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Divers

Steve’s Rag 17 – Les Personnages Kingiens Positifs (Partie 2)

Les Personnages Kingiens Positifs (Partie 2)

(Roland Ernould)


«  »Je ne sais pourquoi, je n’y comprends rien.

Et vous non plus. Probable que Dieu lui-même n’y comprend rien.

C’est des trucs officiels. Le gouvernement, quoi ».

-Interview d’un homme de la rue au sujet de la guerre du Viêt-nam, vers 1967″1.

3.LES AGENTS DE LA LUMIÈRE.

Une étude détaillée de Jack Sawyer2, agent de la Lumière, a été faite précédemment3. Rappelons brièvement le récit: la possession du Talisman peut éviter un désastre. Si une reine meurt, il y aura « une horreur noire dans les deux mondes. Une horrible noirceur » (page 905). Le Talisman, qui doit guérir la reine, sera l’objet de « la quête » de Jack ( page 974). Jack a compris que la marche du cosmos vient du conflit duel entre des « personnages opposés, comme des statues allégoriques et symétriques, personnifiant le JOUR et la NUIT, la LUNE et le SOLEIL-l’obscurité et la lumière » (page 51). Les agents de la Lumière sont des personnages sympathiques, enjeux de forces opposées les unes aux autres qui les dépassent infiniment, suivant l’archétype millénaire de la lutte du Bien contre les forces du Mal. Ces « justes » s’inscrivent dans un vaste ensemble cosmique, où les ordres4 se servent des humains pour réaliser leurs desseins. Les ordres de THE STAND 5 et de DESPERATION 6 s’inspirent de la religion biblique7. Ceux d’INSOMNIA 8 appartiennent à une métaphysique beaucoup plus complexe, celle de la Tour Sombre, où l’influence de Lovecraft est importante9.

Jack Sawyer sera laissé de côté, pour les mêmes raisons que pour Danny Torrance (voir § 2): ses préoccupations d’enfant sont limitées au désir d’éviter la mort de sa mère. De même Roland de Giléad, l’épopée de THE DARK TOWER n’étant pas achevée. Seront retenus trois personnages qui, à des degrés divers, représentent les forces du bien, de la lumière, dans la lutte contre le mal, les forces des ténèbres.

Abigaël Fremantle10.

Quand le Seigneur me voudra.

C’est une des plus vieilles femmes des États-Unis, 108 ans, une noire vive et enjouée, cheveux blancs cotonneux, « toute menue dans sa robe-tablier » (page 570) et qui a « conservé toute sa tête » (page 479). Elle a vécu durement: elle a eu trois maris, de nombreux enfants et toujours fait ce qu’elle devait. « Le plus beau jour de sa vie » a été celui où, à vingt ans, elle est montée sur scène à l’occasion d’une fête d’agriculteurs où il n’y avait que des blancs: elle a joué de la guitare et chanté, avec un succès total. « J’ai joué et j’ai chanté de mon mieux, j’ai bien joué, j’ai bien chanté » (page 484).

Ce n’est pas une femmelette: centenaire, elle sait ce qu’elle veut. Elle s’occupe seule d’elle-même et elle est capable d’égorger un cochon alors que les hommes ne veulent pas le faire (page 516). Elle est entièrement soumise à la volonté divine: « Quand le Seigneur me voudra, le Seigneur viendra me chercher » (page 486).

Elle n’avait pas à juger les actes de Dieu.

Dieu est venu la « visiter en songe », lui demandant de lutter contre l’homme noir, « le serviteur du démon », actuellement derrière les Montagnes Rocheuses (page 468). Elle contacte par télépathie en rêve des individus choisis, pour qu’ils viennent la rejoindre: « Le temps des grands malheurs approche. Maintenant… maintenant, le temps presse » (page 371).

Dieu est tout-puissant, il peut châtier durement la race humaine. Il l’a déjà fait « une fois par l’eau » et Il le fera un jour par le feu: « Elle n’avait pas à juger les actes de Dieu » (page 478). Elle sait que « son heure était venue maintenant, l’heure de faire quelque chose » et qu’elle va mourir. Mais avant, elle doit lutter contre « l’homme sans visage », qui lui paraît « à peine moins fort que Dieu lui-même » (page 479). « Dieu est grand, dit Mère Abigaël, Dieu est bon… Merci pour le soleil. Pour le café. Pour m’avoir permis d’aller à la selle hier soir. Vous aviez raison, une poignée de dattes, et le tour était joué, mais mon Dieu, comme je n’aime pas les dattes » (page 480).

Il en sera selon Ta volonté.

Elle a continuellement Dieu pour interlocuteur: elle suit ses conseils, ce qui ne veut pas dire qu’elle accepte sans rechigner et sans montrer ses contrariétés: « Seigneur, mon Dieu, s’il te plaît, écarte cette coupe de mes lèvres si Tu le peux. Je suis vieille et j’ai peur. Et surtout, je voudrais rester là, chez moi. Je veux bien partir tout de suite si telle est Ta volonté. Il en sera selon Ta volonté, Seigneur, mais Abby est une pauvre négresse bien fatiguée. Que Ta volonté soit faite ». Et elle pleure des « larmes amères » (page 488).

Dieu l’a prévenue que quelqu’un de spécial doit venir vers elle. Nick Andros et quelques survivants viennent la rejoindre: « En le regardant, elle éprouvait une sensation paisible d’achèvement, de certitude, comme si ce moment avait été depuis toujours décidé par le destin » (page 509). « J’ai su que c’était toi quand je t’ai vu, Nick. Dieu a touché ton cœur de Son doigt. Mais Il a plusieurs doigts, et d’autres s’en viennent, loué soit Dieu, car Il a posé Son doigt sur eux aussi » (page 512).

Les voies de Dieu sont impénétrables.

Dieu la commande en rêve: « La prophétie est un don de Dieu (…). Dans mes rêves, je m’en allais vers l’Ouest. D’abord avec quelques personnes, puis avec d’autres, et d’autres encore » (page 511). L’homme noir va aussi rassembler ses troupes: « C’est le diable en personne. Les autres méchants ne sont que des diablotins. Des petits voleurs, des petits violeurs, des petits voyous. Mais il va les appeler (…). Pas seulement les méchants, comme lui, mais les faibles … les solitaires… ceux qui ont chassé Dieu de leurs cœurs » (page 512).Et tôt ou tard, l’homme noir passera à l’Est: « Et notre mission est de lui faire face » (page 513).

Peut-être pourrait-on fuir, au contraire, pense Nick Andros. « Nick, répondit-elle patiemment, toute chose obéit au Seigneur. Ne crois-tu pas que l’homme noir lui obéit aussi? Il Lui obéit, même si nous ne comprenons pas Ses desseins. L’homme noir te suivra, où que tu ailles, car il obéit aux desseins de Dieu et Dieu veut que tu le rencontres. Il ne sert à rien de fuir la volonté de Dieu Tout-Puissant » (page 512). « Les voies de Dieu sont impénétrables. Il ne les explique pas aux petites gens, comme Abby Fremantle » (page 513).

Quand Nick lui dit qu’il ne croit pas en Dieu, elle n’est pas troublée: « Béni sois-tu, Nick. Ça n’a pas d’importance. Il croit en toi » (page 514).

L’orgueil, la mère du péché.

Quand les survivants viennent la rencontrer, elle pense: «  »C’est moi qu’ils sont venus voir ». Sur les talons de ce péché, une série d’images blasphématoires surgit toute seule dans son esprit: ils entraient un par un, comme des communiants » (page 659). Elle, qui avait toujours « été fière », commet le péché d’orgueil.

« L’orgueil était le côté féminin de Satan dans la race humaine, l’œuf paisible du péché, toujours fertile. C’est l’orgueil qui avait empêché Moïse de connaître le pays de Canaan (…). « Qui a fait jaillir l’eau du rocher quand nous avions soif? » avaient demandé les enfants d’Israël. Et Moïse avait répondu: « moi » » (page 658). Abigaël vient de commettre le même péché d’orgueil: « Elle était fière de sa vie, mais ce n’était pas elle qui l’avait faite. La fierté était la malédiction des forts (…). Malgré son grand âge, elle n’avait pas encore appris toutes ses illusions, pas encore maîtrisé ses chants de sirène » (page 659).

Dieu ne communique plus, se retire d’elle. Abigaël part se cacher dans les bois, comportement équivalent aux retraites bibliques dans le désert.

L’argile du potier.

Plus tard, quand elle revient, elle juge sévèrement les efforts du groupe pour s’organiser et constituer une communauté: « Dieu disposera comme Il le juge bon. Vous n’êtes pas le potier, mais l’argile du potier » (page 933).

Et elle leur communique les instructions divines. « Avons-nous vraiment le choix? demanda Larry d’une voix remplie d’amertume.

-Le choix? Il y a toujours un choix. Ainsi Dieu a-t-il toujours procédé, ainsi le fera-t-il toujours. Vous conservez votre libre-arbitre. Faites comme vous voulez (…). Mais… vous savez maintenant ce que Dieu attend de vous » (page 936).

David Carver11.

La main de Dieu.

