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Divers

Steve’s Rag 21 – La cosmogonie dans It

La Cosmogonie dans IT

(Roland Ernould)


“Une fois que l’on est lancé dans ce genre de merdier
cosmologique, on peut foutre en l’air tous les
manuels d’instruction”, la Tortue.


    IT est le plus complexe des romans de King, tant par sa construction habilement agencée, ses glissements dans le temps de l’enfance à l’âge adulte, que par le nombre exceptionnel des sujets conventionnels d’horreur qui sont utilisés. C’est un véritable catalogue, un inventaire presque complet des thèmes traditionnels qui peuvent exciter un amateur d’épouvante. Le procédé est habile: Ça, entité lovecraftienne maléfique, qui vit dans les profondeurs de Derry, n’a pas d’apparence terrestre. Chacun le voit selon ses propres frayeurs et images psychiques. Ça concrétise ces peurs sous la forme physique et le comportement correspondants aux images mentales. Après ce récapitulatif des multiples formes que peut prendre la peur -et décrites malheureusement avec ses excès habituels-, King n’aura plus grand chose à ajouter à sa collection de monstres et devra chercher d’autres sujets d’inspiration dans les romans qui suivront.

    Mais ce roman présente un autre intérêt sur le plan métaphysique, en faisant de larges emprunts aux mythes indo-européens, proche-orientaux et en annonçant le zoroastrisme d’INSOMNIA . Alors que la lutte habituelle entre le bien et le mal, les Ténèbres et la Lumière, ne comportent que deux antagonistes fondamentaux, la supériorité de l’un pouvant être provisoirement être en péril sans jamais être fondamentalement remise en cause (monothéisme), dans IT et INSOMNIA il y en a trois, suivant la triade zarathoustrienne.
    Avec cette étude seront achevées les analyses préalables des principaux romans métaphysiques, qui permettront, dans une synthèse qui paraîtra ultérieurement, de dresser un tableau aussi complet que possible de l’évolution de la pensée cosmogonique de King.

1. LES PROTAGONISTES.

    “Qu’est-ce qui a décidé (…)? Le hasard? Le destin? Ça? Autre chose? Je l’ignore. Mais en tous cas certainement pas nous” (page 499).

    Peut-être la Tortue, aurait pu ajouter Mike. Car d’emblée King nous situe dans la mythologie extrême-orientale, avec des allusions à cette Tortue dès les premières pages. Ces citations sont nombreuses et parsèment tout le roman. Mais ce n’est que tardivement que le mythe nous sera révélé: “Avant l’univers, il n’y avait eu que deux choses. L’une était Ça même et l’autre la Tortue. La Tortue était une antique vieille chose stupide qui ne sortait jamais de sa carapace. Ça pensait que la Tortue était peut-être morte, morte depuis le dernier milliard d’années, à peu près. Même si elle ne l’était pas, ce n’en était pas moins une vieille chose stupide, et même si la Tortue avait vomi l’univers au grand complet, cela ne changeait rien” (page 982).

Ça, la force mauvaise sous une ville.

    “Je crois Ça capable de nous manipuler et de laisser sa marque sur les gens du fait qu’il est” (page 499). “Ça a laissé sa marque sur nous. Ça nous a imposé sa volonté, exactement comme Ça impose sa volonté sur toute cette ville, la semaine comme les jours fériés, même au cours de ces longues périodes où Ça dort, hiberne ou je ne sais quoi, entre ses périodes… plus actives” (page 500), constatent les héros de cette histoire.
    Ça est arrivé longtemps après que la Tortue se fût retirée dans sa carapace, ici, sur la Terre. Dans un fleuve de flammes, un jour, Ça est venu: “Quelle que fût la chose tombée du ciel en ce jour de temps si reculés, elle était venue d’un lieu bien plus loin qu’une autre étoile ou une autre galaxie” (page 721). Dans l’immense cratère ainsi creusé et comblé peu à peu par l’érosion au cours de millions d’années, Ça était “endormi peut-être”, “attendant la venue des hommes” (page 727) et la construction de Derry. Ça y dispose maintenant de divers lieux relais (les égouts, une maison, etc) à partir desquels il peut exercer ses actions maléfiques (page 829).

