conscience de soi en tant qu’individu n’est pas une donnée naturelle. L’enfant doit acquérir lui-même l’outillage mental et social qui lui permettra de survivre, par l’éducation parentale ou scolaire, par les expériences vécues. C’est dans l’éducation qu’il trouvera les ressources qui lui permettront de se structurer et d’orienter son intelligence et ses potentialités pour construire sa propre personnalité.
Les jeunes ne sont pas égaux dans ce combat où les défis sont de divers ordres. Il faut les relever ou plonger, se conquérir soi-même ou se laisser emporter par le flot.
Sue Snell8.
Accepter la sanction méritée.
C’est la fille qui a tout pour plaire. Elle est « populaire » auprès de ses compagnes. Choisis « comme couple idéal de l’année scolaire » (page 58), elle et son petit ami Tom « vont être élus Roi et Reine du bal » de fin d’année (page 58). Elle est « douée d’un caractère égal » (page 92), voit le réel avec intelligence et compréhension (page 18). Ses études sont réussies, ses professeurs l’apprécient et elle a bonne réputation. Ses parents sont fiers d’elle et lui font confiance (page 178).Ce statut, elle l’a cherché; elle a « obtenu ce qu’elle avait depuis longtemps souhaité – une position stable, sûre, un statut privilégié » (page 58). Enviable…
Mais pendant l’épisode des douches, Sue a ressenti à l’égard de Carrie « un mélange de haine, de répulsion, d’exaspération » (page 15). Elle a participé à la lapidation symbolique de Carrie avec des tampons hygiéniques, « en faisant chorus avec les autres » (page 17), « avec une joie féroce » (page 59). Sue a été emportée dans un élan d’hystérie collective, a eu un moment d’égarement: cette perte de maîtrise, du contrôle d’elle-même au cours d’un mouvement de groupe qui s’apparente à un lynchage, va la déséquilibrer profondément
Envahie « par une vague de remords » (page 58), elle se juge méprisable: « Je ne comprends pas ce qui nous a pris (…), ça me donne l’impression que mes propres réactions m’échappent parfois » (page 124). Sa lucidité et son honnêteté intellectuelle vont l’amener à une prise de conscience qui la fera réagir. A une camarade qui se plaint de la sanction scolaire collective, elle répond: « J’ai encaissé ma punition parce que je l’avais méritée, on a fait un truc dégueulasse. C’est tout » (page 91).
Ne pas blesser les autres.
Elle a pris conscience de la compréhension des autres et de la solidarité humaine: « Les gens ne se rendent jamais compte qu’ils peuvent vraiment blesser les autres !(…). Pas une fille ne comprend ce que c’est d’être (…) Carrie White vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et au fond, elles s’en fichent pas mal » (page 100).
Mais il lui faut agir : « Il faut bien que quelqu’un essaie de faire quelque chose qui compte, qui ait un sens » (page 100). Et elle qui ne « voulait pour rien au monde manquer son dernier bal de printemps. Pour rien au monde » (page 93), elle demandera à son petit ami Tom d’être le cavalier de Carrie au bal et acceptera ainsi de ne pas être la reine de la soirée.
Ne pas se conformer aux autres.
Sa nouvelle lucidité l’amène à reconsidérer l’avenir qui lui paraissait si brillant. A-t-elle choisi Tom parce qu’il était populaire et plaisait aux autres filles? Ou bien simplement parce qu’ils « étaient bien assortis ou qu’elle pouvait observer leur reflet dans une vitrine et penser quel beau couple »? (page 59).
Elle essaie de se voir sans faux-fuyants: « La bonne petite fille qui ne fait la chose qu’avec le garçon qu’elle projette d’épouser » (avec son préservatif bien entendu) (page 93). « Des pilules dans des emballages jaunes circulaires pour éviter de renoncer aux tailles jeunes filles avant que ce soit absolument nécessaire ou contre l’intrusion de ces petits étrangers répugnants qui font dans leurs culottes et braillent à pleins poumons vers 2 heures du matin » (page 59). « Deux enfants qu’on battra comme plâtre à la moindre manifestation sincère de leur part: curiosité sexuelle, agressivité, hostilité vis-à-vis des bonimenteurs bien-pensants » (page 93).
Même le bal ne lui apparaît plus si tentant: « Parents prenant des photos posées sur le canapé du salon… Guirlandes de papier crêpe pour cacher les charpentes métalliques du gymnase. Deux orchestres: un rock et un sirupeux… Ploucs non admis. Entrée réservée aux futurs membres du Country Club et aux résidents des beaux-quartiers » (page 93). Comme corollaire à sa position stable et privilégiée, devenue une « étoile fixe au firmament » des élèves (page 58), elle découvre « un malaise qui lui faisait un cortège sinistre » (page 58).
Serait-elle « mûre pour satisfaire docilement à la complaisante attente des parents, des amis et d’elle-même »? (page 59). Serait-elle en voie de se conformer? de passer dans le moule? « Le mot qu’elle évitait était l’infinitif « se conformer »,qui faisait surgir d’horribles images de cheveux enroulés sur des bigoudis;(…) de longs après-midi passés (…) face aux feuilletons publicitaires de la télé pendant que l’époux faisait de l’esbroufe dans un bureau anonyme;(…) s’inscrivant au Country Club une fois leurs revenus grimpés au niveau des cinq chiffres;(…) de luttes dignes et sournoises pour protéger leurs Ilots Intacts de la pollution des nègres » (page 59).
Ne pas devenir un produit standard.
Heureusement, Sue possède, avec toutes ces brillantes qualités sociales, un fond solide, et une grande lucidité. Elle aurait été reine du bal ? Certes, mais pour quoi? pour avoir « sa robe de bal de fin d’études bouclée pour la vie, dans un placard, enveloppée d’une housse en plastique ? » (page 62).
Etre la Juliette de Roméo? C’est flatteur, mais elle se rend compte « avec une subite animosité que dans tous les collèges blancs de banlieue d’Amérique, existait un couple semblable au leur » (page 58). Produit standard, calibré, de grande consommation, « Roméo et Juliette spécialisés »…(page 58). A quoi bon être devenus « des étoiles fixes au firmament changeant des relations entre élèves » (page 62) si cela s’avère finalement être une triste duperie ?
Chris Chambers9.
Ne pas se laisser tirer vers le bas.
Copain de Gordon Lachance, futur écrivain, Chris a douze ans comme lui. Son père est un ivrogne qui vit des « alloc » et passe le plus clair de son temps à boire avec les sacs à vin du coin. Chris hait son père, qui le frappe régulièrement avec violence: bleus partout, œil poché, coups à la tête sont choses ordinaires, mais les brimades vont jusqu’au nez ou au poignets cassés (page 320). Souvent absent de l’école: « Sa mère téléphonait qu’il était malade lorsqu’il était trop amoché pour venir » (page 319).
C’est un Chambers, un voleur, un fils de bon à rien, le frère de jeunes crapules connues. Il sait qu’il n’a aucune chance: « Les profs, ils sont tous assis en rond et putain tout ce qu’ils disent c’est Ouais, Ouais, Juste, Juste. Ces enculés veulent juste savoir;comment tu t’es conduit à l’école et ce que la ville pense de ta famille. Tout ce qu’ils décident, c’est si tu vas ou non contaminer tous leurs petits galetteux à la fac (…). Je veux aller quelque part où personne ne me connaît et où je n’ai pas de mauvaises notes avant même de commencer. Mais je ne sais pas si je pourrai.
– Pourquoi pas?
– A cause des autres. Les autres vous tirent vers le bas » (page 396). Mais il conseille à Gordon d’aller au lycée et de continuer à écrire: « C’est comme si Dieu t’avait fait un don, toutes ces histoires que tu peux inventer » (page 393).
Faire la paix.
Chris, qui a pris un retard scolaire considérable, essaie plus tard de le combler et suit des cours de rattrapage au lycée, malgré de nouveaux handicaps: « Les professeurs désapprouvaient cette apparition avec banane, blouson de cuir et bottes de moto qui s’était matérialisée sans prévenir dans leurs salles de classe. On sentait que ces bottes et toutes ces fermetures Éclair leur paraissaient en contradiction avec des matières aussi nobles que le latin, l’algèbre et les sciences naturelles; un tel accoutrement ne convenait qu’aux classes commerciales » (page 449). Mais Chris tient bon, lutte contre les professeurs et son père et finit par entrer en fac.
En plus de sa rage de réussite, Chris a un don: « C’était le plus dur de la bande (…) mais aussi celui qui savait le mieux faire la paix. Il savait y faire. Je l’avais vu s’asseoir sur le trottoir près d’un gosse qu’il ne connaissait même pas, et le faire parler sur n’importe quoi (…) jusqu’à ce que le gosse oublie qu’il était censé avoir mal. Chris était au poil pour ça. Parce que c’était un vrai dur » (page 364).. Chris a su construire des comportements de compréhension et de solidarité opposés aux formes de violence qu’il a jadis subies.
C’est de ce remarquable progrès sur lui-même que, dérision, il mourra. Chris périra tragiquement, victime à la fois de sa volonté et de son pacifisme: dans une file d’attente, au restaurant, il s’interpose entre deux hommes qui se querellent et meurt d’un coup de couteau qui lui est porté à la gorge.
Nous venons de vivre quelques instants avec deux jeunes en formation, l’un défavorisé par son milieu, l’autre partant avec une avance sociale considérable. Dans les deux cas, un problème identique se pose, même si le contexte sociologique est complètement différent. Il s’agit de la difficulté de se définir soi-même.
On ne peut se juger qu’en fonction des valeurs du groupe social, ou alors en s’affirmant selon ses sentiments ou les valeurs qu’on a choisies: se conformer ou s’émanciper. Apprécier les gens ou les choses en fonction des normes de la société dans laquelle on vit est facile: il n’y a qu’à se laisser aller, et tout concourt autour de soi à renforcer cette tentation. Ou alors, il faut inventer ses propres valeurs, déterminer ce qui est souhaitable ou non dans sa façon de se comporter et d’exister. Dans le premier cas, c’est l’immobilisme individuel et social. Dans le second cas, c’est la possibilité d’un progrès et la perspective risquée d’un autre épanouissement.
C’est ce risque qui est est couru par les jeunes des deux exemples examinés: Chris n’acceptera pas la déchéance qui l’attend. Il refusera d’être contaminé par son voisinage familial qui le contraint dans l’immédiat. Il conseille d’abord à son copain Gordon Lachance, futur écrivain, de continuer ses études10. Et dès qu’il le peut, bien qu’il soit sans illusion sur les sentiments que lui portent les professeurs, il reprend les siennes, et réussit. Réussite relative, mais il était parti de bien bas.
