Stephen King & la Quete
(Roland Ernould)
Thème initiatique par excellence, le mythe de la quête est ancien comme l’humanité. Le personnage du héros rédempteur et de ses combats (lutte contre les monstres, les obstacles en apparence insurmontables, les énigmes à résoudre) et certains aspects mystérieux des choses à accomplir impressionnèrent toujours les esprits.
On cite souvent, comme exemples de quête, celle de la Toison d’or, conduite par Jason et celle du Graal, par les chevaliers de la Table Ronde. King s’est inspiré de la première avec le personnage de Jason dans Le Talisman, fils de roi tué par un adversaire et dont le double terrestre est Jack. Cependant s’il cite à de nombreuses reprises des personnages ou des épisodes du Graal dans ses romans1, il n’y fait pas d’allusion à la Toison. Mais c’est surtout la quête des hobbits dans Le Seigneur des Anneaux de Tolkien qui a exercé l’influence primordiale: le nombre de ses citations dans les ouvrages de King est bien supérieur à celui de la quête du Graal.
Le mythe de la Toison d’or.
Jason, fils de roi banni, devenu adulte (il a été élevé par le centaure Chiron), réclame son trône à l’usurpateur. Celui-ci annonce qu’il le lui rendra si Jason fait la preuve de ses mérites en rapportant la toison d’or d’un bélier divin, gardée par un dragon, en Colchide, loin de la Grèce. L’usurpateur pense évidemment que Jason ne reviendra pas de cette expédition. Jason entreprend le voyage et la quête avec l’aide d’Argos, qui lui construit un grand navire, l’Argo, le rapide (d’où le nom « argonautes » donné à ses compagnons). Après de nombreuses péripéties, aidé par la magicienne Médée, il tue le dragon et ramène la Toison.
Cette toison, dans l’imaginaire ancien, correspondait à des trésors supposés cachés en Colchide, qui excitaient la convoitise des chefs grecs. En littérature, elle a signifié longtemps un objet précieux, conquis au prix de multiples dangers. Mais historiquement sa symbolique a pris un sens plus complexe. Le psychanalyste Jung2 y voit le symbole de la conquête de l’impossible, d’un ancien trésor qui ne serait plus matériel, mais spirituel. Une sorte de rêve irréalisable comme on le trouve plutôt dans la quête du Graal. Toujours selon Jung, le dragon qui garde la toison est symboliquement l’image de nos énergies les plus primitives. Il représenterait les pulsions, les complexes, les forces refoulées qui mènent une vie ancienne et cachée et se manifestent inopinément sous des aspects archaïques menaçants et déstabilisateurs. La victoire sur notre dragon intérieur permet de récupérer nos énergies vitales perturbées et de pouvoir les utiliser en leur plénitude dans la conduite de notre vie.
En elle-même, la quête, qui a conduit Jason dans tous les pays connus de l’Europe, nous fait finalement moins rêver que celle du Graal. Jason voulait conquérir sa royauté en même temps que la toison, comme nous souhaitons maîtriser nos pulsions primitives: somme toute, être plus performants, ce qui n’est pas négligeable. Mais la quête du Graal est l’aventure suprême, qui convient mieux à une exaltation spirituelle comme celle que King propose à ses héros, éloignés des buts peu élevés que sont le pouvoir et la richesse.
La quête du Graal.
La Queste del Saint-Graal, roman allégorique et mystique, fut réécrit par un abbé de Citeaux, à partir des légendes celtiques païennes. L’abbé s’efforça de montrer l’effort du chrétien luttant contre le mal et défendant la cause de Dieu contre l’Ennemi, nom donné au Diable au Moyen-Age, ainsi que dans Le Fléau.
Tous les Chevaliers de la Table Ronde ont eu des aventures significatives qui les écartèrent de la route du Graal, c’est-à-dire de Dieu. Il y a eu ceux qui se laissèrent corrompre sans comprendre l’appel mystique. D’autres se perdirent par leur goût de l’aventure, comme Yvain, ou par leur orgueil, comme Gauvain, ou leur naïveté, comme Perceval. Il y eut le meilleur chevalier du monde, Lancelot du Lac, l’image de l’homme à la recherche perpétuelle de la Lumière, mais qui s’emprisonne dans les ténèbres par l’impardonnable péché d’adultère. Et enfin apparut Galaad, le fils de Lancelot, l’enfant, le pur, le libérateur, accompagné de l’espérance d’un monde meilleur que les hommes vont retrouver. Comme le Pistolero3, il est accueilli par des salutations de joie: « Sire, soyez le bienvenu. Si longtemps nous vous avons attendu ». Galaad symbolise ainsi l’homme qui s’élève, par la pratique austère du devoir et du sacrifice, à la purification de l’âme au-dessus des faiblesses du cœur -sorte d’équivalent de la perfection chrétienne liée aux souffrances de la Passion du Christ. Et quand Galaad contemple enfin le vase du Saint-Graal, il le fait dans une extase qui symbolise le bonheur mystique: seuls les purs sont admis à cette grâce suprême.