    Ça a découvert sur la Terre une nourriture plus goûteuse grâce au fait que sur cette planète la qualité de l’imagination est exceptionnelle et donne “une grande richesse à la nourriture. Ses dents déchiraient des chairs raidies de terreurs exotiques et de voluptueux effrois” (page 982). Ça vit dans les profondeurs de Derry, avec un cycle de vingt-huit ans, fait d’un long repos “pour rêver” et d’un court réveil d’un an “pour manger””. “Ça voulait seulement manger, dormir, manger, dormir” (page 983). Derry était “son abattoir, les gens de Derry son troupeau” (page 982).

    Mais sa quiétude est troublée par un groupe de gamins attachés à sa perte. En effet, Ça jusqu’alors avait pu considérer la Tortue comme une puissance négligeable et se trouver sans rival: “Comment une créature de ce monde (ou de tout autre monde) pouvait-elle déjouer Ça, faire mal à Ça, aussi légèrement et brièvement que ce fût? Comment était-ce possible?
Et finalement quelque chose de nouveau avait surgi en Ça, non pas une émotion, mais une froide spéculation: et si Ça n’était pas seul comme il l’avait toujours cru?
S’il y avait un Autre?
Et si ces enfants n’étaient que les agents de cet Autre?” (page 984).
    Et Ça essaie de se rassurer: “Non. Il n’y avait pas d’Autre. Sûrement pas.” (page 984).
    Sans y parvenir: “Quelque chose que Ça n’avait pas prévu était également de retour: cette peur qui l’affolait et le taraudait… cette impression d’un Autre” (page 990).

Les apparences de Ça.

    Ça est un remarquable créateur d’épiphanies. Il a un “talent pour changer de formes”, mais dans chacune d’entre elles il doit suivre les lois de “cet univers: toutes les formes vivantes doivent respecter les lois des formes qu’elles habitent” (page 983). Ça se sert des peurs de chacun pour leur dresser “des miroirs qui renvoyaient au spectateur terrifié ce qu’il y avait de plus épouvantable au fond de son esprit” (page 991). A plusieurs reprises, des récapitulations des apparences créées sont faites: “Le clown commença à s’estomper, à se délaver, et ce faisant il se transforma. Eddie vit le lépreux, la momie, l’oiseau; il vit le loup-garou et un vampire (…); il vit la créature de Frankenstein, et quelque chose de charnu faisant penser à un coquillage, qui s’ouvrait et se fermait comme une bouche; il vit une douzaine d’autres choses épouvantables, il en vit des centaines” (page 755).

    Par exemple, l’Araignée. “Ça descendait à toute allure le rideau arachnéen de sa toile, araignée de cauchemar venue d’au-delà du temps et de l’espace, d’au-delà de ce qu’aurait pu imaginer l’esprit enfiévré du dernier des pensionnaires de l’enfer” (page1025). Mais cette forme n’est qu’une apparence, Ça se montrant aux hommes sous la forme la plus adaptée à leur imaginaire individuel propre.
    Ou image collective. Ça “n’est pas non plus une araignée, mais cette forme ne fait pas partie de celles que Ça a puisées dans nos esprits; c’est simplement la plus proche de celles que nos esprits peuvent concevoir comme étant celle des lumières-mortes, de Ça, sa vraie forme” (page 1025). Ça se trouve “emprisonné” dans sa forme finale, celle de l’Araignée, du fait de “leur vision partagée, une vision voulue et sans paternité” (page 1025). C’est la forme qui cache l’ultime Ça, la forme qu’ils doivent combattre et si possible vaincre.
    Mais derrière cette ultime apparence de l’arachnéide, destinée aux humains, “il y a quelque chose, une forme que l’on peut presque voir comme l’on devine la forme d’un homme qui se déplace derrière un écran de cinéma pendant la projection, une autre forme, mais je ne veux pas voir Ça, mon Dieu je Vous en prie, ne me laissez pas voir Ça” (page 1024)