Il est intéressant de constater que la révolte de Sue ne porte pas sur des détails d’apparence ou des rites comportementaux, qui ne sont pas essentiels et n’ont aucune valeur personnelle. Il ne s’agit pas d’un anti-conformisme générant par esprit d’opposition une nouvelle mode, amenant un autre conformisme aussi contraignant et similaire dans sa nature que le précédent. Sue prend conscience en profondeur de l’absence de valeurs fondamentales de certaines attitudes ou comportements d’aliénation
Sue avait tout entre les mains -du moins selon les critères du groupe social où elle se trouve. Mais plutôt que de s’adapter de façon routinière, elle a préféré réajuster ses attitudes, ses projets et ses valeurs et réaliser une vie choisie plutôt que subie. Entre l’état final, -un « produit » scolaire et social souhaité par son entourage- et ses nouvelles aspirations, la différence est trop grande. Et elle préfère, en acceptant son désarroi et le déséquilibrage de sa vie, remplacer ses conventions d’existence par des convictions personnelles, quel que soit le prix qu’il lui faudra payer. Elle en sortira brisée.
Chris, lui, a chèrement payé sa conversion: issu d’un milieu de violence, il avait choisi des valeurs de paix. Sorte de saint laïque ignoré, il en mourra.
1.2. La maîtrise des compétences.
Suivant les fonctions ou les métiers, la maîtrise ne s’exerce pas que dans un cadre matériel: elle peut aussi comporter des formes sociales et des responsabilités particulières, quand elle touche l’argent ou la politique.
Bill Norton11.
Des types sur qui on peut compter.
La cinquantaine solide, il est premier conseiller municipal de Salem. Il a quitté le lycée avec la permission paternelle pour entrer dans la marine. Il a fait son chemin depuis, « à force de volonté et d’énergie » (page 71), réussissant même à obtenir à vingt-quatre ans son diplôme de fin d’études en passant un test d’équivalence. Mais ce n’est pas le réaliste borné qui méprise les intellectuels à priori sous le prétexte qu’il a réussi sans faire d’études normales. Il se méfie cependant des « loulous », étudiants des Beaux-Arts que ramène parfois sa fille Susan de ses cours: « Ce n’était pas leur façon de s’habiller ou leurs cheveux qui l’irritaient, c’était le fait qu’ils n’avaient pas l’air de types sur qui on pouvait compter » (page 71).
De la bonne ouvrage.
Direct: « Faut bien que je dise ce que je pense, Susie chérie » (page 71). Ferme: « Il s’était hissé à la force du poignet jusqu’à la position qu’il occupait maintenant au syndicat des dockers de Portland et quand il serrait la main de quelqu’un, c’était du solide » (page 72). Il est vivant, amateur de la bière dont le loulou ne veut pas: « Son précieux petit cerveau risquait de ne pas résister à l’ingestion d’une boisson aussi commune » (page 72). Il apprécie d’autant plus pour cela le jeune romancier Ben, qui s’envoie gaillardement sa bière en rotant de satisfaction. Adroit, il a construit lui-même sa véranda et le barbecue « en briques de forme fonctionnelle et visiblement réalisé par quelqu’un qui savait travailler de ses mains.
– C’est moi qui l’ai fait, dit Bill. C’est de la bonne construction » (page 73).
Kenny Guilder12.
Un homme bon.
Il est trésorier dans une petite entreprise. En plus de son travail, il « calcule aussi leurs impôts, pour des gens » (page 58). Il s’est occupé autrefois des finances de la plus grosse entreprise d’architectes de la ville, mais il a eu une crise cardiaque et s’est trouvé un travail plus reposant. « C’est un homme bon ». Il fait preuve d’une grande compréhension de sa famille. Son violon d’Ingres est de fabriquer dans son atelier des jouets, ours en peluche, petits théâtres de poupées, boîtes à outils, mais surtout des objets en bois: il les donne à son entourage et à l’Armée du Salut: « Celle-ci lui avait même décerné trois prix trois années de suite, mais mon père les cachait dans un tiroir » (page 273). Jusqu’à la guerre du Viêt-nam, il a confectionné des soldats « par bataillons entiers, mais depuis cinq ans, ils avaient disparu de son établi » (page 274).
Ne pas être un truand .
Il explique à Dennis les dessous de certaines entreprises commerciales comme celle de Darnell, pour lequel il a naguère travaillé: « Des sommes en espèces ne cessaient de rentrer dans sa caisse. de grosses sommes, d’origine douteuse », à mettre au compte d’entreprises-bidon. Il a expliqué à Darnell que, « professionnellement, il courrait de gros risques si les inspecteurs des impôts fourraient leur nez dans ses comptes » (page 88) et lui a signalé qu’il ne désirait plus continuer à travailler avec lui.
« Il s’est mis à « danser », comme on dit dans ma profession. Ça commence quand le type vous demande si vous êtes content de votre boulot, si vous gagnez assez » et ça se termine par des propositions plus ou moins nettes: « Après que le type a trouvé quel est le genre de charge financière dont vous aimeriez être soulagé, il vous demande ce qui vous ferait plaisir. Une Cadillac, par exemple, une maison de campagne, ou bien un bateau » (page 88). Dennis a toujours connu son père amateur d’un bateau: « Deux ou trois fois, l’été, nous étions allés sur les bords des lacs de la région, et il s’était informé du prix des plus petits yachts. J’avais vu une sorte de regret dans ses yeux; maintenant, je comprenais mieux pourquoi. C’était bien au-dessus de ses moyens » (page 88).
Dennis demande à son père pourquoi il a refusé les propositions tentantes de Darnell. Son père lui parle des risques financiers et judiciaires, et lui dit: »Je ne suis pas un truand (…). J’aurais pu prendre le fric mais… (toux)… ç’aurait été mal! » (page 89).
Qu’il s’agisse d’un être humain ou d’un objet construit, l’exigence est la même: le produit doit être de bon aloi et on doit pouvoir compter dessus. L’intellectuel n’est méprisé13 par le manuel Bill que dès l’instant où il n’est pas fiable, de même qu’une fabrication ratée. Ce n’est pas l’intellectuel que Bill méprise -lui-même a fait quelques études positives-, mais l’esprit faux qui se met en marge des réalités, les refuse ou les fuit. Effort, efficacité, souci du travail bien fait, la gratification est la satisfaction de l’œuvre réussie, sans les illusions de constructions intellectuelles chimériques.
Même satisfaction de la belle ouvrage sur le plan financier par le technicien des comptes: faire bien son travail, ce n’est pas seulement aligner correctement chiffres et bilans, c’est aussi refuser les compromissions illégales -ou immorales- et rester propre, même au prix de sacrifice de ses désirs les plus chers.
1.3. La conquête de son destin.
Un des apports les plus populaires de Sartre, c’est que l’existence précède l’essence14: l’homme est un être qui existe d’abord (existence) et qui doit ensuite se définir par sa démarche humaine. Autrement dit, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait (et non pas par ce qu’il est, ou s’est naguère fait): il aurait alors échangé son essence qui est devenir contre une existence morte et pétrifiée15. L’homme est voué à constamment se faire.
Avoir sa dignité, se construire, se prendre en charge, assumer ses responsabilités et accepter de réparer les conséquences de ses actions: ces comportements ont déjà été partiellement observés dans les monographies précédentes. Nous allons compléter ces observations avec d’autres personnages capables de gérer leur destinées, Sandra et Andy.
Sandra Stansfield16.
Se fier d’abord à soi-même.
Vingt-huit ans, blonde, mince, d’une « beauté austère au point d’en être rebutante » (page 481), elle vient consulter. Le récit se passe en 1937.
Elle a donné un faux nom au secrétariat et elle s’en explique sans détours: « Vous avez besoin d’un nom pour votre formulaire (…). Alors, voici un nom; mais plutôt que de me fier à l’éthique professionnelle d’un homme que je ne connais pas, je me fie à moi-même » (page 482).
Elle apprend sans surprise qu’elle est enceinte de deux mois. Elle n’est pas mariée, ce qui posait problème avant la guerre, quand une femme enceinte hors mariage était considérée comme « une traînée aux yeux du monde et bien souvent à ses propres yeux » (page 484). Elle surprend le médecin: « J’aimais l’honnêteté avec laquelle elle traitait un problème qui aurait fait verser à quatre-vingt dix femmes sur cent des larmes ineptes et sans dignité, terrifiées qu’elles seraient par le cycle vital de leur corps, si honteuse de leur situation que cela leur rendrait impossible de s’y préparer avec raison » (page 484). Elle veut garder son bébé.
Ne pas se laisser aller.
Elle est pauvre mais elle tient à payer comptant l’ensemble des frais d’accouchement lors de la première visite (alors que, dit la secrétaire, faire payer des personnes « respectables » est parfois un problème). Elle prend en mains l’organisation de son accouchement, y compris les frais d’hospitalisation. Le docteur pense qu’elle a « des tripes ». Sa secrétaire lui répond: « Des tripes? Je ne sais pas, docteur. Mais elle sait ce qu’elle veut, celle-là. Elle le sait vraiment » (page 488).
Pour payer son accouchement, elle travaille comme vendeuse dans un magasin jusqu’au moment où on remarquera sa situation: « Le choc de se voir servir par une femme enceinte sans alliance pourrait leur [aux clientes] défriser leurs cheveux » (page 489). Les larmes lui viennent aux yeux: « Elles ont failli déborder, et elle les a ravalées d’un battement de paupières. Ses lèvres se sont serrées… puis se sont distendues. Elle a tout simplement décidé qu’elle n’allait pas se laisser aller… et cela ne s’est pas produit » (page 490).
Prendre sa vie en main.
Elle adhère à la méthode d’accouchement que lui propose son médecin, précurseur des méthodes d’accouchement sans douleur en vogue vingt ans plus tard, mais alors discutées: « C’était le genre de femmes pour qui la méthode avait été inventée (…). Il y a des millions d’hommes et de femmes dociles de par le monde, et parmi eux des gens très bien. Mais il y en a d’autres qui n’ont de cesse de prendre leur vie en main, et Melle Stansfield était de ceux-là » (page 497).
Licenciée par sa patronne, elle s’achète une alliance pour ne pas perdre son logement. Et même dans son désarroi, elle a le courage de regarder la réalité sans illusions et d’ironiser sur la triste hypocrisie humaine: « Quand j’entends les cyniques dire que l’ère de la magie et des miracles est derrière nous, docteur, je saurai qu’ils se trompent, n’est-ce pas? Si une bague achetée deux dollars chez un prêteur sur gages peut effacer instantanément le sceau de la bâtardise et du libertinage, comment appeler cela autrement que de la magie? » (page 501).
Andy Dufresne17.
Continuer à vivre.
Condamné à perpétuité pour le meurtre de sa femme et de son amant, meurtre qu’il n’a pas commis, Andy, trente ans, vice-président du service financier d’une grande banque, connaît la prison.