David, onze ans, est un enfant étrange, qui ne ressemble pas à ses parents, « intelligent, mais un peu particulier » (page 56). Le pasteur est très intéressé par l’enfant « qui par moments semblait un petit garçon ordinaire et tout à coup montrait une maturité exceptionnelle. Et ce n’était pas tout: il pensait que David Carter avait été touché par Dieu, et que la main de Dieu était toujours sur lui » (page 160).

Le catéchumène.

David se prend d’un intérêt soudain pour le religieux, comportement que sa mère, agnostique comme son père, appelle son « trip mystique » (page 50). Il va à l’église depuis un accident survenu à son ami Brian, dont il pense avoir obtenu la guérison par Dieu: « Pas au catéchisme, ni au groupe de jeunes du jeudi soir, juste à l’église, et le dimanche après-midi au presbytère, pour parler à son nouvel ami le pasteur » (page 159). Il prie Dieu et lit la Bible en voyage (page 50).

Un élu de Dieu.

Après avoir visité à l’hôpital son copain gravement accidenté, il s’est retiré dans une cabane qu’il avait édifiée avec lui dans un arbre. Il est accablé de douleur, mais sent comme une présence: »Il y a quelqu’un? Je vous en prie, répondez! ». Et quelque chose s’est manifeste: « Oui, avait dit cette voix. Je suis là.

– Qui êtes-vous?

– Qui je suis, dit la voix avant de se taire comme si cela expliquait tout » (page 152).

Le pasteur le renseigne: « Dieu nous parle toujours à travers notre conscience. On croit généralement, David, que la conscience n’est qu’une sorte de censeur, un lieu où sont engrangées les sanctions sociales, mais en fait, c’est en soi une sorte d’étranger, qui nous guide souvent vers les bonnes solutions, mais dans des situations qui dépassent notre compréhension » (page 159).

La guérison miraculeuse de son copain Brian va pousser David, « parfait illettré religieux de cette fin du XXè siècle, à chercher des réponses, à chercher Dieu » (page 160). « Il était toujours sous l’emprise de ce sentiment puissant (…) qu’une personne plus expérimentée que lui le guidait  » (page 142). Dieu lui parle par une voix intérieure : « Il était dans l’obscurité, aveugle, mais pas sourd. Dans l’obscurité, il écoutait son Dieu » (page 139).

Le dessein de Dieu.

Il leur faut éliminer Tak, sorte de démon qui se trouve dans une mine, près du village de Désolation.

Tak « étranger complet, tellement différent de nous que nous ne pouvons même pas y appliquer notre esprit » (page 515) est en voie de reconquérir son ancien territoire : « Il y a des forces, dehors, que vous ne pouvez même pas imaginer » (page 138).

Ce que Dieu ne veut pas: « C’est le champ empoisonné (…). Il n’y aura aucun moyen de faire revivre cette terre. Elle doit être éradiquée – ensemencée de sel et labourée. Tu sais pourquoi? (…) Parce que c’est un affront envers Dieu. Fin de l’histoire. Il n’y a pas d’autre raison. Rien de caché, ni de dissimulé, pas de petits caractères au dos du contrat. Le champ empoisonné est une perversité et un affront envers Dieu » (page 417).

Il a choisi ses alliés.

« Dieu nous a amenés, dit David. Pour l’arrêter » (page 431).

Alors que sur la Nationale 50 passent des voitures et des camions, certains seulement se font arrêter par l’avatar Tak-flic, et tous ne sont pas tués: « Alors, pourquoi est-ce qu’il nous a épargnés, nous? » (page 295). Il nous a choisis, répond David, parce qu’un signe que nous avions sur nous lui signifiait « de nous arrêter et de se saisir de nous au lieu de nous laisser passer » (page 433).

Mais Dieu leur laisse leur libre-arbitre.

« Maintenant, Tak veut qu’on parte, et il [Dieu] sait qu’on peut partir. A cause de la clause du libre arbitre. L’important est que jamais Dieu ne nous force à faire ce qu’il veut qu’on fasse. Il nous le dit, c’est tout, et puis il s’efface et il regarde ce qui se passe (…) « Dieu dit : prenez ce que vous voulez et payez-le » (page 434).

Lorsque Dieu propose l’assentiment au sujet, il s’attend à ce que sa créature se sente obligée par une adhésion intérieure et ainsi que librement, il fasse de la loi divine sa loi individuelle. Il leur laisse ainsi leur décision: après diverses péripéties, Marinville, écrivain sceptique, a cette expérience décisive : « Il se divisait littéralement en deux. Il y avait le John Edward Marinville qui ne croyait pas en Dieu et ne voulait pas que Dieu croie en lui (…). Et il y avait Johnny qui voulait rester. Plus encore : qui voulait se battre. Qui avait progressé assez loin dans cette folie surnaturelle pour vouloir mourir dans le Dieu de David » (pages 504/505).

Un Dieu Tout-Puissant.

Tak lui-même obéit finalement aux ordres de ce Dieu. L’écrivain est dans l’ini et va être entraîné par Tak : « De la fumée sortant de l’entonnoir s’insinua entre ses jambes et tenta de le saisir (…). « Lâche, dit-il, Dieu l’ordonne ». La fumée brune retomba » (page 351).

David a rempli sa tâche: « Seigneur, apprends-moi à m’aider moi-même et aide-moi à me rappeler que tant que je ne m’aiderai pas moi-même, je ne saurai être utile aux autres. Aide-moi à ne pas oublier que tu es mon créateur. je suis ce que tu as fait -parfois le pouce de ta main, parfois la langue dans ta bouche. Fais de moi un vaisseau qui soit entièrement à ton service » (page 162).

Un Dieu truqueur et cruel.

« Un Dieu qui aime les ivrognes et déteste les petits garçons ! », c’est le cri de la mère de Brian, écrasé par un chauffard et qui se meurt à l’hôpital (page 147). Aussi David demande au pasteur : « Dieu n’est pas très indulgent, n’est-ce pas? – Si, en fait, il l’est. Il le faut bien parce qu’il est tellement exigeant. – Mais il est cruel, aussi, non?.- Oui, Dieu est cruel » (page 161).

David se souvient qu’il avait promis à Dieu de faire ce qu’il voudrait si son copain Brian ne mourait pas. « Le pire, c’est que Dieu savait que je viendrais là, et il savait déjà ce qu’il voudrait que je fasse 12. Et il savait qu’il faudrait que je le sache pour le faire (…). L’ennuyeux, ce n’est pas que Dieu m’ait mis en position de lui devoir une faveur, mais qu’il ait blessé Brian pour y parvenir » (page 514).

Ralph Roberts13.

Programmé depuis le début.

Le sommeil abandonne Ralph, veuf de soixante-dix ans, sorte de Stu Redman vieilli. Il se démoralise. De plus, il voit des aura, des panaches autour de la tête des gens, et même deux petits docteurs chauves en blouse blanche, invisibles pour les autres… Il s’imagine perdre la raison.

A la suite d’un événement où tout se déroule trop parfaitement, Ralph ressent « cette impression d’être poussé par des mains invisibles vers la gueule d’un tunnel ténébreux » (page 222). Et plus tard: « Au fur et à mesure qu’il parlait, Ralph était envahi par la conviction de plus en plus forte qu’il existait des relations entre toutes ces choses qui lui arrivaient, relations qu’il pouvait presque percevoir » (page 272).

A l’hôpital où il est allé, avec sa vieille amie Loïs, visiter un ami mourant, il retrouve les deux petits hommes chauves. Ce sont des équivalents des Parques antiques, qui leur annoncent que Ralph et Loïs sont « attendus » et qu’ils se trouvent de ce fait « dans un plan de la réalité différent » (page 425). Ralph « avait peur et était très en colère -on les avait constamment manipulés. Cette rencontre ne devait rien au hasard. Elle était programmée depuis le début » (page 418).

Les deux docteurs chauves14, Clotho et Lachésis, expliquent leur rôle à Ralph et Loïs: le temps venu, ils mettent fin à la vie des hommes avec « amour et respect » (page 422). Ils le font parce qu’ils sont « programmés » pour le faire: « Et vous (…) ferez ce que vous êtes programmés pour faire aussi » (page 427).

Rien ne peut être changé.

Loïs s’inquiète pour un ami susceptible de mourir et demande ce que les docteurs peuvent faire pour lui: « Rien ne peut être changé » (page 424). Et quand Raph proteste qu’il n’y a plus alors pour les hommes de liberté de choix, Lachésis répond: « Il ne faut pas voir les choses ainsi! C’est simplement que ce que vous appelez la liberté de choix fait partie de ce que nous appelons le ka, la grande roue des existence » (page 427).

Et Clotho précise que dans l’univers il y a « quatre constantes (…), la Vie, la Mort, l’Intentionnel et l’Aléatoire (…). Lachésis et moi sommes des agents de la Mort (…). On nous représente parfois comme d’effrayants squelettes, ou des personnages encapuchonnés au visage invisible » (page 428). Mais ils sont aussi des agents de l’Intentionnel.

Intentionnel et aléatoire.

Clotho donne d’autres précisions: « Il y en a parmi vous (…) qui croient que tout arrive par nécessité, et d’autres qui pensent que les événements ne sont qu’une question de hasard et de chance. La vérité est que la vie est à la fois aléatoire et intentionnelle, mais pas dans des proportions égales » (page 429).