    Bill aperçoit cependant vaguement cette autre chose: en plongeant son regard dans les yeux de l’Araignée, “rouges, diaboliques, intemporels… et pendant un instant, il vit la forme sous la forme: les lumières, une chose rampante, poilue, interminable, faite de lumière et de rien d’autre, une lumière orange, une lumière qui singeait la vie” (page 1026). Il reverra une seconde fois cette vision: “une forme en dessous de la forme (…), quelque chose qui n’était que lumière démente” (page 1028).

    Enfin Ça est capable de se reproduire: “Ça est une femelle et cette femelle est grosse (…), une femelle grosse d’une inimaginable portée… et la mise bas est proche maintenant” (page 1026). Ultérieurement, Ça, avant de mourir, fuira et pondra une centaine d’?ufs qui seront détruits par le groupe.

La nature de Ça.

    Ça vit dans le “macronivers” (page 1030), lieu “à l’extrémité de l’univers”, où Ça existait, “noyau titanesque lumineux (…), une chose faite d’une lumière informe et destructrice; et là, il [un des garçons] serait soit miséricordieusement anéanti, soit laissé en vie pour l’éternité, dément et presque conscient, prisonnier de cet être affamé, homicide, sans fin ni forme” (page 1031).

    A Bill, Ça se présente comme “la Dévoreuse des Mondes”, “éternelle”, avec une apparence qu’un humain ne peut concevoir (page 1029). Elle se trouve dans des “ténèbres absolues, des ténèbres qui étaient tout, des ténèbres qui étaient le cosmos et l’univers”, une “éternité” “noire” dans laquelle on est “perdu pour toujours, incapable à tout jamais de trouver le chemin du retour et condamné à errer dans les ténèbres” (page 1030), les lumières-mortes. Richie les perçoit comme une “grande lumière aveugle” qui flamboie et se déplace derrière “une barrière, quelque chose avec une forme étrange, non géométrique, que son esprit ne pouvait saisir”, qu’il traduit comme celle d’une “colossale paroi de pieux de bois fossilisés” (page 1043) et dont il perçoit la voix, “totalement étrangère à son oreille, émettant des syllabes qu’aucune gorge et langue humaine n’aurait pu reproduire” (page 1032). Et Ça le menace: “Attends les lumières mortes!!! Tu les verras et tu deviendras fou… mais tu vivras… tu vivras… tu vivras à l’intérieur… en dedans de moi” (page 1032).
    “D’une manière mystérieuse, le Ça-Araignée et le Ça qui se désignait lui-même comme les lumières mortes étaient liés. Quelle que fût la chose qui vivait dans les ténèbres, elle y était peut-être invulnérable… mais Ça se trouvait également sur la terre, sous Derry, dans un organisme physique. Aussi repoussant qu’il fût, à Derry, la présence de Ça était physique… et ce qui était physique pouvait être tué” (page 1033).

    Grièvement blessé par le groupe, Ça doit envisager l’impossible: “Peut-être après tout, Ça n’était pas éternel? . Peut-être devait-il envisager l’impensable?” (page 1058). Et, en effet, l’Araignée mourra.

Les “marionnettes” de Ça .