Il n’est pas accablé que par l’injustice. Il est rudoyé, violé: « Malgré les problèmes qu’il avait, il continuait à vivre. Il y en a des milliers qui ne le font pas, ne le veulent pas, et beaucoup ne sont pas en prison, en plus » (page 32). Marqué par les coups, le visage tuméfié, il garde « les mains propres et nettes, les ongles bien taillés » (page 32).et le « sentiment de sa propre valeur (…). Une sorte de lumière intérieure qu’il trimballait avec lui » (page 50). Des années plus tard, « ses yeux n’étaient pas éteints. Sa démarche n’est pas devenue celle des hommes qui rentrent à la fin de la journée, quand ils regagnent leur cellule pour une nuit interminable (..). Il se tenait droit et marchait toujours d’un pas léger » (page 75).
Ce dont un homme est capable, avec
la volonté.
Tout en préparant interminablement son évasion, il fait de jolies choses avec des pierres ramassées dans la cour, qu’il taille et polit. Il en donne à un prisonnier qui lui a rendu un service: « Combien de temps avait-il fallu pour ces deux œuvres? Des heures et des heures après l’extinction des feux, j’en étais sûr » (page 41). « En les regardant, je ressentais la chaleur que ressent n’importe quel homme ou femme en voyant un bel objet, une chose fabriquée et travaillée -c’est ce qui nous distingue des animaux, je crois- et je ressentais aussi autre chose. Une sorte de respect admiratif devant l’obstination massive de cet homme » (page 41). « Je les ai toujours, je les examine de temps en temps et je pense à ce dont un homme est capable, avec le temps et la volonté de s’en servir » (page 75).
Ce n’est pas un bout de papier
qui fait un homme.
A la prison, il s’est fait un vrai copain, un débrouillard qui a réussi à lui procurer diverses choses plus ou moins interdites. Il lui propose de le rejoindre après son évasion. Le copain refuse, parce qu’il pense qu’il ne pourra pas s’en tirer à l’extérieur. « Je suis un mec intégré à la prison, comme on dit. Ici je suis celui qui peut tout trouver, ouais. Mais dehors n’importe qui peut le faire.
– Tu te sous-estimes, a-t-il dit. Tu es un autodidacte, un self made man. Un type assez remarquable, à mon avis.
– Bon Dieu, je n’ai même pas le bac.
– Je sais. Mais ce n’est pas un bout de papier qui suffit à faire un homme » (page 82).
Se préparer au pire.
Après vingt ans de prison, prêt à s’évader après avoir créé une bibliothèque modèle et rendu aux autres de multiples services, il donne l’explication de son comportement: « Il n’y a que deux types d’hommes au monde face aux vrais emmerdements ». Il prend l’exemple d’un homme qui possède des œuvres d’art rares et précieuses dans sa maison menacée par un cyclone. Il peut ne rien faire tout en recherchant des consolations: le cyclone passera à côté, il est assuré. Mais il y a une autre attitude: être convaincu que « le cyclone va foncer en plein milieu de sa maison. Si la météo dit que le cyclone a changé de cap, ce type est sûr qu’il va changer à nouveau et revenir droit sur lui. Ce genre d’homme sait qu’on peut toujours avoir de l’espoir tant qu’on est préparé au pire » 18(page 78).
En avoir ou non.
Un nouveau directeur, Norton, entre en conflit avec lui et le condamne à de nombreux mois de mitard. Leur conflit dure plusieurs années. Mais l’évasion réussie d’Andy l’oblige à donner sa démission: « Norton (…) va chaque dimanche au temple baptiste et se demande toujours comment diable Andy a pu avoir raison de lui.
J’aurais pu lui dire, la réponse à cette question est la simplicité même. Certains en ont, Sam. Certains n’en ont pas et n’en auront jamais » (page 93).
Ne pas perdre de vue ses bonnes intentions.
Pour survivre, Andy a dû composer. Bibliothécaire, il lui a fallu se livrer à des combines financières douteuses pour garder son statut, du gardien de base au directeur. Il est conscient de l’ambiguïté de son comportement: « La frontière est imprécise. Ça revient à dire qu’il y a des gens qui se refusent absolument à se salir les mains. On les appelle des saints, les pigeons se posent sur leurs épaules et chient sur leur chemise. L’autre extrême c’est de se plonger dans la merde et de fourguer n’importe quelle saloperie pour du fric -des flingues, des crans d’arrêt, de l’héro (…). Il y a une troisième voie. Entre rester blancs comme neige et se vautrer dans la boue (…). On évalue son trajet dans la porcherie d’après ce que ça vous rapporte. On choisit le moindre des deux maux et on essaie de ne pas perdre de vue ses bonnes intentions » (page 54/5).
C’est ce qu’il a essayé de faire. Bien sûr, il a blanchi de l’argent mal gagné par d’autres qui trafiquaient même de la drogue: « Mais j’ai aussi la bibliothèque et je connais deux douzaines de gars qui s’en sont servis pour passer l’examen d’entrée à l’université. Peut-être qu’en sortant d’ici ils seront capables de se traîner hors du fumier » (page 55).
Le point commun des deux cas analysés est la continuité et la cohérence des comportements, ainsi que la persévérance pour surmonter les obstacles. Dans le cas particulier de Sandra, on peut noter -comme plus haut pour John Delavan- la revendication de la responsabilité de son erreur et la prise en charge de ses conséquences, puis l’adoption d’une ligne de conduite en rapport avec ses propres valeurs.
Pour Andy, l’inventaire de ses qualités risque d’être long: il admet les limites de ses possibilités à l’intérieur de la prison19, se sent contraint par des nécessités pesantes sans que ce soit prétexte à démission. Sa tolérance à l’insécurité et à la frustration est grande. Il accepte la contrainte quand il ne peut rien contre elle, à charge pour lui de la contourner avec intelligence dès que c’est possible. Il résiste habilement à la pression pénitentiaire et à l’hypocrite arbitraire directorial. Il est capable de remettre à un avenir indéterminé la satisfaction de ses désirs. Et tout en assumant son destin, il fait profiter les autres prisonniers de ses compétences.
1.4. La tâche de formation.
Bon nombre d’enseignants se limitent à être des distributeurs de connaissances et des fonctionnaires de l’évaluation. Socialement, on ne leur demande rien d’autre. Mais la fonction éducative est une entreprise trop fondamentale pour être abordée sans autres qualités, celles qui différencient l’enseignant conformiste et reproducteur de celui qui assume pleinement son rôle d’épanouissement.
De même les parents ne sont pas toujours les modèles qu’ils cherchent à présenter à leur progéniture. Expliquer ses erreurs ne peut que favoriser la compréhension familiale.
Rita Desjardin20.
Évaluer ses actes.
Désemparée -elle vient d’avoir ses règles pour la première fois dans les douches et a été l’objet des brimades de ses camarades-, Carrie craque. Pour mettre fin à sa crise hystérique, Miss Desjardin, professeur de gymnastique, jeune, short d’une blancheur éblouissante, musculature discrète, la gifle sans ménagement (page 20). Puis, devant la réaction désemparée de Carrie, elle lui explique ce qui lui arrive et ce qu’il faut faire. Elle l’aide même à mettre en place sa serviette et sa culotte (page 24).
En présence du sous-directeur Morton, elle reconnaît l’insuffisance de son comportement avec Carrie et les responsables de la classe, qu’elle a mises à la porte le jour de l’incident sans explications: « J’ai peur de m’en être assez mal tirée, Morty, mais je ne comprenais pas ce qui se passait » (page 28).
Est-ce que cela vous arrive de penser?
Pendant tout le week-end, Rita « n’avait pu effacer de son esprit l’image de Carrie (…) et sa propre réaction d’écœurement et de colère » (page 76). Le lundi, elle affronte les élèves, notamment l’une d’elles, particulièrement difficile, qu’elle empêche de sortir et projette contre un placard, à sa grande colère. Et elle leur fait la leçon: « Je veux simplement que vous sachiez toutes que, vendredi, vous avez fait une saloperie, une véritable saloperie » (page 77). Et elle leur inflige une semaine de retenue en ajoutant: « Y en a-t-il une parmi vous qui ait pensé un instant que Carrie pouvait éprouver des sentiments?. Est-ce que cela vous arrive seulement de penser? » (page 77).
Tenter de comprendre.
Et plus tard, elle parle gentiment et sincèrement à Carrie, relatant ses propres expériences de jeune fille pour la mettre à l’aise (page 177). Après la tragédie, cohérente avec elle-même, Rita Desjardin donne sa démission: « Je préfèrerais mettre fin à mes jours plutôt que d’enseigner à nouveau. Chaque nuit une pensée ne cesse de m’obséder: si seulement j’avais tenté de comprendre cette fille, si seulement, si seulement… » (page 275).
Matthew Burke21.
Faire en s’y donnant tout entier.
Il a dépassé la soixantaine et enseigne au lycée depuis quarante ans: « Il avait parcouru en long et en large la langue anglaise, comme un vieux marin solitaire et infatigable » (page 70). Négligeant certains aspects matériels de la réalité, comme noyer ou caler le moteur de sa vieille Chevrolet qui roule en septembre avec ses pneus-neige de l’hiver précédent. Il aime son travail et prend encore plaisir à enseigner. Peu doué pour la discipline, il n’a jamais -avec lucidité- souhaité avancer dans l’administration: « Comment un rêveur comme lui aurait-il pu exercer valablement la fonction de censeur? » (page 69).
Les chahuts ne lui font pas peur: « Ses élèves n’avaient ni culte ni passion pour lui. Nombre d’entre eux le respectaient et une petite minorité avait appris de lui que ce qui comptait, ce n’était pas tellement la chose qu’on faisait, qui pouvait être très modeste ou même très bizarre, c’était de la faire en s’y donnant tout entier » (page 70).
Jamais marié, sans famille -le dernier grand choc émotif de sa vie étale a été la mort de sa mère quand il avait cinquante ans-, il a organisé son petit intérieur « d’une propreté scrupuleuse » (page 159) et fait sa cuisine. Il y reçoit l’écrivain Ben -« on est vite de plain-pied avec lui » (page 159)-, dont il a apprécié le livre que les critiques n’ont pas aimé. Lui-même pensait écrire, mais y a renoncé: « Il me manquait l’ingrédient vital. Le talent » (page 128).
La peur pour les autres.
Il suit ses élèves devenus adultes. De la serveuse d’un bar où il se trouve avec Ben, il dit: « J’ai eu Jackie au lycée. Promotion 71. Sa mère était de la 51 » (page page 127). Toujours atteint par le destin tragique de ses élèves, il peut citer le nom des morts à la guerre, d’accidents, de la drogue ou du suicide. Il n’hésite pas à héberger chez lui un ancien élève malade qu’il a rencontré au bar (page 164). Quand plus tard il tentera, avec Ben et d’autres, de sauver la communauté du fléau qui la menace, il pourra affirmer: « Je ne dis pas cela parce que je crains pour ma vie, Ben, croyez-le bien (…). Non, j’ai peur pour la ville » (page 339).