La tâche de Clotho et Lachésis est de s’occuper de la mort intentionnelle, chaque homme ayant une durée de vie déterminée, manifestée par une « aura », sorte d’horloge vitale dont les Parques tiennent compte.

Mais il y a un troisième docteur chauve, Atropos, agent de l’Aléatoire: toutes les morts que les hommes appellent « idiotes », « inutiles » ou « tragiques » sont de son ressort (page 432). Atropos est entouré de « forces bien plus grandes que lui-même, des forces mauvaises et puissantes » (page 442).

En temps normal, les agents de l’Intentionnel n’interviennent pas dans ce que fait l’agent de l’Aléatoire et réciproquement: « Nous ne pourrions interférer avec lui, même si nous le voulions, car l’Aléatoire et l’Intentionnel sont comme les cases blanches et noires d’un échiquier, qui se définissent mutuellement par leur contraste de couleur » (page 438). Il se produit ainsi une sorte d’équilibre cosmique.

Les hautes sphères.

Mais Atropos, agent de l’Aléatoire, essaie de modifier cet équilibre: il « cherche à interférer avec la manière dont fonctionnent les choses -interférer étant au fond très précisément la fonction pour laquelle il a été créé- et exceptionnellement l’occasion se présente de le faire de manière spectaculaire. Les efforts pour contrer ces interventions (…) ne sont décidés que si la situation dans laquelle il veut intervenir est délicate; une situation comportant des questions nombreuses et sérieuses en suspens » (page 438).

C’est le cas actuellement. Une « chose terrible » est sur le point de se produire, elle intéresse les « hautes sphères »: « Nous savons que quelque chose dans les hautes sphères » prépare une action, et « que quelque chose d’autre, de ces mêmes sphères, a lancé une contre-attaque. Cette contre-attaque, c’est vous deux » (page 441).

Les hommes sont ainsi des « agents opérants » (page 432) des forces qui conduisent le monde.

Les hommes et l’Intentionnel.

Si ordinairement, les hommes sont seulement de tels agents, « de temps en temps apparaît un homme ou une femme dont la vie affectera non seulement ses proches (…), mais aussi des êtres qui sont sur de nombreux niveaux au-dessus de ce niveau. Ces personnes d’exception servent l’Intentionnel. Si elles meurent avant leur heure, tout est changé. Les plateaux de la balance ne sont plus en équilibre » (page 625). Et King cite plusieurs hommes célèbres qui ont modifié le cours de l’histoire, rien ne pouvant être pareil s’ils avaient disparu avant le terme fixé. Dans le cas présent, l’être d’exception à préserver est un enfant: « Si l’enfant meurt, la Tour des Existences s’écroulera, et les conséquences d’un tel effondrement sont au-delà de votre compréhension » (page 625).

Le marché.

Mais Ralph ne veut plus être qu’un simple exécutant. Il désire intervenir dans le jeu et forcer le destin. Ralph subordonne son intervention à un échange: la vie d’une petite fille qu’il aime et a des problèmes contre la vie de l’enfant que l’Intentionnel veut sauver. Et il veut faire valoir le point de vue d’un humain: « Pour moi, l’une est aussi importante que l’autre (…). Toutes les vies sont différentes, mais toutes ont de la valeur ou aucune n’en a. C’est ma vision des choses (…), mais je crois que vous allez devoir faire avec, les gars, vu que c’est moi qui tiens le marteau. Résumons-nous: la vie de votre protégé contre celle du mien. Vous n’avez qu’à le promettre et l’affaire est conclue » (page 627).

L’intervention suprême.

Les docteurs chauves sont bien ennuyés: ce problème dépasse leur compétence. Mais ils sont tirés d’embarras: « Soudain, le flanc de la colline s’illumina d’une lumière blanche éclatante. Loïs crut tout d’abord qu’elle provenait du ciel, très certainement parce que les mythes et la religion lui avaient appris à croire que le ciel était la source de toutes les manifestations surnaturelles. En réalité, elle semblait naître de partout, en plus du ciel: des arbres, du sol (…). Une voix s’éleva alors… ou plutôt la Voix s’éleva. Elle ne proféra que quelques mots, mais ils retentirent en elle comme des cloches de fer:

[ IL PEUT EN ÊTRE AINSI ] ».

L’arbitre suprême, inconnu des hommes et même des petits docteurs chauves, a tranché (page 627).

Mais le plus important est qu’un homme a réussi à toucher la puissance suprême en modifiant ainsi l’ordre des choses prévu.

Nous voici donc en présence d’une autre variété d’homme positif: le religieux qui a admis l’existence d’une réalité autre, qui vaut qu’on lui sacrifie. La prière conjure et appelle le divin dans une relation affective, où la confiance, l’obéissance et le respect forment une expérience si intense que le croyant y reconnaît la puissance du divin appelé et subi.

Vis-à-vis des autres hommes, Abigaël a le statut social et surnaturel du Shaman15, intermédiaire entre les esprits, un monde-autre, par la possession ou l’extase. A la fois prêtre et magicien, le Shaman suscite le respect dans le groupe où il exerce ses fonctions d’intermédiaire entre les hommes et les puissances invisibles et aussi de guérisseur. Une différence importante cependant: le shaman établit à volonté une communication avec le monde-autre. Ce n’est pas le cas d’Abigaël qui, bien qu’élue et désignée, ne fait que subir les interventions de Dieu dans le cas présent.

David et Abigaël ont en commun le charisme, don particulier accordé par Dieu à un homme ou une femme et l’habilitant à exercer une action conforme à ses desseins. Ils procèdent par kérygmes, interpellation directe sous formes de messages mentaux qui ont le sens d’une exhortation à l’action. « Dieu me parle » et sa parole appelle un engagement authentique. « Je réponds » m’engage à vivre le message. Il y a à la fois indication du salut et provocation au salut, mécanisme que nous retrouverons plus tard dans la distinction entre liberté et libre-arbitre.

La discussion avec la puissance divine n’est évidemment pas possible. De même, c’est le respect strict de la parole de Dieu, sans discussion ni délibération, qui rend un homme positif. La décision divine obligée est le contraire du processus démocratique de la prise de décision, qui dépend de chacun des membres du groupe, sur la base de la compréhension du problème et des connaissances acquises. Il s’agit ici d’une éthique autoritaire, d’exhortation et non de persuasion.

Le comportement qu’a David avec son Dieu n’est pas différent dans son principe que celui d’Abigaël. Le Dieu d’Abigaël est plus coercitif, celui de David fait davantage appel au libre-arbitre: Dieu « L’important est que jamais Dieu ne nous force à faire ce qu’il veut qu’on fasse. Il nous le dit, c’est tout, et puis il s’efface »(page 434).

Mais quoi qu’il en soit, ce sont les desseins divins qui doivent être réalisés et ceux-là seuls. Il n’apparaît nulle part dans THE STAND et DESPERATION qu’il soit possible à un humain de conclure un quelconque marché avec la divinité. C’est la rigoureuse observation des prescriptions -sans orgueil- ou l’exécution de la mission acceptée -libre-arbitre-; qui sont les seules possibilités de relation avec un Dieu des Lumières. Dans cette perspective, l’homme positif est celui, comme David ou Marinville, qui utilise son libre-arbitre pour aller dans le sens du divin.

Plus complexe est la situation de Ralph dans INSOMNIA : il parvient à obtenir de la puissance supérieure une modification à l’ordre prévu des choses, sorte d’intrusion acceptée -tolérée?- de l’humain dans la fonction du Coordinateur inconnu16, qui est de maintenir un équilibre entre les ordres de l’Intentionnel et de l’Aléatoire. Après l’intervention de Ralph: « A tous les niveaux de l’univers, les affaires reprirent leur cours ordinaire (…). Des mondes qui avaient un moment tremblé sur leur orbite reprirent leur assiette » (page 667).

Alors qu’avec Abigaël l’action des hommes s’accomplissait rigoureusement dans le cadre prévu, les perspectives pour l’action des hommes deviennent ici tout à fait différentes, avec une possibilité nouvelle donnée aux humains.

Après INSOMNIA, j’attendais une ouverture plus grande de l’imaginaire kingien dans l’interaction possible humain/divin. DESPÉRATION a été une déception, dans la mesure où l’aporie majeure semble être le rôle du libre-arbitre, sans modifier quoi que ce soit en ce qui concerne les espérances et la possibilité d’initiatives humaines.

4. ESSAI d’INTERPRÉTATION.

Suffisamment d’éléments ont été à présent réunis pour, qu’au-delà des analyses, on puisse passer à l’interprétation.

Venant s’ajouter à son histoire biologique et mentale, un homme est toujours la résultante d’événements vécus, subis ou assumés. Ils constituent sa vision du monde, à partir des perspectives historiques, politiques ou idéologiques de son temps, qui se projetteront sur lui. Tout homme -ou groupe d’hommes- se définit ainsi en partie par son histoire17.

Dans le cas de King, on peut relever trois influences: valeurs traditionnelles, valeurs de crise et valeurs théologiques. Sera utilisée la même méthode d’analyse matérialiste que dans les études déjà parues, qui s’attache à expliquer les choses de façon objective18, des survivances des cosmogonies19 anciennes, produit de notre éducation, aux idéologies modernes issues du savoir scientifique et à ses retombées techniques.