    Il y a principalement Henry, le “gosse démoniaque” (page 85), agent du mal.et sa bande, dont Patrick, le psychopathe assassin de son petit frère (page 791), qui cherche sans cesse des créatures vivantes à tuer (chap. 17, 5); Al Marsh, le père “prédateur” ( 390) de Bev, qui la martyrise parce qu’il la convoite incestueusement (page 882): “Ça était bel et bien présent et ?uvrait par son intermédiaire” (page 877). A ajouter Tom, le mari brutal de Bev (page 962. Tous reçoivent matériels et directives.
    A Henri par exemple, les instructions sont données par “des voix de la lune (…). Elles viennent de la lune. Des tas de voix (…). Des tas, mais en réalité une seule. Ce sont ses voix” (page 892).
    Le matériel arrive par des moyens divers. Par exemple le couteau avec lequel Henri tue son père et, près de trente ans plus tard, blesse grièvement Mike. Henri trouve le couteau à cran d’arrêt dans un colis dans la boîte aux lettres familiale, signalé par un ballon insolite, l’ouverture spontanée de la boîte aux lettres, dévoilant un colis nominatif dans la boîte alors que le facteur n’est pas encore passé (page 922). Henry tue son père avec le couteau; ensuite le couteau disparaît.         Quelques dizaines d’années plus tard, Henry s’échappe de la prison où il se trouvait: “Juste à l’entrée de Derry, j’ai entendu cette voix. J’ai regardé dans une bouche d’égout. Y avait ces frusques. Et le couteau. Mon vieux couteau.” (page 893). Après l’agression d’Eddy, le couteau qui aurait pu servir de pièce à conviction disparaît à nouveau (page 970).
    Ces agents maléfiques sont marqués par Ça de diverses manières: par exemple, le père de Bev apparaît ainsi à un gosse: il “vit quelque chose d’effroyable et d’inhumain sur le visage de Mr. Marsh, au point qu’il en eut des cauchemars pendant trois semaines; il voyait Mr. Marsh se transformer en araignée sous ses vêtements ” (page 882).

La Tortue, force positive.

    Après presque trente années, les enfants devenus adultes se réunissent et font le bilan du passé. Mike constate: “Tout ce que je sais, c’est qu’il existe une autre force -en tous cas il en existait une lorsque nous étions mômes- qui voulait que nous restions en vie pour faire le travail. Elle est peut-être toujours là” (page 870).

    “Il y avait quelque chose d’autre, ici. Bill le sentait par tous ses sens, odorat compris: une présence immense devant lui dans l’obscurité. Une Forme. Il n’éprouvait pas de peur, mais un sentiment d’émerveillement religieux: là se trouvait une puissance qui ridiculisait celle de Ça, et Bill eut seulement le temps de penser, de façon incohérente: Je vous en prie, je vous en prie, qui que vous soyez, souvenez-vous que je suis très petit” (page 1030).
    “Il se précipita vers la forme et vit qu’il s’agissait d’une grande tortue à la carapace constellée de couleurs éclatantes. Son antique tête reptilienne en surgit et Bill se dit qu’elle devait éprouver une vague surprise méprisante pour la chose qui l’avait propulsée là. On lisait la bonté dans les yeux de la Tortue . Bill songea qu’elle devait être la chose la plus vieille que l’on puisse imaginer, infiniment plus vieille que Ça qui prétendait pourtant être éternel” (page 1030). Dans sa retraite, “puits profond de plusieurs éternités” (page 1035), elle est de dimensions considérables: “La carapace de la Tortue paraissait ne jamais vouloir se finir (…). Il eut le temps d’observer ses chairs gigantesques et anciennes, le temps d’être frappé par les ongles puissants qui terminaient ses pattes-ongles d’un étrange jaune bleuâtre dans chacun desquels il vit tourbillonner des galaxies” (page 1031).
    Ça, son antagoniste, dit d’elle qu’elle est “stupide, trop stupide pour mentir” (page 1038). Elle parle télépathiquement à Bill: “Je suis la Tortue, fils. J’ai fait l’univers, mais je t’en prie, pas de reproches; j’avais mal au ventre” (page 1030).
    La Tortue, qui est la veilleuse (page 1031), se manifeste de diverses manières. De manière allusive aux enfants du Club des Ratés, (couvercle de boîte (page 19); dessin sur le trottoir à la craie (page 520), etc. Le plus souvent sous forme de suggestions diverses aux mêmes enfants devenus adultes (pensées fugitives diverses, la voix de la Tortue). Seul Mike Hanlon, demeuré à Derry, subit une action plus directe. Il est devenu “le veilleur” du groupe (page 154): “Je suis le seul à entendre la voix de la Tortue, le seul qui se rappelle, car je suis le seul à être resté à Derry” (page 156).
    Alors que Ça donne des instructions ou des ordres impératifs, la Tortue formule des sug- gestions. La différence est fondamentale. Pour Ça les humains sont des objets, utilisés avec mépris; pour la Tortue, ce sont des collaborateurs auxquels il convient de laisser la plus grande initiative possible, en ne les secondant qu’à la toute dernière extrêmité, quand c’est vraiment nécessaire.