Ne pas se limiter à une vie
intellectuelle académique.
Il n’a pas été borné par une seule « vie intellectuelle académique » (page 293). Il fait preuve d’ouverture d’esprit en dépit de sa vie tranquille. Il a tâté de la marijuana22: « L’herbe n’est pas un problème à mon avis et c’est aussi l’avis de l’administration quand ces messieurs ont quelques verres dans le nez et s’expriment franchement. Je sais pertinemment que notre conseiller pédagogique, par exemple, un des meilleurs qui soient, n’a pas peur de fumer un joint avant d’aller au cinéma. Moi aussi, j’ai essayé. Ça me fait un effet épatant, mais après j’ai des brûlures d’estomac » (page 158). Mais il est contre les drogues dures: « La drogue, la vraie, celle qui ne pardonne pas » (page 164).
De même, il acceptera la suggestion que des vampires prennent possession de Salem: « Je me suis toujours refusé à émettre la moindre hypothèse sans l’étayer par une argumentation et des références indiscutables, et aujourd’hui, pour la deuxième fois, je suis obligé d’avancer des affirmations proprement insensées, sans pouvoir vous fournir la moindre preuve » (page 293).
John Delavan23.
Admettre le compromis.
Assistant-géomètre, marié, deux enfants, la rigueur même. Du moins paraît-il tel à son fils de quinze ans, Kevin, jusqu’au moment où il apprend que son père a jadis gravement menti à sa mère. Le père est contraint aux explications: « Ta mère ignore tout de l’affaire.
Je ne le lui dirai pas.
– Ne dis pas ça, répondit vivement le père. Ne t’embarque jamais dans ce chemin, sans quoi tu ne pourras jamais t’arrêter.
– Mais tu as dit que tu ne lui avais jamais- [menti]
– Non je ne lui ai jamais dit (…). Elle ne m’a jamais posé de questions, et je ne lui ai jamais dit. Si elle ne pose pas la question, tu n’auras pas à lui répondre » (page 300).
Kevin trouve « tordu » ce comportement. Son père lui explique qu’à la suite d’un pari, il a dû rembourser un usurier dans des conditions difficiles. A l’époque, couple sans argent, « même pas un pot pour pisser dedans » (page 304), avouer sa bêtise à sa femme aurait pu compromettre son mariage: « Peu importe qu’on s’aime à la folie, un tel mariage est comme un cheval de bât trop chargé, et toi tu sais qu’il peut trébucher à tout instant, voire même tomber par terre, raide mort, si tout se met à dérailler au mauvais moment » (page 304). Entre avouer une erreur grave, susceptible de compromettre un mariage auquel il tenait, alors que sa femme ne lui demandait rien, et se taire, il a choisi la solution qui lui paraissait la meilleure: « C’est comme ça que ça se passe. Si la question est jamais soulevée, il faudra le lui dire. Nous devons le lui dire. Sinon rien. C’est simplement la façon de faire, dans le monde des adultes. Ça paraît un peu foireux, et parfois c’est complètement foireux, mais c’est comme ça. Es-tu capable de vivre avec? » (page 300).
Payer ses erreurs quel qu’en soit le prix.
Épouvanté par sa bêtise, vomissant de contrariété, il va trouver un usurier avant même que soit connue l’issue de son pari. Celui-ci perdu, il prend un deuxième emploi complémentaire du sien, conduisant une presse dans une usine à papier, abattant ses seize heures par jour: « C’était un boulot dangereux (…). J’ai vu un homme laisser une main sous un rouleau, une fois » (page 307). Il ramasse des bouteilles consignées, il cesse de fumer et après de longs mois, finit de rembourser.
Kevin est émerveillé de voir son père lui confier cette erreur de jeunesse: « Son père, jeune, avait fait quelque chose de spectaculairement stupide, comme (…) il lui arriverait peut-être de le faire, le jour où il serait lâché dans la nature » (page 302) et comprend ce qu’elle lui a coûté.
Et qu’a pensé l’usurier de son comportement? « Les hommes comme John Delevan étaient (…) comme une bonne portion de poulet frit (…). Delevan s’était comporté autrefois à peine mieux qu’un gosse lui-même » (page 325). L’usurier pense en effet que, la faute avouée, sa femme aurait pu trouver de l’aide auprès de sa tante riche qu’après quelque temps, les choses se seraient tassées: « Non seulement il n’avait pas envisagé cette solution, mais elle ne lui était même pas venue à l’esprit » (page 325). Mais John, qui tenait à sa dignité, l’a conservée en payant le prix qu’il fallait.
« Ainsi va le monde, Kev. De toute façon, on claque tous à la fin » (page 506).
Prise par l’urgence de la situation, Rita a d’abord réagi de manière routinière et aveugle. Mais elle a suffisamment de réflexion et de contrôle pour comprendre ce que sa relation éducative a d’insuffisant: elle ne cherche pas d’excuses, elle veut assumer.
Quand elle demande à ses élèves si elles pensent -et ce n’est pas, bien sûr, de pensée opératoire, tournée vers la simple intégration des connaissances qu’il s’agit-, elle veut faciliter le parcours de celles qui pourront devenir des Sue: la vie n’est pas qu’intellectualité, elle est aussi compréhension affective. L’acceptation des autres est la première condition d’une société ouverte. Comme King, qui dit s’efforcer à « célébrer ce qu’il y a de positif dans notre vie; le courage, l’amitié et l’amour dans un monde qui en semble dépourvu » 24.
Matthew a renoncé pour sa part aux conventions sociales sans intérêt formateur. Pour lui, l’essentiel n’est pas la qualité intrinsèque de l’instruction, ce qu’apprend l’élève, mais la manière dont il se transforme. Plutôt qu’accumuler des connaissances mortes, mieux vaut faire naître la passion qui nourrit. Éveiller les esprits plutôt que les remplir.
Sans illusion sur son efficacité mesurée à l’aune traditionnelle, il a une action qui dépasse l’acte momentané d’enseignement et qui s’ouvre au sort des éduqués pendant leur vie entière. C’est l’intérêt porté aux autres qui va l’entraîner à essayer de sauver la communauté. Son souci du collectif va bien au-delà du seuil de sa classe.
Il a gardé une pensée suffisamment souple et éloignée des dogmatismes pour intégrer des faits nouveaux et adapter sa ligne de conduite en fonction des réalités modifiées. Que King lie cette ouverture d’esprit à des phénomènes paranormaux, c’est évident 25. Si on peut contester ici le phénomène nouveau que son esprit doit intégrer (les vampires), on ne peut pas faire l’impasse sur la recherche par un esprit ouvert d’une hypothèse explicative inhabituelle pour comprendre des réalités dérangeantes.
Enfin John Delavan26 est admirable par sa lucidité à l’égard d’une réalité qui lui est déplaisante comme dans sa façon gênée d’expliquer à son fils que chacun commet des erreurs, qu’il faut s’affairer à les réparer sans attendre une contrainte sociale hypothétique ou une catastrophe affective. Sans donner le change, il lui montre que vivre, c’est établir des compromis lucides (et non des compromissions inavouables). Équilibrer les interdits théoriques par l’adaptation de sa ligne de conduite aux réalités et la douloureuse nécessité du choix est la façon d’assumer la dignité humaine.
1.5. La nécessaire solidarité.
Résultante de composantes personnelles et de l’éducation, l’humain est un être social. Il a reçu, il doit donner27. Aucune raison que cet échange soit équilibré: on peut donner plus qu’on a reçu. Ce sera du positif social. Mais la tentation est grande de chercher à recevoir un maximum tout en donnant un minimum.
Ruth McCausland28.
Au moment du récit, elle a cinquante ans, mais en paraît « dix de moins -quinze les bons jours » (page 232). Elle a été l’une des rares jeunes filles de son temps à obtenir une dispense d’âge pour entrer à 17 ans à la faculté de droit de l’Université du Maine. Elle en sort avocate quatre ans plus tard.
Progresser dans ce qu’on fait.
En fac, elle est tombée amoureuse d’un condisciple, Ralph, fils de policier, qui veut l’être aussi, et même diriger un jour la police du Maine. Il pense qu' »un homme qui prend un métier et ne prévoit pas de progresser est soit paresseux, soit fou » (page 233). Elle l’épouse, vierge, deux ans plus tard: elle lui a demandé d’attendre qu’elle possède son diplôme d’avocate, non pas pour travailler à son compte, mais pour pouvoir aider son mari. Ralph a attendu: « Tout homme sain d’esprit, placé devant la beauté intelligente et les yeux clairs de Ruth Merril aurait accepté » (page 233).
Bien que fertile, le couple n’a pas d’enfant: mais leur vie conjugale est heureuse et ils préparent ensemble les dossiers de Ralph.
Se rendre utile.
Ruth met son temps libre « au service du village » de Hatlen, où elle habite, (page 234), sans aucune ambition personnelle. Elle remet seule en état la bibliothèque du presbytère méthodiste sans ménager sa peine, faisant si bien que la bibliothèque est « élue, en 1972, Bibliothèque de l’Année des Petits Villages du Maine » (page 235).
Chaque année, elle collecte de l’argent pour l’American Cancer Society. Elle va partout, parle « gentiment et sans crainte aux paysans les plus arriérés » (page 235), avec des résultats remarqués.
Membre actif de l’Église Méthodiste, elle prépare les ragoûts des repas des rencontres ou les tartes et pains briochés des ventes de charité. Elle siège au Conseil des Écoles. Elle fait fonction de notaire. « Les gens disaient qu’ils ne savaient pas comment elle arrivait à tout faire » (page 239). Quant à elle, Ruth pense « qu’une tâche soit ennuyeuse ou déplaisante ne signifiait pas qu’elle soit infructueuse, ce que la plupart des gens, semble-t-il, ne savent pas, ou veulent ignorer (…). Elle voulait se rendre utile, non se poser en martyre » (page 243).
Tout se résume à la confiance.
Elle trouve encore le temps de lire et collectionne les poupées -compensation à son désir inassouvi d’avoir des enfants. Avec son mari, elle a reconstitué une salle de classe avec ses poupées, et bien que certaines soient « précieuses et nombre des plus anciennes fragiles » (page 240), elle invite les enfants du village à jouer librement avec ses poupées29. Les enfants cassent peu, « parce qu’ils les aiment » (page 240). Son attitude est la même à l’égard du village: « Elle se disait qu’au fond, tout se résumait à la confiance… et Hatlen ne l’avait jamais déçue » (page 278).