4.1. Valeurs traditionnelles.

C’est peu avant la naissance de King que les Américains prennent conscience de leur nouvelle puissance. Ils ont maintenant une mission universelle: maintenir l’équilibre et la paix dans le monde20. La guerre de 39/45 n’a pas été suivie de la crise économique qui accompagne ordinairement la fin d’un conflit. L’épanouissement du système industriel se doublait d’une puissance idéologique: « Les États-Unis n’étaient pas seulement les gardiens du monde, mais le pistolero du monde libre » 21. L’American way of life imposera ses valeurs aux pays occidentaux22.

Il en sera de même pour les qualités humaines nécessaires pour construire un monde meilleur. Enfant, comme beaucoup de jeunes Américains, King a été imprégné de l’esprit pionnier: « Nous avions une formidable Histoire 23 à notre disposition (…). Tous les instituteurs de ce pays connaissaient les mots magiques qui enchantaient leurs élèves; deux mots qui étincelaient comme une splendide enseigne au néon; deux mots d’une puissance et d’une grâce presque incroyables; et ces deux mots magiques étaient : ESPRIT PIONNIER ».

Comme les autres enfants de son âge, King a construit mentalement sa vie future autour de cette notion, avec l’idéalisme de la jeunesse qui pousse facilement à aimer les idées de générosité, de grandeur et d’enthousiasme. Comme lui, ses « contemporains ont grandi dans la sécurité que conférait l’ESPRIT PIONNIER américain, ils apprenaient par cœur toute une litanie de noms qui en étaient le symbole (…). C’étaient des Américains gorgés d’ESPRIT PIONNIER. Nous étions, nous avions toujours été les meilleurs d’entre les meilleurs. Et quel avenir grandiose nous attendait ! « .

Par ailleurs, un des grands soucis de certains idéologues américains a été que le pays ne s’engourdisse pas maintenant qu’il était parvenu à être le premier dans le monde: pour la liberté, pour une meilleure vie pour tous, il ne fallait pas relâcher l’effort. La rivalité russo-américaine aida beaucoup à la réalisation de cette stratégie.

L’imprégnation par des valeurs familiales rurales a été également très importante. Sa mère, dont on a déjà parlé, abandonnée et seule24, qui a exercé toutes sortes de métiers tout en tenant ses deux enfants d’une poigne ferme; mais si attentionnée qu’elle « trouva toujours quarante ou cinquante cents pour timbrer l’enveloppe libellée à sa propre adresse qu’elle joignait systématiquement à son courrier » quand King était pauvre. Elle l’encouragea toujours: « Personne -pas même moi- ne se réjouit autant qu’elle quand je réussis à percer » 25.

Et les autres membres de sa famille maternelle: son oncle Clayt, « vieux briscard du Maine » aux multiples talents: sourcier, apiculteur, avec un fonds d’histoire illimité pour son neveu; son autre oncle Oren, « qui fut en son temps le meilleur charpentier et le meilleur maçon du Maine ». Tous bricoleurs, proches les uns des autres. La grand-mère Nellie, « l’une des premières femmes à sortir avec son diplôme de la Graham Normal School » en 1902, encore capable à 85 ans de conjuguer ses verbes latins. Ou la tante Evelyn, institutrice, rigoureuse méthodiste et « incarnation même du bon sens pratique ». Avec un grand père paternel charpentier, cet entourage forme un milieu de travailleurs modestes, mais ouverts et éclairés: la mère de King jouait très bien du piano et avait un sens de l’humour développé26. C’est certainement à eux que King pensait quand il écrivait dans THE EYES OF THE DRAGON : « Ils eurent de bons moments, comme vous tous, et de mauvais moments, comme vous en connaissez sûrement aussi. Parfois ils avaient honte d’eux-mêmes, car ils n’étaient pas sûrs d’avoir fait de leur mieux; parfois ils se sentaient bien, car ils savaient avoir fait ce que les dieux attendaient. Tout ce que j’essaie de vous faire comprendre, c’est qu’ils vécurent du mieux qu’ils purent, tous autant qu’ils étaient; certains plus longtemps que d’autres, mais tous menèrent une vie courageuse. Moi, je les aime tous et je n’ai pas honte de mon amour »27.

Esprit pionnier, esprit de libre entreprise et valeurs morales traditionnelles d’une contrée rurale, voilà ce qui va constituer la première assise du personnage positif kingien. Ses qualités sont celles des hommes de tout pays qui progressent dans l’optimisme d’une société qui fonctionne. Elles vont dans le même sens que que les valeurs universelles28 liées à une réussite ou un accomplissement individuel: un vieux fonds de principes moraux séculaires, apparus il y a plus de deux mille ans. Somme toute, qualités nécessaires, mais rien d’original. Il faut vraiment que notre monde soit déboussolé pour que nous admirions des comportements en voie de disparition et qui semblaient naguère aller de soi.

4.2. Valeurs de crise.

King a suffisamment insisté, dans DANSE MACABRE, sur les répercussions de l’histoire immédiate sur l’apparition comme l’évolution du fantastique et de l’horreur contemporains pour être soumis aux mêmes interprétations.

Marqué enfant par l’Esprit Pionnier et les valeurs traditionnelles américaines, King adolescent et jeune adulte a été tout autant touché par les erreurs des décennies soixante et soixante-dix: le gaspillage des ressources; les dégâts, parfois irréversibles, causés par des développements techniques mal contrôlés ou mal calculés, la pollution et ses risques écologiques: « La peur des radiations, la peur de la pollution, la peur des machines incontrôlables »29. L’image d’une société d’abondance apparaît bien compromise.

Il devient aussi difficile de lutter contre les nouveaux manipulateurs chimiques des organismes vivants que contre les manipulateurs de l’esprit. Il suffit d’une drogue, ou d’un microbe, comme dans THE STAND, pour anéantir la planète sans que les hommes puissent rien y faire, même ceux qui sont à l’origine du désastre et qui voient les moyens de confinement ou de sécurité prévus insuffisants ou incapables de remplir leur fonction. « L’Amérique dans laquelle j’avais grandi semblait s’effriter sous mes pieds… un peu comme un gigantesque château de sable malencontreusement édifié au-delà de la ligne de haute mer » 30.

La conception de l’homme datant de la fin du XIXème siècle, qui avait établi comme dogme les progrès simultanés de la science et du genre humain s’est effondrée. Le mythe de la possible construction d’un monde meilleur, déjà bien ébranlé par la venue du nazisme et les atrocités du conflit qui avait suivi, avait encore cours à la fin de la seconde guerre mondiale: il disparaît. Au mieux succède le souhait de ne pas tomber dans un monde pire. Finis les lendemains qui chantent et l’élévation de la société humaine vers le point ?31…

Sensibilisé au conflit du Viêt-nam et à la crise des années soixante, mobilisé par la révolte estudiantine comme tant d’autres jeunes Américains, King percevait les abîmes de noirceur et de malfaisance qui se trouvaient dans l’humain. Des exactions abominables sur un fond de nouvelle conflagration mondiale suicidaire possible: on aurait à moins des doutes sur l’avancée de l’humanité vers plus de solidarité… Non seulement les hommes n’étaient pas bons, mais encore, quand ils s’y mettaient, ils pouvaient être pires que l’animal. Longtemps occulté par les progrès de l’instruction et de la science, le mal était toujours là, et on avait été bien aveugle de ne pas le constater: « Le monstre, c’est nous », l’aspect dionysiaque de notre nature.

Dès lors prennent leur sens les traits de comportements positifs concernant la nécessaire solidarité, la lutte contre les déviations du pouvoir et les dégâts causés à la collectivité. Il ne suffit plus, comme dans le modèle du jeune Américain à l’Esprit Pionnier, de se contenter de dépeindre les caractéristiques d’un homme achevé sur le plan personnel. Il ne s’agit pas seulement de conquérir sa liberté: il convient encore de la mettre au service des autres. Il ne faut pas se replier dans sa coquille32, mais si c’est nécessaire entrer en lutte avec les pouvoirs politiques, contre les arbitraires, pour ne pas laisser le monde devenir fou…

Le fait pour des personnages de disposer de dons psychiques spéciaux ou de possibilités exceptionnelles provenant des forces permettra d’aller plus loin encore dans cette voie en dépassant les limites de l’homme ordinaire.

King manifeste ici sa prise de conscience que c’est l’insuffisance de la lutte des individus contre les disfonctionnements de notre société qui est la cause du mal. Il pense ausi à des organismes de défense ou des comités, mais il ne va pas bien loin dans cette voie33: toujours la méfiance à l’égard des institutions. Il espère plutôt en des hommes de bonne volonté, assumant leur propre destin, faisant un usage responsable de leur liberté. Des hommes et des femmes rayonnant de charisme qui, comme Anna Stevenson ou Paul Edgecombe, peuvent en entraîner d’autres à leur suite. Mais King ne va pas au-delà. Ses personnages ne deviennent pas le levain ou les catalyseurs d’actions collectives amenant une évolution ou un progrès. Ses héros, comme lui-même, limitent leurs actions à la dénonciation des insuffisances ou à des tentatives mineures pour y remédier. Ces hommes d’exception restent des exceptions. Ils ne suscitent pas d’adeptes et ne peuvent renverser la tendance. Et, caractéristique terrible: presque tous ceux qui essaient de lutter contre des pouvoirs ou un homme mauvais en meurent de mort violente.