Faire d’abord ses preuves.

    Ainsi quand Bill lui demande de l’aider, la Tortue refuse: “Je ne prends pas parti dans ces questions” (page 1030). A ses supplications (“Je t’en prie, tu es bonne, je sens et crois que tu es bonne et je t’en supplie… Est-ce que tu ne peux m’aider, s’il te plaît?” (page 1031), la Tortue répond : “Tu sais déjà ce qu’il faut faire. Il n’y a que Chüd. Et tes amis” (page 1031). Et Ça peut alors ironiser: “La rencontre avec mon amie la Tortue t’a-t-elle fait plaisir? Je croyais que cette vieille conne stupide était morte depuis longtemps, et pour le bien qu’elle t’a fait, il aurait pu tout aussi bien en être ainsi, crois-tu donc qu’elle aurait pu t’aider?” (page 1032).
    Cependant la Tortue encourage Bill quand c’est utile: “Tu t’en sors pas mal, fils, mais bientôt il sera trop tard”. Elle lui rappelle le rituel de Chüd, qu’il avait oublié: “Mords si tu veux, mords si tu l’oses, si tu peux avoir ce courage, si tu peux le supporter… mords dedans, fils!” (page 1033). Et quand, grâce au rituel symbolique de Chüd transposé sur le plan de l’imaginaire, Bill arrive à dominer Ça, la Tortue le félicite: “Pas si mal, fils, mais il faut finir le travail maintenant; ne laisse pas Ça s’échapper” (page 1035). Par ailleurs, après le combat, Bill ne bégaiera plus: c’est en arrivant à se vaincre lui-même (prononcer une phrase difficile, avec ici un effet magique) qu’il est arrivé à dominer Ça, parce qu’il s’est dominé lui-même (page 1030).

    Comme l’Araignée, la Tortue ne semble pas être immortelle. Non seulement Ça a affirmé à Bill que son “amie la Tortue est morte il y a quelques années” (page 1038), mais elle n’apparaît pas lors du deuxième affrontement du groupe devenu adulte avec l’Araignée, au grand désespoir de Bill: “la Tortue est morte oh mon Dieu la Tortue est vraiment morte” (page 1040). Mais cet appel à la Tortue en invoquant une autre divinité plus familière ne sera pas vain. “L’Autre” viendra remplacer la Tortue défaillante.

L’être suprême.

    “La Tortue parla dans la tête de Bill, et Bill comprit sans trop savoir comment qu’il existait encore un Autre et que cet Autre ultime demeurait dans le vide au-dessus de celui-ci. Cet Autre ultime était peut-être le créateur de la Tortue, laquelle veillait, et de Ça, lequel seulement dévorait. Cet Autre était une force au-delà de l’univers, un pouvoir au-delà de tous les pouvoirs, l’auteur de toute existence”. Ça n’était “peut-être rien de plus qu’un moucheron infime dans l’esprit de cet Autre” (page 1031).
    Quand Bill et Richie se battent contre Ça, “ce n’était pas avec leurs deux poings en réalité qu’ils frappaient; c’était avec leurs forces combinées, augmentées des forces de cet Autre; avec la force du souvenir et du désir, avec, au-dessus de tout, la force de l’amour et des souvenirs retrouvés de l’enfance” (page 1072).
    Quand l’Araignée est enfin tuée, Bill entendit “la voix de l’Autre; la Tortue était peut-être morte, mais quoi que ce fût qu’elle eût investie vivait.
“Fils, tu as été remarquable”.
Puis il n’y eut plus rien. La puissance disparut avec” (page 1073).