La quête du Graal est ainsi dotée d’une symbolique plus riche que celle de la Toison d’Or: renaissance initiatique, émergence d’un homme nouveau après l’épreuve difficile. Mais aussi révélation spirituelle, recherche de l’absolu. Selon Jung, le héros accéderait à un niveau supérieur qui lui donnerait la plénitude intérieure par la sublimation des sens. En schématisant davantage, on pourrait écrire que si le mythe de la Toison d’Or signifie la conquête de soi-même, la conquête du Graal permet d’accéder à une vérité d’un autre ordre que le terrestre, à un absolu qui dépasserait notre insuffisante condition pour atteindre une sorte de fusion cosmique.
On se rend compte que quand Jack/Jason entreprend la quête du Talisman, il le fait plus dans l’esprit de Galaad que dans celui de Jason.
Les fonctions de la quête.
Elle obéit d’abord à des exigences divines: « Dieu ne vous a pas réunis pour former un comité ou une communauté », dit mère Abigaël dans Le Fléau. « S’Il vous a amenés ici, c’est uniquement pour vous envoyer plus loin, pour entreprendre une quête. Il veut que vous tentiez de détruire ce Prince noir, cet Homme des lieues lointaines » (p. 933).
Elle symboliserait ensuite, comme le suggérait Jung, la plénitude intérieure que les hommes ont toujours recherchée. Le sociologue Glen affirme ainsi dans Le Fléau que la quête permet d' »acquérir la force et la sainteté par un processus de purge. L’évacuation des choses est symbolique, vous savez. Talismanique. Lorsque vous évacuez des choses, vous évacuez aussi les parcelles de moi symboliquement attachées à ces choses. Vous entreprenez une sorte de nettoyage » (p. 1068). Simultanément l’esprit, libéré de ses vaines préoccupations, dispose de toute son énergie pour l’action4.
La quête des hobbits.
Celui qui a influencé le plus King est sans conteste J.R.R. Tolkien et ce n’est pas par hasard si, dans l’avant-propos de Danse Macabre, il cite à trois lignes d’intervalle Beowulf et Tolkien (p. 15). La saga de Beowulph a passionné King comme précédemment Tolkien. Le poème anglo-saxon créant le type idéal du héros germanique du Haut Moyen-Age, roi pourfendeur d’ennemis comme premier serviteur de son pays, avait tout pour plaire à ce professeur tranquille épris de légendes et de langues anciennes nordiques. Tolkien en a tiré la conception d’un univers mêlant l’idyllique à l’horrible, peuplé de créatures à la magie créatrice ou destructrice: Elfes, Ents, Gobelins, Orques… Cette saga fantastique et complexe est le terrain de plusieurs quêtes, périlleuses à souhait, fondatrice d’une nouvelle mythologie.
On connaît bien la quête de Frodon le hobbit. Moins celle de Bilbo, son oncle, dans Bilbo le Hobbit. Ce ne sont pas les premières que Tolkien ait envisagée. Déjà en 1917, sur son lit d’hôpital pendant la première guerre mondiale, il écrivit un premier récit du Livre des Légendes Perdues, l’histoire de Hurin où il imagine le combat du héros contre un énorme dragon qui rappelle à la fois la Toison d’Or et Beowulf. Puis la quête de Beren et de Lúthien pour conquérir un des Silmarils que détient Morgoth5. Ces diverses quêtes manifestent, dans des univers totalement différents du nôtre, le désintérêt pour les biens matériels, le courage, la soif de connaissances, l’accomplissement de soi de Galaad le pur. On y trouve d’autres points communs: Tolkien, qui, enfant, a perdu ses parents, est hanté par la mort, comme l’est King, marqué à vie par la mort de sa mère cancéreuse et la peur de la maladie. Comme King, il a été influencé religieusement, et leurs quêtes seront toujours situées dans la perspective du Bien et du Mal.