Les révolutionnaires ne manqueront pas d’ironiser sur les solutions morales ou sociales positives proposées par King, qui s’apparentent finalement aux activités de la Croix-Rouge ou d’organismes humanitaires. Le mal est repéré, dénoncé. Les volontaires essaient d’y remédier. dans le meilleur des cas leurs actions sont limitées et n’interdiront pas au mal de se propager ou de se manifester ailleurs. Dans le pire des cas, ils en meurent. Peut-être en espérant que ce ne sera pas tout à fait pour rien… Comment ne pas penser aussi au Christ qui meurt sur sa croix pour assurer le salut des hommes tout en laissant le monde et ses exactions à César…

C’est ce qui explique les prétentions limitées des positifs kingiens: « faire de leur mieux », en toutes circonstances. Leçon à la fois de courage et de modestie, le maximum a été fait. C’est que toute liberté humaine se réalise dans les risques d’une action aux prises avec les choses,avec la possibilité d’une mauvaise estimation et la perspective possible du chaos si elle échoue. Il faut s’inventer des conduites, au risque de se tromper sur les possibilités réelles et sur le réalisme de son anticipation. Il peut y avoir des excès, des troubles, des erreurs. Dans la réalisation de ces objectifs où les solutions sont à inventer, faire de son mieux n’est peut-être déjà pas si mal… Et c’est peut-être aussi la chance de découvrir, au fil de l’action, de nouveaux aboutissements sources d’enrichissements humains inespérés.

4.3. Influences théologiques.

Il y a évidemment opposition entre la révélation divine, définitive et punitive, et la réflexion humaine réduite à ses seules forces et qui se cherche péniblement. Dans une perspective biblique, les hommes ne transformeraient pas le monde. Ils ne feraient qu’entretenir un ordre divin, toujours remis en cause par leurs propres insuffisances et la présence du mal, en subissant des directives qui les dépassent.

J’ai insisté à plusieurs reprises déjà sur l’influence profonde de la religion chrétienne sur King. Il est méthodiste, et comme tous les Américains de la Côte Est, contrée des Pères Fondateurs, des vieilles universités et des sorcières de Salem, il a été marqué par un certain fondamentalisme biblique; cette interprétation court à travers son œuvre. Un exemple. Parlant de son enfance pauvre, il commente: « Mais nous nous en sommes sortis -ou nous avons eu de la chance ou quelqu’un veillait sur nous, quelqu’un comme Dieu par exemple » 34. En dépit des précautions oratoires prises pour ne pas choquer certains de ses lecteurs peu croyants, l’essentiel a été dit.

Retrouvons nos personnages. Abigaël ne croit pas aux vertus du progrès, dont elle a toujours limité l’intrusion chez elle. Elle préfère la vérité absolue de sa foi à la relativité des acquis scientifiques. Quand la Communauté du Bien se constitue à Boulder, elle leur fait nettement comprendre que là n’est pas le sens de la vie: « La lumière électrique n’est pas la réponse, Stu Redman. La radio ne l’est pas non plus, Ralph Brentner. La sociologie ne mènera à rien, Glen Bateman » (page 933).

Elle refuse l’espoir placé dans la volonté humaine organisatrice et dans la confiance collective en un monde meilleur. Elle conteste par conséquent leur prétention de fonder une Communauté et de la structurer: « Dieu ne vous a pas réunis pour former un comité ou une communauté, dit mère Abigaël. S’il vous a amenés ici, c’est uniquement pour vous envoyer plus loin, pour entreprendre une quête. Il veut que vous tentiez de détruire ce Prince noir, cet Homme des lieues lointaines » (page 933).

Quand Abigaël guérit Fran de son mal de dos, Fran lui dit: « Votre Dieu essaie de m’acheter? (…).

-Dieu n’achète pas les gens, mon enfant, chuchota mère Abigaël. Il se contente de faire un signe et laisse les gens l’interpréter comme ils veulent » (page 935).

« Mon rôle n’est pas de discuter avec vous, ni de vous convaincre, mais seulement à vous aider à comprendre les projets de Dieu » (page 935). Dieu ne doit rien aux hommes. Leur salut ne saurait être acquis ni par leurs mérites, ni par leurs œuvres. Dieu ne saurait être contraint à la reconnaissance. Ni la prière, ni l’observance scrupuleuse des rites ne sauraient nous assurer quoi que ce soit. Nous ne pouvons même pas nous glorifier de nos réussites sans tomber dans le péché d’orgueil et offenser le Seigneur.

Un des personnages du roman définit bien la situation: « Elle croit que nous sommes tous des pions dans une partie d’échecs entre Dieu et Satan. Que le principal agent de Satan dans cette partie est l’adversaire, qui s’appelle Randall Flagg selon elle (« le nom qu’il utilise cette fois »); que pour des raisons connues de Lui seul, Dieu l’a choisie comme Son agent dans cette affaire. Elle croit (…) qu’un affrontement se prépare et que ce sera une lutte à mort » (page 711).

Alors les survivants de THE STAND essaient tant bien que mal de rebâtir une société, meilleure si possible pour leurs descendants, Abigaël ne trouve d’action humaine signifiante que dans la réalisation du plan divin, destiné à promouvoir le Salut qu’Il avait lui-même déterminé. La liberté et la dignité de l’homme consistent à réaliser son essence35 selon la définition donnée par son créateur. L’agent de la Lumière se met au service de valeurs transcendantes et suggérées/imposées. Il n’y a plus qu’à exécuter, pas à inventer péniblement. L’action humaine positive est alors celle faite par acte de foi et se conforme à la parole divine révélée par ses élus. La bonne utilisation du libre-arbitre. C’est dans un lointain passé religieux du Proche-Orient que se légitime ainsi et se fonde un ordre où des hommes actuels ne sont que des exécutants, dont le volontarisme est soutenu par l’obéissance modeste et l’espoir non assuré d’être parmi les élus.

Que ce Dieu soit calculateur, manipulateur, truqueur, uniquement orienté par des visées inconnues des hommes et dont ne sont jamais précisées les perspectives morales, c’est l’évidence. Si on examine sa tactique, des conclusions s’imposent d’elles-mêmes. Il n’est question nulle part d’agir pour le bien ou la justice. Dans DESPERATION 36, Dieu, qui a plusieurs fers au feu, semble suivre un programme informatique (si…, alors…) et inspire ce qu’il désire que des hommes fassent. Cela veut dire, par exemple, que le chauffard a suivi le dessein de Dieu, disposé à sacrifier Brian (ou non, on ne saura pas), suivant la décision que David (libre-arbitre) prendrait; que tous les sacrifiés l’ont été pour faire avancer la cause divine d’une façon ou d’une autre. Et que pour la destruction de Tak, Dieu avait deux possibles: David, prêt à se sacrifier pour remplir sa promesse, ou l’écrivain, qui pouvait ou non (toujours le libre-arbitre!) prendre la décision d’éliminer Tak. L’un excluant l’autre. Mais finalement pour quel résultat perceptible pour l’humanité? Dieu a gagné, mais les hommes se retrouvent avec leurs problèmes.

Enfin ce Dieu est insensible à la souffrance des hommes en général, et des siens en particulier. Toujours dans DESPERATION, ses partisans ont bien des difficultés à faire la différence entre le culte brutal et inhumain de Tak et celui de ce Dieu dont la religion, sur le plan éthique, se réduit à peu de choses. « Que sais-tu de la nature de Dieu, David? Quelle est ton expérience? » . Avec la plus grande des réticences, David déclara : « Dieu est cruel » (page 415).

C’est que dans les pays profondément marqués par cette morale traditionnelle, la souffrance a été -et reste- considérée comme un instrument privilégié de rédemption et de formation du caractère. King est imprégné, comme beaucoup, par cette idée, venant d’une lointaine théologie, que la souffrance permet seule à l’homme de se hisser au-dessus de sa modeste condition. Ce qui explique la destinée de plusieurs de ses héros qui souffrent et qui meurent. Comme l’indique Jacques Van Herp, ce qu’il exprime, « c’est l’angoisse d’une société dont le credo est la recherche du bonheur, qui découvre que tout se paye, et où un vieux fond biblique rend le malheur inévitable » 37.

4.4. Des hommes dépassés par leur époque.

La conséquence est que si des hommes pensent qu’ils sont libres, ils sont victimes d’une illusion. S’ils sont manipulés, on peut aussi dire que leur culpabilité disparaît. Les hommes ne sont plus que des marionnettes entre les mains diverses des puissances supérieures: pas des marionnettes passives, mais des gens qui essaient stupidement de lutter. Qui ne deviennent pas pour autant des marionnettes actives, mais essentiellement des marionnettes activées.