Elle n’est ni gnan-gnan, ni popotte. Elle est efficace dans des domaines divers: par exemple, elle a une carabine dans sa voiture et elle tue d’une balle le chien qui l’avait agressée et mordue, craignant qu’il ait la rage et la communique à d’autres. En toutes circonstances, elle est réfléchie et fait preuve de sang-froid.
Le bonheur, l’opposé de la tristesse, de l’amertume et de la haine.
Malheureusement, son mari meurt d’un cancer. « La mort de Ralph, si brutale, avait été un choc, et elle avait été bien près (…) de tuer en Ruth ce qu’il y avait de plus ouvert et de plus généreux » (page 243). Mais elle se reprend, se porte candidate au poste de constable, où elle est élue à la quasi-unanimité. Elle met de l’ordre dans le village, un peu négligé par son vieux prédécesseur: elle expulse un père incestueux, des drogués installés dans une ferme, un beau-père dont les enfants du premier lit ont des accidents trop fréquents -le tout avec des méthodes personnelles pas réglementaires, mais efficaces et rapides (page 243/5). Elle trouve une certaine forme de bonheur: « Le bonheur est l’opposé exact de la tristesse, de l’amertume et de la haine » (page 239).
C’est que, peut-être, la vie ne prend son sel qu’en intégrant l’imparfait: « Ruth pensait parfois aux noueurs de tapis musulmans qui incluaient toujours délibérément une erreur dans leur travail pour honorer le Dieu parfait qui les avait créés, eux, créatures faillibles » (page 233).
Anna Stevenson30.
Vous pouvez être libre si vous le voulez.
Anna, belle « bien que forte » cinquantenaire (page 70), s’occupe depuis vingt-cinq ans, d’un home pour femmes battues. Élégante, mais tenue sévère -robe ou pantalon noirs, blouse blanche-, elle tient en mains fermement « Filles et Sœurs ». « Le Comité, c’est moi (…). « Filles et Sœurs » est une institution fondée par mes parents, qui étaient des gens riches (…). C’est moi qui choisis les personnes que nous invitons à rester et celles dont nous ne voulons pas ». Elle tient aussi compte de la réaction aux candidatures des autres femmes présentes: « J’en tiens même énormément compte » (page 74).Elle reçoit Rosie, battue pendant quatorze ans par son mari, lui indique le travail qui l’attend et lui dit: « Vous pouvez être libre si vous décidez de l’être (…).Comprenez-vous? Vous pouvez être libre si vous le décidez » (page 77).
Anna a en horreur l’idée que « tout ce que nous faisons dépendrait de ce que les gens nous ont fait. C’est une attitude qui nous décharge de tout » (page 141). Elle tient avant tout que les gens se prennent en charge.
L’obligation morale d’aider.
Elle a certes des défauts -désordonnée, une certaine suffisance, mais sa vie est entièrement tournée vers les autres et son institution. C’est une militante qui pense qu’elle est la « seule femme de sa génération à avoir été aimée et respectée par toutes les tendances des mouvements féministes, pourtant de plus en plus divergentes » (page 431).
Elle trouve un travail pour Rosie et lui signale: « Nous vous demandons de faire du mieux que vous pouvez, ne serait-ce que pour assurer du travail à toutes les femmes qui viendront après vous » (page 77). Rappel de la nécessaire solidarité. Plus tard, elle écrit à Rosie qui a trouvé un appartement et quitté le home: « Mon espérance à moi, Rosie, est de vous revoir souvent chez nous (…), vous avez contracté l’obligation morale de transmettre ce que vous avez appris ici » (page 429).
Elle sera tuée par le mari de Rosie et plus de deux mille personnes assisteront à ses obsèques (page 527).
Paul Edgecombe31.
A défaut de se faire aimer, on ne se faisait pas détester.
Il est gardien-chef du quartier de la prison qui a en charge le bloc des condamnés à mort. Il a quarante ans, ses enfants sont élevés. Il aime sa femme (3, page 04) et a d’excellentes relations avec elle. Il ne lui a pas « souvent menti » (1, page 56) et il lui raconte les problèmes du bloc (4, page 59). Ses relations sont aussi bonnes avec le directeur de la prison, qui l’a jaugé à sa valeur: « Nous nous sommes regardés les yeux dans les yeux, pour échanger les précieuses secondes de compréhension profonde et nue, celle qui se passe de mots » (1, page 64).
Il a présidé à 78 exécutions (1, page 13) et il fait honnêtement son travail de chef en « ces temps où la mise à mort d’un homme soulevait moins d’émotion chez les bonnes âmes que celle d’un chien écrasé » (2, page 75). « On se comportait avec nos prisonniers plus comme des psychiatres que comme des matons » (1, page 61). Il lui paraît important de communiquer avec ses prisonniers: « Engager la conversation, voilà qui était au centre de notre travail… Entamer la conversation était une nécessité élémentaire, vitale » (1, page 60). « A défaut de se faire aimer, on ne se faisait pas détester » (1, page 61).
On est tous responsables.
Il comprend ses condamnés à mort: « S’il y a une chose que j’ai apprise pendant toutes ces années comme chef-maton, c’est de ne jamais rien refuser à un condamné, à moins qu’il ne me demande la clé de sa cage » (1, page 15). Bien qu’il sache que sa tâche se limite à « le nourrir » et « veiller sur lui jusqu’à ce qu’il paie sa dette à la justice » (1, page 30), il fait bien plus que ce qu’il doit. Il lui arrive souvent de s’asseoir et « de bavarder avec ses prisonniers » (2, page 46). Il assume sa fonction et fait confiance à ses hommes du bloc E. Il se sent responsable et ne rejette pas les erreurs sur les autres: « On était tous responsables » (4, page 86).
C’est comme ça tous les jours, partout dans le monde.
Il ne se fait guère d’illusions sur la société. Des constructions nouvelles dans la prison? « Il a dû y en avoir, du dessous-de-table, à cette occasion. Par pleines liasses » (1, page 36). Le shérif du comté? Un ivrogne, « mort d’une crise cardiaque, vraisemblablement en sautant une beauté noire de 17 printemps…, lui qui ne sortait plus sans sa femme et ses six enfants à l’approche des élections » parce qu’il « fallait avant tout poser en respectable père de famille « (1, page 44). « Mais les gens apprécient les faux-culs – ils se reconnaissent en eux » (1, page 45). La commission d’enquête ? « Appellation bien ronflante et impressionnante pour un truc qui se révéla être aussi inoffensif qu’insignifiant » (6, page 35).
Le journaliste qui avait couvert le procès d’un condamné innocent, Caffey? Il « aimait se présenter comme un homme éclairé… il m’avait dit que les chiens bâtards et les nègres étaient pareils, qu’ils pouvaient vous mordre tout à coup, sans raison. Sauf qu’il disait toujours vos nègres, pas les siens. Surtout pas les siens ». Et, en ce temps-là, le Sud « grouillait » de gens comme ce journaliste (5, page 17). Le prisonnier Caffey? « Épinglé » sur sa planche (1, page 31), comme un papillon qu’on attrape au hasard pour le fixer sur un bouchon: la délibération du jury de Caffey a été expédiée « le temps d’un petit casse-croûte » (1, page 54).
S’y atteler même si c’est douloureux.
Quand il se rend compte que Caffey le guérisseur pourrait peut-être sauver une cancéreuse perdue à brève échéance, il n’hésite pas à le faire sortir du bloc des condamnés à mort, au risque de perdre sa place et d’être lui-même condamné: « Si on se faisait prendre (…), on perdrait peut-être plus que notre boulot (…). Il y a de fortes chances qu’on se retrouve même au bloc A, hébergés gratos par l’Etat, à fabriquer des portefeuilles et à prendre des douches à deux » (4, page 85). Mais il ne fléchit pas: « Quand un homme a quelque chose à faire, il doit s’y atteler, et tant pis si c’est douloureux » (4, page 7).
On l’a fait du mieux qu’on a pu.
Paul vit mal sa vie de gardien. Il quitterait sans regret son emploi pour un autre, mais « c’était la grande crise » (1, page 35). « Si vous aviez la chance en ce temps-là d’avoir du boulot, vous étiez prêt à tout pour le garder » (2, page 53). Il remplit sa fonction au mieux, avec humanité, mais avec des restrictions mentales de plus en plus importantes. Il tue légalement pour le compte de la collectivité, avec très mauvaise conscience. Il pense après une exécution: « Nous avions réussi une fois de plus à détruire ce que nous étions incapables de créer » (2, page 42). « Se tuer les uns les autres par le gaz ou l’électricité, et de sang-froid? La démence! l’horreur! » (6, page 71). « La vie est lourde de prix » (2, page 28).
Conscient du risque encouru: « Ce monde tourne, c’est tout. On peut s’accrocher et tourner avec, ou se lever pour protester et se faire éjecter » (2, page 29), il fait ce qu’il pense devoir faire, d’une façon d’autant plus méritoire qu’il « ne pense pas avoir une seule chance de s’en sortir » (5, page 62). « On a fait ce qu’on devait faire et on l’a fait du mieux qu’on a pu » (6, page 20).
Ainsi Ruth a reçu: études faciles, mariage réussi. Mais elle n’est pas de ceux qui « se replient sur eux-mêmes plutôt que de chercher à s’ouvrir aux autres »32. Aussi donne-t-elle son temps, son argent -et comme Chris, l’homme de paix (voir § 1.1), finalement la vie. Respect des autres, recherche de leur bien, solidarité, implication citoyenne: le tout simplement, sans forfanterie ni orgueil. Une solidarité véritable qui lui donne simultanément une richesse humaine considérable. De même Paul remplit sa fonction au mieux, avec un sens constamment aiguisé de l’altruisme. Il sert les autres, les aide quand ils le méritent et réussit, comme Ruth, une belle synthèse humaine: s’engager soi-même et entraîner les autres par une attitude positive rayonnante d’énergie et en mettant dans ses entreprises bien plus que ce qui lui est socialement demandé.
Comme l’écrit un King désabusé: « Je crois sincèrement que nous sommes seuls et que tout contact humain, si profond et si durable soit-il, n’est rien de mieux qu’une illusion nécessaire- mais au moins les sentiments que nous considérons comme « positifs » et « constructifs » représentent-ils de notre part une tentative pour toucher notre prochain, pour entrer en contact avec lui et établir une sorte de communication. L’amour et la tendresse, la capacité d’empathie, sont tout ce que nous connaissons de la lumière » 33.
1.6. La lutte politique contre l’arbitraire des pouvoirs politiques.
Des rapports de forces entre personnes ou classes préjudiciables à la collectivité, des dessous politiques immoraux qui frustrent gravement les citoyens et engendrent leur protestation contre les pouvoirs (opposition individuelle aussi bien que collective); des décisions contraires aux intérêts communs, des menaces sur les équilibres politiques, avec leurs risques de conflit, ou sur les équilibres naturels, avec les dangers de pollution: c’est contre ces désordres des pouvoirs que vont s’élever certains héros kingiens.