Les quêtes kingiennes.
C’est dans les nouvelles du premier tome de la Tour Sombre qu’est utilisé le mythe de la quête, la plus célèbre de King, celle de Roland de Gilead à la recherche de la tour. Le premier roman qui utilise le thème d’un groupe attelé à une tâche cosmique est Le Fléau. Le Talisman marie les deux, partant de la recherche solitaire d’un enfant, auquel s’adjoindront ensuite des compagnons. Une quête est évoquée à la fin de Les Yeux du Dragon6. Puis les quêtes de groupes se succèdent à intervalles irréguliers, intercalées avec d’autres œuvres aux sujets complètement différents: Ça, pour la destruction de ÇA; Insomnie, pour empêcher la disparition d’un enfant; Désolation, pour détruire Tak. Tous publiés parmi d’autres œuvres non cosmiques, simultanément ou en alternance avec les deux autres volumes de la Tour Sombre, cycle tout entier marqué par le thème de la quête.
Le scénario des quêtes.
Ces quêtes, marquées par le ka, le destin, commencent par une phase de recherche d’informations. Les premières sont données lors d’une révélation: rêves, voix, incitations venant d’agents mystérieux sympathiques ou de prophètes5, accompagnés parfois du don d’objets magiques. « Trouve le Talisman, fiston (…). Trouve-le et ramène-le. Ça va être une sacrée galère. Mais il faut que tu sois plus fort que la galère et que tu assures comme un chef », ordonne Speedy, agent de la Lumière à Jack, successeur de Jason mort, fils de la Reine des Territoires, qui aurait dû normalement être chargé de la recherche (Le Talisman, p. 118).
Ainsi Roland a dû longtemps poursuivre l’homme en noir avant de pouvoir poser les questions décisives pour son destin: « Pose tes questions », dit l’homme en noir. « J’y répondrai dans la mesure de mon savoir. Tu y as droit: tu m’as rattrapé. Je ne croyais pas que tu y parviendrais » 8. Ces réponses sont difficiles à obtenir, car les forces adverses brouillent les pistes et compliquent le jeu.
Les quêteurs ont vite le sentiment d’être particuliers: « Je crois que nous avons été désignés. Pour quelque obscure raison, nous avons été choisis pour y mettre un terme définitif ». Ou: « Nous sommes attirés dans quelque chose. Nous avons été choisis, élus. Il n’y a là rien d’accidentel » (Ça, pp. 157 et 359). Ou encore Jack/Jason: « Une fois de plus Jack éprouva la sensation irréelle que l’ensemble de sa vie avait concouru à l’amener précisément à ce point » (p. 907). »Les destinées. Voilà de quoi il s’agit », explique Speedie. « Le Talisman t’a attiré ici, petit » (p. 906).
Les quêteurs avancent souvent dans le brouillard, « Comme une longue quête sans but -pas de Saint-Graal, pas d’épée magique fichée dans un rocher » (Le Fléau, p. 414). Ce qui paraît indiquer que, si les choses sont organisées par des puissances supérieures, encore faut-il que celui qui doit les réaliser soit en mesure de faire preuve de valeur, de déjouer les pièges tendus et d’être à la hauteur des enjeux.
Cette quête, parfois solitaire au début, s’organise dans un ka-tet, groupe lié par un destin commun, et partageant les mêmes buts et les mêmes intérêts. Les membres d’un ka-tet communiquent facilement entre eux: « Chacun de vous trois est capable de connaître la pensée des autres » (Terres Perdues, 4.19) et se sentent bien ensemble: « En le regardant, elle éprouvait une sensation paisible d’achèvement, de certitude, comme si ce moment avait depuis toujours été décidé par le destin » (Le Fléau, p. 509).
Enfin l’adversaire est sensible à la force d’un ka-tet uni. ÇA, qui subit l’assaut d’un ka-tet, pense: « S’ils ne s’étaient pas présentés ensemble, ÇA aurait pu les cueillir sans difficulté un par un ». « ÇA avait ressenti un menaçant accroissement de leur pouvoir lorsqu’ils s’étaient réunis ». Le ka-tet éprouve la même impression: « Nous nous sommes montrés capables, à un moment donné, d’exercer une sorte de volonté de groupe », constate un de ses membres, qui songera plus tard: « Foi et puissance, en était-il venu à croire, étaient interchangeables » 6.