Il est difficile de psychanalyser les peurs actuelles. Coexistent non seulement les menaces internes propres à chaque pays, mais aussi celles que l’Occident trouve en cette fin de millénaire avec les déséquilibres mondiaux dus à la montée en puissance de l’Asie et de l’Islam. Dans sa société en crise, notre contemporain vit dans un état d’angoisse permanent. Il « perd son pouvoir et sa puissance dans un univers de plus en plus contrôlé par les machines et la paperasse » 38, et le sens réel de sa vie lui échappe. On comprend dès lors la fonction de ces récits où les hommes se battent contre des forces qui les dépassent: une sorte de jeu de l’esprit qui permettrait de gommer les aspérités de la vie, de surmonter leurs inquiétudes et de dissiper momentanément leur angoisse. Fonction qui masque certes la réalité, mais ce masque aide à la supporter et joue le rôle d’un calmant, d’un tranquillisant.

L’image de l’échiquier, si souvent reprise, comme celle du pion manipulé, les cases noires de l’aléatoire donnent nécessairement l’idée de puissances supérieures, sorte de joueurs suprêmes, étrangers aux soucis quotidiens et aux petits bonheurs des hommes. Ils calculent leur partie longtemps à l’avance, en prenant les initiatives et les risques nécessaires à un moment où la stratégie du jeu n’apparaît pas nettement. Le sacrifice incompréhensible d’un pion, qui semble une erreur à un moment donné, peut s’avérer primordial pour une réussite encore bien éloignée.

Que ce soient des démons ou des dieux, des décisions politiques supérieures incompréhensibles ou du plus total arbitraire social, des mystérieuses pulsions humaines dionysiaques incontrôlées venant des tréfonds de notre être, tous participent à la souffrance et à la mort. Des puissances colossales subjuguent les hommes. La vie et la mort perdent leur caractère naturel pour devenir sanctions. Et les hommes se retrouvent, en responsabilité propre, innocents de tout dès l’instant où ils sont devenus les jouets de ces forces coercitives. Ils sont des victimes inconscientes, le mal vient d’ailleurs, et en poussant les choses à la limite, même les bourreaux deviennent innocents. Tous les hommes deviennent innocents, dès l’instant où le Destin, les Moires et les Erinyes, les Dieux et leurs Archanges prennent possession de l’esprit des vivants. Dans ROSE MADDER , la victime Rosie n’est-elle pas manipulée comme son mari tortionnaire Norman? Et ne sont-ils pas dès lors identiquement irresponsables?

4.5. Une création bipolaire.

Comment, pour son compte personnel, King arrive-t-il mentalement à dominer ces deux univers difficilement conciliables? La réalité de certains hommes, s’efforçant dans la peine d’essayer de changer le quotidien dans un monde incompréhensible, et le monde de ceux qui s’accordent au divin ou subissent des forces qui les dépassent?

Il croit d’abord en une action possible des hommes sur les choses. Politique d’abord: « En tant qu’adulte, j’ai soutenu des candidats qui croyaient, tout comme moi, à un gouvernement plus humain, à une société plus humaine, au désarmement » 39.

Il s’est souvent engagé personnellement: campagnes nombreuses, pour des organismes ou des associations diverses; dons variés, créations de bourses scolaires, un Centre artistique dans le Massachussets (art et musique), une bibliothèque, donations à l’Université du Maine; création d’un terrain de sport, d’une unité pédiatrique, d’une autre de soins intensifs à Bangor40. On ne peut pas dire que King se désintéresse du monde où il vit.

Ses espoirs d’une société meilleure sont ceux de ses personnages positifs: « La vraie vérité et le vrai idéal peuvent se situer entre les deux, dans une sorte de système Socialiste. Je parle d’une société qui s’occuperait de son peuple et d’elle-même et qui ne laisserait pas les gens sans foyer dormir dans la rue près du parc de la Maison Blanche. Elle ne permettrait pas que les personnes âgées se transforment en glaçons pendant l’hiver. Elle ne tournerait pas le dos aux personnes qui ont le sida. Elle ne tournerait pas le dos aux toxicomanes, lesquels se tournent vers la drogue parce qu’ils n’ont plus rien d’autre dans la vie pour se sentir bien. Il y a là un problème de société » 41.

De même, s’il a suivi le catéchisme et se réfère volontiers à sa religion méthodiste, ce n’est pas un croyant fanatique: « Mon idée est que toute religion organisée conduit tôt ou tard les gens à la tombe. Si quelqu’un vous met une bible dans la main droite, tôt ou tard il vous mettra un revolver dans la main gauche » 42. Et c’est plus dans l’être humain que dans un code religieux que se trouve l’éthique: « Je pense que la morale est là où elle a toujours été: dans le cœur et l’esprit des hommes et des femmes de bonne volonté » 43.

La conception du monde de King n’est donc pas aussi fataliste et résignée44 que celle qui détermine sa création. S’il a été influencé par le pessimisme de son époque, qu’il n’aime pas -« notre société bloquée » 45-, il a aussi su en amplifier les différents aspects pour une création ambivalente bien ancrée dans son époque.

4.6. La tragédie et le sens de l’horreur.

Dans sa création, King a su habilement composer avec les tendances de son temps vers la tragédie et l’horreur.

La tragédie d’abord. Il faut ici se référer à Nietzsche pour deux raisons: l’une est qu’il a bien mis en évidence l’essence de la tragédie46, dans des analyses demeurées classiques; l’autre que ses explications collent parfaitement avec l’opposition constante faite par King entre Apollon et Dionysos.

L’art grec est pour beaucoup un art apollinien, fait de mesure et de pondération, contemplation sereine au-dessus d’un monde condamné à la souffrance. Nietzsche lui oppose un autre aspect, symbolisé par Dionysos, le dieu affirmatif pour qui la vie doit être exaltée sous toutes ses formes47, et non justifiée ou rachetée. Ce vouloir-vivre poussé à son point suprême, conduit à un « devenir » qui est un besoin de création lié à une puissance destructrice. Le juste contraire d’un monde apollinien idéal porté à la contemplation, sans histoire. La tragédie grecque naît de cette opposition entre les forces destructrices et un idéal de raison et d’équilibre48, et montre le rêve apollinien submergé par la nature orgiaque dionysienne.

Cette conception tragique de la vie se retrouve chez King. Ses héros positifs se heurtent à des forces collectives ou cosmiques qui les dépassent, et la fatalité incarnée jadis dans la volonté des dieux prend des formes psychologiques et sociales pour peser sur la condition de l’individu Ils luttent. Mais quand finalement les apolliniens arrivent à l’emporter sur Dionysos, c’est au prix d’artifices grossiers dont personne n’est dupe. En effet, le lecteur ordinaire ne désire pas que les personnages positifs disparaissent: ils ont sa sympathie et l’auteur le sait. Jusque là gagnants, les monstres ne l’emportent finalement pas, puisque King, exerçant son droit souverain d’auteur, s’en sort par une pirouette49: l’araignée de IT 50 vaincue par du spray anti-asthme (et en plus un placebo!); la créature diabolique Leland Gaunt de NEEDFUL THINGS 51 mise en fuite par un serpent de papier et des fleurs à ressort; ou le policier des bibliothèques52 par de la réglisse… Arrêtons-nous avec la tarte de THINNER 53: le lecteur averti sent que ces artifices n’ont guère de valeur -même d’un point de vue imaginatif54, et qu’ils ne servent qu’à fournir une issue rassurante. La tragédie sombre d’un coup dans la tragi-comédie.

Mais l’essentiel n’est pas là: le lecteur est psychologiquement satisfait, même s’il n’oublie pas que des forces manipulatrices redoutables sont intervenues. Et même si, par illusion, certains pensent avoir contribué à freiner le mal, c’est que des puissances supérieures ont réussi à l’emporter sur d’autres puissances supérieures rivales et qu’ils n’ont fait qu’avoir été déplacés sur l’échiquier fou du monde en pions gagnants…

Par contre, ce n’est pas en faisant des pirouettes que le héros positif affrontant le mal social peut s’en sortir. C’est un citoyen, attaché à un système de valeurs humaines positives et bafoué par les pouvoirs politiques, que le lecteur voit en danger. Et qui ne peut, dans une situation extrême débouchant sur l’horreur, qu’affronter la mort de la manière la plus digne possible. Ici, pas d’artifices.

Mais les livres refermés, cela signifie que certains lecteurs ont trouvé leur compte dans des récits où le mal, la misère, les crimes et les guerres qui les accablent ne peuvent être enrayés. Dans une époque qui nous dépasse de tous côtés, et où le besoin de croire que les choses doivent avoir un sens caché55 se développe, il est confortable de penser que nous ne pouvons rien contre les divers maux, qu’ils soient d’origine humaine ou divine. Et puisqu’ils nous sont extérieurs et nous dépassent, dormons enfin tranquilles, nous n’avons pas le pouvoir de faire autrement… Ceux-là se verront renforcés dans cette conviction et y trouveront des excuses pour ne pas agir, pour demeurer dans leur vie de tous les jours des exécutants soumis.

Ce sont là les conséquences qu’engendre toute situation tragique et qu’Anouilh a bien décrites avec le chœur d’ANTIGONE:: « C’est propre, la tragédie, c’est reposant, c’est sûr; dans le drame (…), on aurait peut-être pu se sauver (…). Dans la tragédie, on est tranquille (…). On est tous innocents en somme! C’est reposant parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir (…), qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat. Dans le drame, on se débat parce qu’on espère s’en sortir, c’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit (…), il n’y a plus rien à tenter, enfin » 56. Bien des héros de King paraissent ainsi faits comme des rats, et aller vers leur mort inéluctable.