Stu Redman, Frannie Goldsmith et la Communauté du Bien de Boulder.
Et notre foutue conscience.
Une utopie ancienne est la construction d’une société plus juste et soucieuse à la fois des intérêts des individus et de la collectivité. King reprend ce thème dans THE STAND 34. Rappelons-en rapidement les grandes lignes. L’humanité a été pratiquement anéantie par une super-grippe: à l’origine, une fuite de cultures virales provenant d’un Centre de Recherches Biologiques fonctionnant dans le cadre d’un possible conflit bactériologique. Certains survivants essaient de construire une société démocratique
Deux personnalités dominent le groupe: Stu, solide texan d’une trentaine d’années, et Frannie, jeune fille enceinte avec laquelle il vit et qui va devoir assumer un double rôle de future mère et de citoyenne désireuse de donner à son enfant un monde meilleur. Par exemple, quand il faut désigner des volontaires pour espionner Randall, l’Homme Noir (page 713), Nick se propose d’envoyer Tom Cullen, retardé mental. Le problème, c’est qu’il faudrait l’envoyer sous hypnose après l’avoir « programmé », en dépit du fait qu’il court le risque de se faire torturer par l’autre camp.
Frannie réagit: « Vous dites que nous avons tout à gagner et rien à perdre (…). Et notre foutue conscience ? Peut-être que ça ne vous dérange pas de penser qu’on flanque des… des choses sous les ongles de Tom, qu’on lui donne des chocs électriques. Mais moi, ça me dérange. L’hypnotiser, pour qu’il fonctionne comme… un poulet quand on lui met la tête dans un sac ! Tu devrais avoir honte (…). Vous ne comprenez donc pas que ça revient à recommencer toute cette merde d’autrefois? » (page 718).
Les hommes ne sont pas des pions.
Stu se révolte contre le fait qu’il a dû donner à Tom l’ordre de tuer: « Je ne suis pas d’accord !… On ne peut pas envoyer un pauvre débile se battre pour nous, on ne peut pas pousser les gens comme des pions sur un putain d’échiquier, on ne peut pas donner l’ordre de tuer comme un boss de la maffia. Mais je ne sais pas quoi faire d’autre… Si nous ne découvrons pas ce qu’ils préparent, toute la Zone Libre risque de s’évaporer un beau jour de printemps dans un énorme champignon atomique! » (page 832).
Et les discussions précédant un vote se terminent de la même façon: chacun voit bien les dangers moraux des décisions prises, mais comment faire autrement? Le groupe ne peut que se répéter cet argument éculé: « Nous espérons simplement que notre cause est plus juste que certaines de celles pour lesquelles d’autres hommes politiques ont envoyé des gens se faire tuer » (page 713).
Ne pas créer un monde fou.
Il faut bien que quelqu’un fasse par exemple la fonction de shérif: on désigne Stu, qui proteste: « Je n’ai pas envie de faire ce foutu travail » (page 796). D’autant plus que Frannie proteste: « Je vais bientôt avoir un bébé et vous voulez que Stu joue les shérifs! » (page 796).
Il finit par accepter d’être shérif, et essaie de se justifier auprès de Frannie: « Je sais ce que tu veux pour le bébé… Tu me l’as dit cent fois. Tu veux l’élever dans un monde qui ne soit pas totalement fou. Tu veux pour lui -pour elle- un monde sûr. C’est ce que je veux moi aussi (…). Toi et le bébé sont les deux principales raisons qui m’ont fait dire que j’étais d’accord » (page 798).
Les membres du Comité sont de bonne volonté et intègres. « Ils sont exactement ce que les manuels d’instruction civique nous disent qu’un bon citoyen doit être: engagés, mais jamais fanatiques; respectueux des faits, sans jamais vouloir les déformer à leur convenance; mal à l’aise dans un poste de commandement, mais rarement capables de décliner cette responsabilité si elle leur est offerte… ou imposée. Dans une démocratie, ce sont les meilleurs chefs, car ils ne risquent pas d’aimer le pouvoir pour le pouvoir » (page 630).
Mais l’un après l’autre, suivant leurs responsabilités du moment, les membres du Comité voient apparaître un décalage entre leurs intentions et les nécessités. Quand le danger menace, l’éthique s’efface. On ne peut garder les mains propres: il faut vite agir quand le danger de mort est obsédant. Et mieux vaut dans ce cas avoir les mains sales que de ne pas avoir de mains du tout…
Irv Manders35.
Lutter contre l’arbitraire.
L’État démocratique moderne est constitutionnel, en ce sens que son fonctionnement est soumis à des règles explicites. Les gouvernants sont au service de la collectivité. Tel qu’il se proclame, l’État devrait être soumis entièrement au contrôle des citoyens ou de leurs représentations. Mais la sauvegarde de l’intérêt public est invoquée pour prendre des mesures contraires à la loi et la justice -la raison d’État-, à l’encontre en particulier des garanties de liberté individuelle. La raison d’État est alléguée pour justifier une action illégale ou injuste en matière politique.
Une agence gouvernementale clandestine a mobilisé ses agents pour capturer Charlie afin de tester ses pouvoirs pour un usage militaire. Ils font irruption chez Irv, un petit fermier âgé, qui se retranche derrière la loi: « Vous êtes sur une propriété privée, gronda-t-il. Je vous ordonne de la quitter immédiatement (…). Montrez-moi votre mandat, ou bien fichez le camp de ma propriété » (page 135). Charlie fait fuir les agents. La femme de Irv, Norma, lui demande de ne pas continuer à se mêler de l’affaire: « Ces hommes sont entrés chez moi sans mandat. Ils ont voulu les emmener de chez moi (…). Des gens que j’avais invités, comme on le fait dans tout pays civilisé qui possède des lois décentes. L’un de ces types m’a tiré dessus (…). Qu’est-ce-que tu voudrais que je fasse, Norma? que je reste assis là et que je les rende tranquillement à la police si jamais ils retrouvent assez de courage pour revenir ici? Tu veux que je sois un bon Allemand? (page 142).
Faire appliquer les lois.
Irv s’insurge contre ce monde de l’ombre qui a un pouvoir quasi absolu, celui que les tyrans avaient jadis sur leurs victimes. « Les lois ne valent que par ceux qui les font appliquer », dit le fermier (424). Il vitupère contre ces « crétins de bureaucrates anonymes qui prétendent agir au nom de la sécurité nationale » (page 387). Et il conseille à Charlie de contacter la presse: « Un quotidien ou un magazine anonyme auquel ils ne penseront pas. Il doit être honnête et lu dans tout le pays. Mais par dessus tout, il faut qu’il n’ait aucun lien avec le gouvernement, ni avec les idées de ce gouvernement » (page 432).
Malgré son âge, malgré sa famille menacée, Irv s’oppose ainsi -au désespoir de sa femme- à un pouvoir perverti qui ne dit pas son nom et qui entraîne inévitablement la corruption morale, un environnement dans lequel le mal est perpétré usuellement sous le couvert de la sécurité. Les personnages de King partent en guerre contre les pouvoirs arbitraires qui dessaisissent les citoyens des décisions qui les concernent; ou contre les hommes puissants qui, par leurs excès possibles de pouvoir, entraînent la ruine des institutions. Ils ne peuvent accepter qu’une autorité enlève aux individus leur part de décision tout en prétendant agir en leur nom. Même si la construction d’une démocratie est chose difficile, comme le constateront les citoyens de la république libre de Boulder.
1.7. Bilan.
Le lecteur intéressé par le profil du personnage positif kingien pourra reprendre point par point les notations affectées à chacun des personnages analysés36, seul moyen de se rendre compte de leur richesse. Cette sorte de portrait-robot permet d’avoir une vue d’ensemble, en admettant évidemment qu’aucun héros kingien ne peut cumuler une telle quantité d’éléments favorables.
Ces personnages ne sont pas des êtres d’exception ou des héros inaccessibles. Ce sont des hommes et des femmes ordinaires, susceptibles d’être croisés chaque jour, avec leurs activités, leurs problèmes quotidiens, leurs solutions. Mais leur caractéristique commune est de se voir aussi objectivement que possible, en prenant de la distance vis-à-vis d’eux-mêmes. Ils ne cherchent pas à se tromper sur leurs mobiles ou leurs intentions, à s’ennoblir à leurs yeux et à ceux des autres par des excuses ou des défenses plus ou moins fallacieuses.
Ouverts sur le monde, capables de donner et de recevoir, ils savent s’affirmer en agissant sur leur entourage matériel ou social. Ces activités de création ou de production, si modestes soient-elles, ne leur sont pas nécessairement source de joie. Elles leur paraissent en tous cas estimables37 et source de développement personnel.
Mais si réussir, atteindre le but fixé, vaincre la difficulté, dominer la situation, trouver la réponse juste sont un besoin d’affirmation de soi qui fait partie de leur dynamisme, ces personnages n’aspirent pas qu’à un développement personnel ou à la réalisation de leurs potentialités. Ils sont aussi capables d’un véritable don de soi, d’un partage avec les autres qu’ils ne ressentent pas comme un amenuisement, mais comme un enrichissement et un accomplissement essentiel.
Enfin ce sont des personnages qui s’affrontent aux réalités sans avoir peur de se salir les mains. Leurs engagements ne restent pas formels: ils prennent en considération les circonstances de la réalité et agissent en conséquence, acceptant même que leur choix puisse être imparfait, source de troubles et parfois de souffrance. Leurs compromis peuvent se justifier à leurs yeux, les compromissions jamais. Du moins seront-ils restés fidèles à eux-mêmes, sans faute morale volontaire ou transgression acceptée des règles fondamentales de la solidarité humaine.
Au terme d’une vie qui n’a pas été facile, Dolorès fait son bilan: « J’ai soixante-cinq ans ett j’ai su pendant au moins cinquante de ces années qu’être un humain, ça veut surtout dire faire des choix et payer des factures quand elles sont dues. Certains choix sont sacrément durs, mais ce n’est pas pour ça que vous pouvez simplement les écarter, surtout pas quand vous avez d’autres personnes qui dépendent de vous pour faire ce qu’elles ne peuvent faire elles-mêmes. Dans ce genre de cas, il ne vous reste plus qu’à faire le meilleur choix possible et ensuite à payer le prix » 38. Toute vie qui sort du rang est ainsi une succession d’aléas, de tâtonnements, d’un grand nombre d’erreurs et d’échecs; un petit nombre de réussites: la recherche harassante d’un équilibre sans cesse compromis et peut-être du bonheur.