Il en faut, car ils sont souvent dissuadés dans leur action par les forces mauvaises ou leurs agents, ou prévenus des dangers de leur quête: « Qui s’est jamais mis en quête de ce chien noir n’est oncques revenu. C’est ce que disait mon grand-père, et son grand-père avec lui! Personne!
– Le ka, déclara patiemment le pistolero, comme si cela expliquait tout (…).
– Oui, acquiesça la vieille femme, ce chien noir de ka! A -Dieu-vat! Tu feras ce que tu as mission de faire ». Et les quêteurs persévèrent, suscitant des espoirs épiques: « Voyez, le Blanc est de retour! Après les maux des jours maudits, le Blanc est de retour! Reprenez courage et relevez la tête, car vous avez vécu pour voir la roue du ka se remettre en branle » (Terres Perdues, 4.4 et 4.5.). A la fois conquérants et résignés: « Encore et encore, c’est ainsi que tout finit. Quêtes et routes toujours plus loin vous entraînent, et toutes pour aboutir au même endroit, sur des lieux d’exécution.
Sauf la quête de la Tour, peut-être » (Les Trois Cartes, II).
Par ailleurs, on peut constater que les groupes sont à dominante masculine, bien dans la tradition judéo-chrétienne, quand les femmes n’avaient pas les fonctions de chasseurs ou de guerriers. Le groupe qui va combattre Flagg est entièrement composé d’hommes. Les autres sont à forte dominante masculine, avec une seule femme, comme les ka-tet de Ça ou de La Tour Sombre. Il y a un progrès avec le roman plus récent de Désolation, où deux femmes participent à l’élimination de Tak. Le poids de la tradition chrétienne est suffisamment fort pour faire oublier l’existence mythique des Amazones… A quand un ka-tet féminin?
Il y a quête et quête: celle de Tolkien se situe dans un esprit de vaste solidarité, unissant non pas seulement des individus, mais des collectivités très différentes, qui collaborent pour le bien commun. Celle de King paraît à côté collectivement plutôt étriquée, liée à des perspectives limitées, se déroulant -romans cosmiques exceptés- dans l’indifférence générale ou l’incompréhension. Ceux qui ne sont pas concernés par la quête paraissent médiocres, repliés sur eux-mêmes, sans envergure. Il n’y souffle surtout pas l’ample esprit d’humanité de Tolkien. Ni le grand frisson cosmique et mystique du Graal.
Armentières, le 30 août 1998.
1 Autre exemple, Ralph est comparé à Lancelot, « un vrai chevalier de la Table Ronde », Insomnie, page 203. Les allusions concernant le Graal, la Table Ronde, le roi Arthur, Excalibur, l’épée magique, Merlin l’Enchanteur, des chevaliers comme Gauvain ou Lancelot, la forêt de Brocéliande sont nombreuses, éparpillées dans l’ensemble de l’œuvre.
2 Carl Gustav Jung, Introduction à L’Essence de la Mythologie, Payot 1953.
3.Roland de Gilead connaît de nom Merlin et les chevaliers de la Table Ronde (Le Pistolero, 2).
4.King entreprend une laborieuse explication par analogie avec la charge d’une batterie, Le Fléau, pp. 1068/70.
5.John Ronald Reuel. Tolkien, Le Silmarillion, Pocket # 2276; Contes et Légendes inachevées, trois volumes, Pocket junior, J 256/8.
6 Peter, enfin établi roi, reçoit son frère Thomas qui a beaucoup à se faire pardonner, et qui lui annonce son départ: « – Mais… pour aller où? -Poursuivre ma quête, dit simplement Thomas ». Cette quête est Flagg, « quelque part dans ce monde ou dans un autre » (p. 380). On la trouvera évoquée dans Terres Perdues.
7 Certaines quêtes s’accompagnent de conditions restrictives, qui compliquent les choses. Ainsi ce groupe qui doit passer les Rocheuses: « Ils suivaient à la lettre les consignes de mère Abigaël: Partez dans les vêtements que vous portez. N’emportez rien avec vous », Le Fléau, p. 1063.
8 Le Pistolero, 5. Le cas de Roland est « l’apothéose » de l’homme en noir, qui ne craignait pas les balles de Roland, mais autre chose: « Ce qui m’épouvante, c’est ton idée d’obtenir des réponses ».
9 Ça, dans l’ordre: pp.992, 993, 501, 889.