On peut aussi penser que d’autres, qui n’ont pas renoncé à toute initiative, chercheront des raisons d’espérer. C’est ce que suggère aussi King: « L’horreur est de bien des façons une expérience optimiste et positive; c’est bien souvent grâce à elle que l’esprit tente de résoudre des problèmes qui ne sont pas forcément surnaturels, mais bien réels » 57.

Trois constatations peuvent être ajoutées en guise de conclusion.

La première est que, après avoir parcouru un certain nombre de critiques des ouvrages de King, je puis affirmer sans trop de risque de me tromper que les jugements se répartissent en deux groupes58.

Il y a ceux qui apprécient les romans réalistes « à la Bachman »59, dans lesquels on trouve des hommes créateurs de soi et responsables, cherchant à vivre en harmonie avec les autres, plutôt que de simples exécutants exaltés ou résignés de desseins mystérieux.Des hommes humainement positifs, qui entreprennent des actions dues à leur seule initiative dans une société fermée qui cherche à les contraindre. C’est le tragique de l’individu de bonne volonté brisé par la société qu’ils apprécient. Les mêmes lisent volontiers les romans où les héros ont des pouvoirs particuliers, négligeant les forces qui se trouvent dans l’ombre, pour ne se délecter que de leur lutte contre les pouvoirs.

Il y a ceux qui apprécient les romans « métaphysiques » mettant directement aux prises les individus aux forces supérieures qui les dépassent. Leur plaît le sacrifice tragique de l’individu et de ses droits humains à une entité considérée comme infiniment supérieure. C’est le tragique de la destinée humaine, soumise à l’obéissance aveugle de l’ordre divin.

Quelques exemples de ces prises de position. « Carrie, l’adolescente anorexique, Cujo (…), l’enfant shining, son père psychopathe et le démon-barman, l’infirmière sadique de MISERY sont, à n’en pas douter, des caractères neufs, puissants, littéralement inoubliables. Mais leur force réside dans le fait qu’ils sont « comme nous », que ce ne sont que des « êtres normaux », susceptibles d’être croisés chaque jour dans la vie

« ordinaire » (…). En revanche, dès que King se retourne vers le monde des ténèbres, dès qu’il tente de traduire en mots le visage ineffable de ce que Lovecraft appelait « l’horreur cosmique », il rate sa cible (…). Détournons pudiquement notre regard de l’affligeante pauvreté des sagas héroïco-post-nucléaires commises par le Maître du Maine, tels les catastrophiques FLÉAU, TOUR SOMBRE et autres « pistoleros de sinistre mémoire » » 60.

Ou encore: « Avec LE FLÉAU version longue, un cran de plus a été franchi: au discours moralisateur s’ajoute désormais le sermon évangélique. Dieu devient le vrai héros de l’histoire. C’est lui qui résout tout quand l’auteur ne sait plus comment terminer son récit. Trop, c’est trop, je renonce » 61.

La seconde: on peut noter qu’il manque aux héros positifs la dimension collective. Ce sont des individualistes, des aventuriers qui construisent leur propre avenir en acceptant l’inconnu et ses risques. Au mieux l’aventure est vécue dans un groupe restreint, comme dans IT, avec un projet concernant ce groupe.

Ce qui fait l’intérêt de THE STAND, où, hors mission divine, des hommes de bonne volonté essaient de s’organiser au mieux, c’est la mise en rapport des membres d’un groupe réuni par hasard, mais reliés entre eux par un but collectif commun. Il ne s’agit plus d’une lutte individuelle fragmentaire, mais bien d’une association où chacun apporte sa contribution à l’édifice commun. Pendant une période d’une dizaine d’années, entre la première édition tronquée et l’édition complète, King a eu en filigrane dans son esprit ce beau récit, sociologiquement passionnant, de l’édification d’une démocratie purifiée. Il aurait pu créer l’utopie. Des hommes ne luttant plus contre des pouvoirs disparus et édifiant ensemble, dans la solidarité. Mais il ne l’a pas fait: toujours le pessimisme chrétien sur la nature humaine. Et ses conclusions ne sont pas des plus optimistes.

Depuis, ses hommes positifs ont cessé toute lutte globale, au profit d’actions particulières intéressantes, mais limitées: femmes battues, avortement, autorités policières, condition carcérale. Une solidarité minimale.

Enfin la troisième. Pour King, les hommes positifs sont du côté du bien ordinaire ou des forces de la Lumière. Cela peut faire illusion aux jeunes générations. Mais pour bien mesurer le recul de la pensée humaine positive en deux siècles, rappelons la célèbre formule de Montesquieu, que des professeurs plus confiants en l’avenir des hommes proposaient naguère aux lycéens égarés dans leurs petits problèmes personnels: « Je préfère ma famille à ma patrie, ma patrie à ma famille, et le genre humain à ma patrie ». .Cette maxime du Siècle des Lumières est devenue le négatif du comportement humain ordinaire. Aujourd’hui, elle ne peut que faire rire…

Pas le rire radieux d’Apollon. Mais le rire sinistre de Dionysos.

Annexe.

RÉCAPITULATIF DES QUALITÉS DE QUELQUES HOMMES POSITIFS.

1. DEVENIR ADULTE.

Sue Snell.

Accepter la sanction méritée.

Ne pas blesser les autres.

Ne pas se conformer aux autres.

Ne pas devenir un produit standard.

Chris Chambers.

Ne pas se laisser tirer vers le bas.

Faire la paix.

2. LA MAÎTRISE DES COMPÉTENCES.

Bill Norton.

Des types sur qui on peut compter.

De la bonne ouvrage.

Kenny Guilder.

Un homme bon.

Ne pas être un truand.

3. LA CONQUÊTE DE SON DESTIN.

Sandra Stansfield.

Se fier d’abord à soi-même.

Ne pas se laisser aller.

Prendre sa vie en main.

Andy Dufresne.

Continuer à vivre.

Ce dont un homme est capable, avec la volonté.

Ce n’est pas un bout de papier qui fait un homme.

Se préparer au pire.

En avoir.

Ne pas perdre de vue ses bonnes intentions.

4. LA TÂCHE DE FORMATION.

Rita Desjardin.

Évaluer ses actes.

Est-ce que cela vous arrive de penser?

Tenter de comprendre.

Matthew Burke.

Faire en s’y donnant tout entier.

La peur pour les autres.

Ne pas se borner à une vie intellectuelle académique.

John Delavan.

Admettre le compromis.

Payer ses erreurs quel qu’en soit le prix.

5. LA NÉCESSAIRE SOLIDARITÉ.

Ruth McCausland.

Progresser dans ce qu’on fait.

Se rendre utile.

Tout se résume à la confiance.

Le bonheur, l’opposé de la tristesse, de l’amertume et de la haine.

Anna Stevenson.

Vous pouvez être libre.

L’obligation morale d’aider.

Paul Edgecombe.

A défaut de se faire aimer, on ne se faisait pas détester.

On est tous responsables.

C’est comme ça tous les jours, partout dans le monde.

S’y atteler même si c’est douloureux.

On l’a fait du mieux qu’on a pu.

6. LA LUTTE CONTRE L’ARBITRAIRE

DES POUVOIRS POLITIQUES.

Stu Redman et Frannie Goldsmith.

Notre foutue conscience.

Les hommes ne sont pas des pions.

Ne pas créer un monde fou.

Irv Manders.

Lutter contre l’arbitraire.

Faire appliquer les lois.

Andy Mac Gee.

Il y a de bonnes mauvaises actions.

Faire de son mieux.

Johnny Smith.

Le refus d’être le fossoyeur des rêves.

Faire bouger le monde.

Faire pour le mieux.

Tuer l’inhumain s’il le faut.

 

Armentières, le 12 novembre 1997.


1 En exergue du prologue de ROADWORK 1981, Richard Bachman, éd. fr. CHANTIER Albin Michel 1987, page 9.

2 THE TALISMAN 1984, Stephen King & Peter Straub, éd. fr. LE TALISMAN DES TERRITOIRES Robert Laffont 1986.

3 La Cosmogonie de King dans THE TALISMAN, Steve’s Rag n° 15, juillet 1997.

4 Une définition des ordres a été proposée dans mon étude Les humains et les ordres, in The Green Mile, Steve’s Rag hors-série n° 2, pages 13/6.

5 THE STAND 1990, the Complete & Uncut Edition, éd. fr. LE FLÉAU, Lattès 1991.

6 DESPERATION 1996, éd. fr. DÉSOLATION, Albin Michel 1996.

7 Le conflit entre le Bien et le Mal « est la pierre de touche de la religion chrétienne », DANSE MACABRE 1981, éd. fr. tome.1. ANATOMIE DE L’HORREUR , éd. du Rocher 1995, page 91.

8 INSOMNIA 1994, éd. fr. INSOMNIE, Albin Michel 1995.

9 « Ses meilleures nouvelles nous font appréhender l’immensité de l’univers où nous demeurons et suggèrent l’existence de forces obscures et assoupies dont le moindre soupir suffirait à nous détruire », in ANATOMIE DE L’HORREUR , éd. du Rocher 1995, page 77.