Enfin les personnages positifs kingiens ne se font guère d’illusions sur la société et la capacité de changer la multitude. Comme le dit Dario Coccia en conclusion d’un de ses articles: « Charlie, M. Dawes et Ben sont les victimes d’une société démente. Ce sont des hommes comme les autres, qui veulent simplement être vrais; mais dans un monde de tromperies, être vrai peut s’avérer être très dangereux » 39.
2. LES DÉTENTEURS DE POUVOIRS.
Les caractéristiques concernant les hommes ordinaires s’appliquent ipso facto aux personnages positifs doués de « pouvoirs » spéciaux40. Le cas de Danny Torrance41 sera évoqué brièvement: il possède un pouvoir médiumnique, il « brille », a le don de voyance, le pouvoir de voir au-delà du visible et d’échanger télépathiquement même à longue distance avec d’autres personnes qui ont le même don. Mais Danny a cinq ans et ne peut avoir que les préoccupations d’un enfant: il aime ses deux parents et il lutte contre la destruction de sa famille: « Le DIVORCE était ce que Danny redoutait le plus » (page 36). Non qu’il sache bien ce que ce mot signifie vraiment: mais il sait que si ses parents divorcent, il n’en verrait plus qu’un. Son don lui permet de suivre le cheminement de cette pensée dans l’esprit de ses parents: sa mère, qui a de plus en plus de mal à supporter un mari ivrogne et brutal; son père psychopathe, qui a le sentiment que son comportement rend sa femme et son fils malheureux, parvient mal à supporter sa dépendance et devient possédé par la force d’Overlook. Danny, malgré ses efforts, ne parviendra pas à éviter ce qu’il redoute, mais vaincra Overlook.
Seront analysés plus méthodiquement deux cas, ceux d’Andy McGee et de Johnny Smith. Ces hommes ont les mêmes désirs et poursuivent les mêmes buts que les hommes ordinaires. King s’efforce d’ailleurs de montrer que ce sont des circonstances particulières (accident d’automobile, injection d’une drogue dans le cadre d’une expérience psychique militaire) qui ont conféré un statut particulier à ces hommes sans particularités. Mais leurs pouvoirs les ont placés dans des situations collectives qu’ils déplorent, justement parce qu’ils se rendent compte qu’ils vont être aspirés dans la tourmente créée par l’utilisation de leurs dons par de mauvais pouvoirs.
Andy McGee42.
Il y a de bonnes mauvaises actions.
Les parents de Charlie, petite fille de huit ans, ont participé alors qu’ils étaient étudiants à une expérience à l’université. Travaillant pour les Services secrets américains, le chef du département de psychologie d’une université a testé sur des étudiants volontaires, mais mal informés, des « hallucinogènes à effets modérés » qui les ont transformés. Le père Andy est devenu télépathe, il peut « pousser » les gens, leur faire accomplir les actions qu’il leur suggère. Sa fille Charlie a, entre autres dons, la pyrokinésie, la capacité d’utiliser une énergie telle qu’elle déclenche des combustions spontanées.
Des agents des services secrets les poursuivent, et, pour survivre, Charlie est contrainte à voler des pièces de monnaie dans les cabines téléphoniques. Or ses parents lui ont appris naguère que le vol est moralement proscrit, comme les poussées de pyrokinésie, dangereuses. Cependant Charlie est amenée à faire l’un et l’autre. Elle ne comprend plus. Son père lui explique.
« »Ce que je t’ai dit auparavant tient toujours, Charlie. Quand tu as des ennuis, tu es parfois obligée d’agir comme tu ne le ferais jamais en temps normal ».
Le visage de la fillette devint grave, attentif.
– « Comme faire sortir l’argent des téléphones?
– Oui.
– Ce n’était pas mal?
– Non. Vu les circonstances, ça n’était pas mal.
– Parce que quand tu as des ennuis, tu fais tout ce qu’il faut pour en sortir.
-Oui, avec des exceptions » » (page 109).
Mais Andy remet à plus tard les compléments souhaitables. Il n’est pas facile d’expliquer à une gamine que les règles de morale doivent être parfois relativisées43 et que contre des pouvoirs arbitraires inhumains, les considérations éthiques fondamentales deviennent secondaires Et comment comprendre si jeune, à un moment où on souhaite que des conduites claires soient énoncées, que certaines fins seulement -et lesquelles?- justifient n’importe quel moyen…
Faire de son mieux.
On ne s’étendra pas sur ce qui devient un leitmotiv: quand les conduites habituelles deviennent insuffisantes, il faut faire ce qu’on peut. Charlie pense de son père: « Il faisait toujours de son mieux. S’ils avaient faim tous les deux et ne possédaient qu’une pomme, il en prenait une bouchée et la forçait à manger le reste. Quand il était réveillé, il faisait toujours deson mieux » (page 103). De même, Irv, le fermier que l’on a rencontré au § 1.6., dit à Charlie: « Tu feras de ton mieux quand il le faudra, c’est tout » (page 144).
Au nom de la sécurité nationale.
L’utilisation répétée de la « poussée » qu’il est obligé d’utiliser comme moyen de défense rend Andy malade. Il ne continue que par un effort de volonté: « Lutter pour continuer. Pour Charlie. Seul, il se serait flingué depuis longtemps » (page 27). D’autant plus que la situation lui paraît moralement absurde: « Il ne voyait en lui aucune imperfection fatale à laquelle attribuer la responsabilité de ce merdier royal, aucun péché commis par le père que la fille devait expier. Rien de mal dans le fait d’avoir eu besoin de deux cents dollars et de participer à une expérience contrôlée, pas plus que dans celui de vouloir être libre (…). Andy ne parvenait néanmoins pas à comprendre ni à à excuser ceux qui lui avaient infligé ça (…). Il avait canalisé les feux de sa haine envers les crétins de bureaucrates anonymes qui prétendaient agir au nom de la sécurité nationale, ou de n’importe quoi d’autre » (page 387).
Dans cette lutte inégale, Andy mourra. Et l’ultime recours de Charlie sera l’opinion. Comme le lui a conseillé Irv (§ 1.6.), elle demande à un bibliothécaire le nom d’un journal « lu dans tout le pays » et sans « lien avec le gouvernement ».(page 435) auquel elle pourrait raconter son histoire. On ne sait ce qu’il en adviendra.
Johnny Smith44.
Ne pas rester dans sa caverne.
A la suite d’un accident de voiture, le jeune professeur Johnny s’est trouvé dans le coma pendant cinquante-cinq mois. Il se réveille un jour grabataire, dans un monde qui a changé, et doit se rééduquer au prix d’opérations chirurgicales difficiles: « Il s’apitoyait sur son sort. On devait le changer comme un enfant, ou comme un vieillard, quand il faisait ses besoins. Il n’avait plus l’usage de ses membres. sa petite amie s’était mariée. Sa mère était devenue une hystérique de la foi. Il ne voyait dans cela aucune raison de vivre » (page 107).
Mais il s’est réveillé avec un pouvoir. Son cerveau traumatisé s’est modifié, il est devenu « toucheur »: au contact de quelqu’un, « en l’espace d’une seconde, il eut la révélation et sut tout d’elle, tout ce qu’elle allait dire et faire » (page 97).
La nouvelle de son don se répand et Johnny est sollicité de tous côtés. Il se replie sur lui-même: « Il ne pouvait ni répondre, ni prédire l’avenir, ni guérir. Il ne pouvait rien sauver. Il aurait voulu le leur dire » (page 145). Retapé, il ne souhaite plus que vivre simplement: « Tout ce que je demande, c’est de mener une vie normale. Je veux enterrer tout ça » (page 189). Son médecin lui avait conseillé le contraire: « Ne vous cachez pas dans une cave 45, Johnny » (page 196).
Le refus d’être un fossoyeur des rêves.
Un journaliste vient le voir et lui propose le contrat juteux d’un magazine qui tire à trois millions d’exemplaires: en échange de son nom et de sa photo, Johnny, lourdement endetté par son hospitalisation, touchera une somme appréciable sans avoir rien à faire qu’à « toucher » de temps en temps des objets -qu’il pourra d’ailleurs garder- que lui enverront les lecteurs du magazine. On lui écrira ses articles. La ligne du magazine? « Nous faisons dans le spirituel (…). Pour un article minable, nous en avons trois qui expliquent à nos lecteurs comment maigrir sans souffrir, comment trouver l’harmonie sexuelle et l’entente conjugale, comment se rapprocher de Dieu.
– Croyez-vous en Dieu, Mr Dees?
– En fait, non (…). Nos lecteurs croient en Dieu, ils croient aux anges, ils croient aux miracles (…). C’est une audience spirituelle. Ils croient à toutes ces choses-là » (page 164).
L’équipe de rédacteurs qui rédige les articles? « De l’improvisation, rien d’autre que de l’improvisation. Mais vous seriez surpris de voir à quel point ces types savent deviner le truc énorme » (page 165).
En dépit de son besoin d’argent, Johnny le chasse avec violence: « Je pense que vous êtes un vampire, un fossoyeur de rêves » (page 167). Une violente campagne de presse de dénigrement contre Johnny sera la conséquence de son honnêteté intellectuelle et morale.
Faire bouger le monde.
Au lieu de gagner facilement sa vie sans rien faire, Johnny cherche du travail. Il n’a pas retrouvé son poste de professeur, refusé à cause de la publicité dont il est l’objet. Il est cuisinier dans un restaurant, puis précepteur au service du fils d’un riche industriel qui a des difficultés de lecture. Johnny réussit bien dans ses fonctions.
Son employeur, homme d’affaires ouvert, l’apprécie: « Mon expérience, Johnny, m’a prouvé que quatre-vingt-quinze pour cent des gens étaient des larves, un pour cent des saints, un pour cent des salopards. Les trois qui restent sont des gens qui font de leur mieux. Je fais partie de ces trois pour cent et vous aussi (…). Je ne suis pas défaitiste, je suis actif; ce qui signifie que je comprends ce qui fait bouger le monde » (page 255).
Faire pour le mieux.
Johnny est un homme conscient de ses liens avec l’humanité qui l’entoure. Il est satisfait de sa réussite avec son élève, devenu capable d’entrer à l’Université: « Il n’avait rien ressenti de tel depuis longtemps. Si Dieu lui avait transmis un don, c’était celui d’enseigner » (page 244). Comme son père, il cherche la clarté et la lucidité dans la vie, il est soucieux des valeurs morales. Son élève Chuck lui écrit plus tard: « En ce qui me concerne, j’ai toujours eu l’impression que vous faisiez votre possible pour que les choses aillent pour le mieux » (page 322). De même son ex-fiancée: « C’est toi qui m’as donné le goût de l’homme bien, Johnny » (page 178).
Il peut encore s’assumer humainement davantage: il doit affronter l’homme politique dont son pouvoir lui a appris qu’il était une menace pour la collectivité. Aussi grande que l’a été Hitler en son temps.