10 THE STAND, op. cit.

11 DESPERATION, op. cit.

12 Dix mois avant les événements présents.

13 INSOMNIA, op. cit.

14 C’est volontairement que n’a pas été utilisé le vocabulaire particulier -michrone, machrone, etc, employé par King dans INSOMNIA. Ceux qui connaissent l’ouvrage traduiront spontanément. Ceux qui ne l’ont pas lu comprendront du moins l’essentiel.

15 Sur le rôle du shaman, une des premières autorités religieuses, voir Michel Perrin, LE CHAMANISME, 1995, PUF ? n° 2968.

16 Comme dans THE STAND: Toute chose obéit au Seigneur. Ne crois-tu pas que l’homme noir lui obéit aussi?  » dit Abigaël (page 512); ou DESPERATION, où Tak obéit aux ordres de Dieu.

17 « Les valeurs narratives sont déterminées par l’esprit humain qui leur sert de filtre et (…) l’esprit d’un écrivain est le produit de son milieu autant que de sa personnalité », in PAGES NOIRES, page 102.

18 Il va de soi qu’il est impossible d’expliquer ou de comprendre exhaustivement un individu, en tenant compte de toutes les données de son existence, dont un grand nombre échappent à l’investigation. Toute vie humaine est une synthèse unique. Une explication, pour éclairante qu’elle puisse être, est toujours une trahison.

19 Rappelons qu’une cosmogonie est une explication, mythique ou à prétention scientifique, tendant à définir un certain ordre du monde, ordre appelé cosmos par rapport au chaos primitif.

20 Ce qui se traduira dans la réalité par le contrôle le plus strict possible de l’URSS -guerre froide- et par l’accroissement de l’hégémonie -l’impérialisme?- américain sur la planète.

21 In ANATOMIE DE L’HORREUR, op. cit., page 177.

22 Si elles ont été contestées en France, elles l’étaient par des habitudes culturelles. Les oppositions subsistent d’ailleurs encore. Économiquement, il n’y a pas eu de résistance au modèle américain. Même les Russes se complairont dans l’après-guerre à étaler leur nouvelle prospérité économique dans les revues de propagande destinées aux pays occidentaux.

23 In ANATOMIE…, op. cit., page 17. Il ajoute ironiquement: « toutes les histoires courtes sont formidables »…

24 Je ne m’avancerai pas sur le terrain délicat des personnages masculins positifs idéalisant les traits du père absent.

25 In NIGHT SHIFT 1978, éd. fr. DANSE MACABRE, Lattès 1980, Avant-propos, page 23.

26 In ANATOMIE…, op. cit., chapitre 4.

27 In THE EYES OF THE DRAGON 1984 & 1987, éd. fr. LES YEUX DU DRAGON Albin Michel 1995, pages 378/9.

28 On les trouve aussi bien dans les religions du Proche-Orient qu’en Asie, comme par exemple le confucianisme, six siècles avant l’ère chrétienne. Si on laisse de côté comme périmées les relations hiérarchisées entre les individus -sociétés féodales obligent-, pour K’ong fu tseu, la bonne entente entre les hommes est réalisée par la vertu de l’équité (yi), l’effort constant vers la perfection (tao tö), assurés par la pratique des vertus humaines dans les rapports sociaux: le sentiment de la dignité humaine, le respect de soi, la sincérité, la bonne foi, la probité, la bienfaisance, etc. Le respect de ces vertus garantit le bon fonctionnement de l’univers. On n’insiste guère sur ces traditions qui expliquent pourtant en grande partie la qualité remarquée des travailleurs du Sud-Est asiatique.

29 In ANATOMIE… , op. cit., page 189.

30 In PAGES NOIRES, op. cit., page 206.

31 On a oublié le succès de la thèse soutenue par Teilhard de Chardin dans l’immédiate après-guerre: le « phénomène humain » apparaît comme une immense histoire orientée vers l’émergence de la conscience et de la spiritualité. Le point ? (Oméga) serait atteint à la fin de l’évolution naturelle et coïnciderait avec la fusion de l’humain et du divin. Voir Œuvres, éditions du Seuil.

32 Car la révolte estudiantine s’est bien vite estompée avec l’apparente libéralisation qui a suivi la crise. Ont suivi l’époque du « cocooning » et du « moi d’abord »…

33 Le cas de THE STAND est différent, puisqu’il s’agit là d’une société qui n’existe plus et qui est à reconstruire.

34 In interview de Martin Cohen, KING, Les Dossiers de Phénix 2, éd. Lefrancq, Bruxelles 1995, page 40.

35 Et non pas à se construire soi-même. C’est le contraire de ce que prétendait Jean-Paul Sartre affirmant que l’existence précède l’essence. Il faut revoir dans cette perspective le début du § 1.3.

36 Op. cit., chapitre 5.

37 In Le fantastique chez Stephen King de Jacques Van Herp, in KING, Les Dossiers de Phénix 2, op. cit., page 111.

38 In PAGES NOIRES, op. cit., page 136.

39 In interview de Martin Cohen, op. cit., page 65.

40 Même si certaines de ces fondations ne sont pas tout à fait désintéressées, il n’en demeure pas moins qu’elles existent: « Je suis mortellement effrayé à l’idée d’avoir une crise cardiaque. Seule une intervention rapide peut alors vous sauver. Pas question d’y penser si, faute d’une unité de soins, il faut vous transporter à Boston ou à New-York », in Qui est Stephen King? de Jacques Van Herp, in KING, Les Dossiers de Phénix 2, op. cit., page 35. Pensons à Simenon, autre auteur populaire riche, qui avait équipé sa villa suisse d’une installation réservée à son usage personnel.

41 In interview de Martin Cohen, op. cit., page 66.

42 In interview de Martin Cohen, op. cit., page 60.

43 In PAGES NOIRES, op. cit., page 208.

44 « I view the world with what is essentially an old-fashioned frontier vision. I believe that people can master their own destiny and confront and overcome tremendous odds. I’m convinced that there exist absolute values of good and evil warring for supremacy in this universe – which is, of course, a basically religious viewpoint. And (…) I also believe that the traditional values of family, fidelity, and personal honor to have not all drowned and dissolved in the trendy California hot tub of the « me » generation. That put me at odds with what is essentially an urban and liberal sensibility that equates all change with progress and wants to destroy all conventions, in literature as well as in society », in PLayboy Interview, Eric Norden, juin 1983, cité par George Beahm , THE STEPHEN KING COMPANION, Warner éd., page 67.

45 In PAGES NOIRES, op. cit., page 207.

46 Friedrich Nietzsche, DE GEHURT DER TRAGÖDIE ODER GRIECHENTUM UND PESSIMISMUS 1871, trad. fr. LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE OU HÉLLENISME ET PESSIMISME, Gallimard 1940.

47 Nietzsche s’opposait ausi bien à Socrate qu’au christianisme, tous deux négateurs de la volonté de puissance de l’individu. De même qu’à toute culture pratiquant le culte de la raison et du raisonnable.

48 Pour un Grec, devenir apollinien impliquait de dompter son goût du monstreux et de l’atroce, survivance de la démesure asiatique qui marquait encore le peuple grec: la grandeur de l’homme était de lutter contre cet atavisme, lointaine survivance des invasions. On trouve aussi bien dans les mythes grecs la théogonie lumineuse des Olympiens que la sombre théogonie cruelle et inhumaine des dieux primitifs et des Titans.

49 Voir sur cette question mon étude Derrière la porte, in Steve’s Rag, n°14, avril 1997, page 13.

50 IT, op. cit.

51 NEEDFUL THINGS 1991, éd. fr. BAZAAR, Albin Michel 1992.

52 FOUR PAST MIDNIGHT 1990, éd. fr. MINUIT 2 MINUIT 4, Albin Michel 19913-The Library Policeman, le policier des bibliothèques.

53 THINNER 1984, Richard Bachman, éd. fr. LA PEAU SUR LES OS Albin Michel 1987.

54 La richesse d’un auteur est de susciter des réactions multiples: on ne s’étonnera donc pas de trouver un avis différent sous la plume de Benjamin Jakmakian, La volonté et/ou la foi en soi chez King: une arme, in Steve’s Rag, n°16, octobre 1997, page 5.

55 Ce qui explique qu’on rencontre de plus en plus de gens déboussolés et sans repères à la recherche de gourous ou de spiritualité.

56 Jean Anouilh, NOUVELLES PIÈCES NOIRES, Table Ronde éd. 1946, page 166.

57 In ANATOMIE…, op. cit., page 110.

58 La lecture de l’ouvrage collectif KING, Les Dossiers de Phénix 2, op. cit., est particulièrement significative. Une quinzaine d’auteurs écrivent librement sur King des études d’intérêt et de longueur variables, mais où ces oppositions sont profondément marquées.

59 A la manière de …, faudrait-il écrire. Car des romans signés King, comme CUJO, JESSIE ou DOLORES CLAIBORNE sont des Bachman, ou inversement, signés Bachman sont des King: THINNER et THE REGULATORS.

60 Stepken King, l’enfant mort, d’Yvon Godefroid, in KING, Les Dossiers de Phénix , op. cit., pages 93/4.

61 Stephen King ou la lumière perdue, de Serge Brussolo, in KING, Les Dossiers de Phénix , op. cit., page 314.





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