Tuer l’inhumain s’il le faut.
Mais des scrupules moraux l’arrêtent. Le jardinier vietnamien de son employeur lui a raconté une histoire: quand il était petit, un tigre dévastait son village. Pour appâter le tigre, il a fallu mettre un cadavre de vieille femme46 dans une fosse: « C’est une chose terrible que de se servir d’un être humain fait à l’image de Dieu pour tendre un piège » (page 283). Pour que disparaisse le nuisible, il fallait bien le faire.
Il examine les différentes solutions qui lui permettraient de tuer le politicien Mais il hésite toujours: « Supposons que l’assassinat soit la seule hypothèse à retenir, et supposons que j’arrive à appuyer sur la gâchette, le crime est toujours odieux. Le crime est mauvais, le crime est mauvais. Il existe peut-être une autre solution » (page 329). Mais il n’y en a pas… Et en essayant de tuer Stillson, Johnny mourra.
La première constatation est que des caractéristiques relevées sont identiques à celles notées pour les hommes ordinaires. Ce ne sont pas des êtres d’exception comme l’est Roland de Giléad dans sa quête mystique. Mais les « doués » peuvent traiter des problèmes au niveau de la collectivité. Ce n’est pas négligeable: ils ont les moyens de s’opposer aux forces sociales destructrices. Si, pour Johnny, l’adversaire est facilement repérable, la tâche d’Andy pour protéger sa fille sera plus difficile. Il devra s’attaquer à un pouvoir invisible socialement et politiquement, d’autant moins facile à contrer qu’il ne se manifeste pas à découvert. Mais tous deux se sentent investis d’une universalité croissante, au point qu’ils deviennent capables de donner consciemment leur vie, comme projetés par une force transcendante, comme le seront les agents de la Lumière.
Armentières, le 12 novembre 1997.
1 FOUR PAST MIDNIGHT 1990, éd. fr. MINUIT 2 MINUIT 4, Albin Michel 1991, 4-The Sun Dog, Le molosse surgi du soleil, page 250.
2 Un relevé en a été fait par Lou Van Hille dans son étude LA TOUR SOMBRE, En Attendant WIZARD AND GLASS, Steve’s Rag hors-série n°4, avril 1997.
3 On comprend pourquoi King a voulu détruire Castle Rock, dit Jacques Van Herp: « ville entière à la limite de la crétinerie et du déséquilibre, une galerie de tarés examinés à la loupe déformante. Un univers rassemblant des pères incestueux ou tortionnaires, des brutes, des demeurés, des tarés de toutes espèces, une dégénérescence à la Lovecraft, mais sans difformités physiques, tout est mental (…). L’ensemble peut être effrayant ou repoussant, mais il colle étroitement à une certaine réalité sociologique révélée par les feuilletons et les téléfilms américains », in Le Fantastique chez Stephen King, KING, Les Dossiers de Phénix 2, éd. Lefrancq, Bruxelles 1995, page 115.
4 « Une énorme indifférence,pimentée de temps en temps d’une mauvaise action involontaire, ou pis encore, d’une mauvaise action consciemment accomplie », in ‘SALEM’S LOT 1975, éd. fr. SALEM, Lattès 1981, page 130.
5 DANSE MACABRE 1981, éd. fr.: tome.1. ANATOMIE DE L’HORREUR , éd. du Rocher 1995; tome 2. PAGES NOIRES ,éd. du Rocher 1996. Exemple: « Il est totalement négatif, dénué de toute qualité rédemptrice, le Monstre absolu. C’est un être rusé, vindicatif, égocentrique, prêt à commettre toutes les bassesses pour arriver à ses fins. Il éveille l’animal en chacun de nous », in ANATOMIE, op. cit., page 32. On trouvera d’autres citations dans la suite de l’étude.
6 In PAGES NOIRES, op. cité, page 116.
7 THE SHINING 1977, éd. fr. SHINING L’ENFANT-LUMIERE, Lattès 1979.
8 CARRIE 1974, éd. fr. CARRIE, Albin Michel 1994.
9 DIFFERENT SEASONS 1982, éd. fr DIFFERENTES SAISONS, Albin Michel 1986, 3. The Body, Le corps.
10 Sur ce sujet, voir mon étude KING TRIVIAL, § 4. in Steve’s Rag.
11 ‘SALEM’S LOT, op. cit.
12 CHRISTINE 1983, éd. fr. Albin Michel 1984.
13 Sur les relations vécues entre les manuels et les « pédés », surnom donné aux intellectuels, voir KING TRIVIAL, § 4.5., article cité.
14 Jean-Paul Sartre, L’EXISTENTIALISME EST UN HUMANISME, Nagel éd., 1946.
15 In LA NAUSÉE, Gallimard 1938.
16 DIFFERENT SEASONS, op. cit., 4. The Breathing Method, La méthode respiratoire.
17 DIFFERENT SEASONS, op. cit., 1. Rita Hayworth and Shawshank Redemption, Rita Hayworth et la rédemption de Shawshank.
18 Autre rédaction d’une sentence maternelle: « Plus prosaïquement et comme disait ma mère: « Il faut s’attendre au pire et espérer le meilleur » », in PAGES NOIRES, op. cit., page 209.
19 Pour lui, le bien et le mal ne sont pas des grandeurs opposables parfaitement l’une à l’autre. Il lui faut composer, en prenant des risques. La capacité de voir le mal en face et en accepter une part d’inévitable est ce qui nous ouvre la voie vers la réalisation d’un bien relatif.
20 CARRIE, op. cit.
21 ‘SALEM’S LOT, op. cit. Burton Hatlen, qui a été le professeur de King à l’université, fait la remarque suivante: « Il faut aussi prendre en compte le fait que Steve n’avait pas de père et avait tendance à rechercher un substitut paternel. L’homme le plus important pour lui fut, je crois (…) le professeur de lycée qui donna à Steve l’idée du personnage de Matt Burbe dans ‘SALEM’S LOT », voir l’interview de Lou Van Hille, Steve’s Rag n°12, déc. 96, page 21.
22 Rappelons qu’à l’époque de la rédaction de ‘SALEM’S LOT, King avait consommé diverses variétés de drogue. Voir George Beahm, THE STEPHEN KING COMPANION, Warner Books, éd. 1993, page 54. La position de King à l’égard de la drogue est proche de notre ministre de l’écologie Dominique Voynet, dans sa déclaration de septembre 1997 à Charlie Hebdo.
23 FOUR PAST MIDNIGHT, op. cit., 4-The Sun Dog, Le molosse surgi du soleil.
24 In PAGES NOIRES, op. cit., page 209.
25 Il écrit à plusieurs endroits que la véritable largeur d’esprit est d’être « ouvert à l’imaginaire et à l’autre Chose », in DANSE MACABRE. Voir sur ce sujet Benjamin Jakmakian, La volonté et/ou la foi en soi chez King: une arme, in Steve’s Rag, n°16, octobre 1997.
26 Faute de place, j’ai dû laisser de côté un autre père qui réussit bien l’éducation de son fils, le fermier Hanlon et son fils Mike, in IT 1986, éd. fr. ÇA Albin Michel 1988.
27 Ces deux attitudes fondamentales sont qualifiées de centripètes (tendances vers soi) ou centrifuges (vers les autres) par certains psychologues. On peut faire intuitivement la balance de ces attitudes pour chacun.
28 THE TOMMYKNOCKERS 1987, éd. fr. LES TOMMYKNOCKERS, Albin Michel 1989.
29 Alors que Mabel, propriétaire du bazar du village, l’a agrémenté de pancartes du genre: « Si vous me cassez, vous m’avez acheté » (page 240).
30 ROSE MADDER 1995, éd. fr. ROSE MADDER, Albin Michel 1997.
31 THE GREEN MILE 1996, éd. fr LA LIGNE VERTE, Librio 1996, roman-feuilleton en 6 épisodes. Le premier chiffre est celui de l’épisode. Réédité en un volume, Éditions 84, 1997.
32 In PAGES NOIRES, op. cit., page 157.
33 In ANATOMIE DE L’HORREUR, op. cit., page 19.
34 THE STAND 1990 the Complete & Uncut Edition, éd. fr. LE FLÉAU, Lattès 1991. Je ne peux que renvoyer, pour ne pas alourdir cette étude, au numéro spécial de Steve’s Rag KING POLITIQUE, à l’article Les Aléas de la Démocratie. Ce hors-série n°3 de janvier 1997 développe la position de King face aux problèmes politiques.
35 THE FIRESTARTER 1980, éd. fr. CHARLIE Albin Michel 1984.
36 Un tableau a été reproduit en annexe.
37 Un exemple: les soldats que Kenny cesse de fabriquer lors de la guerre du Viêt-nam (§ 1.3.), mise en accord entre ses convictions et ses réalisations.
38 In DOLORES CLAIBORNE 1993, éd. fr. DOLORES CLAIBORNE Albin Michel 1993, page 268.
39 In Dario Coccia, La rage de Richard Bachman, Steve’s Rag n° 16, octobre 1997, page 35.
40 Carrie se trouve évidemment écartée: quelle que soit l’atténuation de sa responsabilité (mère dévote dévorante, condisciples du collège méprisants et odieux, aucune compréhension de quiconque), il n’en demeure pas moins qu’elle détruit une ville dans un élan de violence et de destruction. Carrie n’est pas plus positive que la plupart des êtres qui l’entourent.
41 THE SHINING 1977, éd. fr. SHINING L’ENFANT-LUMIERE, Lattès 1979.
42 THE FIRESTARTER 1980, éd. fr. CHARLIE Albin Michel 1984.
43 Voir la note concernant Andy, en fin du § 1.3.
44 THE DEAD ZONE 1979, éd. fr. L’ACCIDENT Lattès 1983. Le choix du nom de Johnny n’est pas anodin: c’est celui du héros de 1984, de George Orwell, qui s’appelle Winston Smith et affrontera le pouvoir de Big Brother. C’est aussi, aux USA, l’équivalence des Dupont ou Durand en France, le nom le plus commun qui soit. Personnage ordinaire…
45 Le mot « cave » n’est pas adéquat. La mère de Johnny lui a dit précédemment: « Ne te cache pas dans une cave comme Elijah » (page 148): ce qui renvoie l’épisode biblique d’Élie retiré dans une grotte et appelé par Yaveh (I. Rois, 19.9). J’ai déjà rencontré cette erreur à propos de l’opéra de Steve Reich, THE CAVE, de 1993, traduit par le même mot français alors qu’il renvoie à la caverne d’Hébron et à trois interprétations possibles d’un épisode de la vie d’Abraham, vu successivement par les Israéliens, les Palestiniens et les Américains.
46 Certains Asiatiques pratiquent le culte des ancêtres.