    L’appel de Bill à une autre divinité, qui paraît avoir réussi, était doublé simultanément par un autre appel de Mike sur son lit d’hôpital: “Mike ferma les yeux et pria pour que tout fût terminé. Il pria pour ses amis sous la ville, il pria pour qu’ils allassent bien, il pria pour qu’ils missent un terme à Ça” (page 1023).
    On peut ainsi remarquer que les prières adressées par les membres du groupe en cas de difficultés ne vont pas à la Tortue, dont ils ne connaissaient pas l’existence lors de leur première expédition et dont ils pensent qu’elle ne peut pas grand-chose pour eux lors de la seconde. Toutes les prières sont adressées à leur propre Dieu (l’Autre?): “Nous voici maintenant réunis, maintenant, songea-t-il à nouveau. Que Dieu nous vienne en aide. Maintenant ça commence vraiment. Je t’en supplie, mon Dieu, aide-nous” (page 669). ou “Mon Dieu, (…) , fais qu’il ne lui soit fait aucun mal” (page 981).
    A noter également que quand à la bibliothèque Mike doit faire face à Henry qui l’attaque avec le couteau donné par Ça, il le blesse grièvement avec un coupe-papier “avec les mots JÉSUS SAUVÉ écrits sur la manche. Un objet fragile, offert par l’Église baptiste dans le cadre d’une collecte de fonds” (page 891).

2. LE KA-TET.

    Ce terme n’est pas utilisé dans le roman (il est apparu la première fois dans le tome III de THE DARK TOWER ), mais la réalité est la même. Le groupe s’est choisi et se trouve élu: “Je crois que nous avons été désignés. Pour quelque obscure raison, nous avons été choisis pour y mettre un terme définitif” (page 157), dit Mike qui est celui qui a le mieux analysé la situation. Ou: “Nous sommes attirés dans quelque chose. Nous avons été choisis, élus. Il n’y a là rien d’accidentel” (page 359).
    De même, Ça les influence, leur fait peur, les intimide. Mais cette peur est réciproque, comme il va de soi entre des adversaires résolus en un combat douteux. “Ça a laissé sa marque sur nous. Ça nous a imposé sa volonté, exactement comme Ça impose sa volonté sur toute cette ville, la semaine comme les jours fériés, même au cours des longues périodes où Ça dort, hiberne ou je ne sais quoi, entre ses périodes… plus actives (…). Mais si sa volonté a de l’effet sur nous, notre volonté a également de l’effet sur Ça, à un moment donné” (page 500). Ça peut utiliser les circonstances, créer des aléas, mettre en place des gadgets avec les interdits les plus divers, fondamentalement il ne gouverne pas leur réel et ne sait pas comment contrer les interventions supérieures. Ainsi se mettent en place des combinaisons extrêmement complexes de mises en situation, qui ne peuvent se faire ou se défaire que suivant certains rites à caractère répétitif, où aucun accessoire ne doit manquer.

Sa force de groupe.

    Ça, qui subit leur assaut, pense: “S’ils ne s’étaient pas présentés ensemble, Ça aurait pu les cueillir sans difficulté un par un” (page 992). “Ça avait ressenti un menaçant accroissement de leur pouvoir lorsqu’ils s’étaient réunis” (page 993).
    Le groupe ressent la même impression: “Nous nous sommes montrés capables, à un moment donné, d’exercer une sorte de volonté de groupe” (page 501), constate Mike, qui songera plus tard: “Foi et puissance, en était-il venu à croire, étaient interchangeables” (page 889).
    “Sommes-nous assez forts, Bill? demanda-t-il. Sommes-nous capables de faire une chose pareille?” (page 1024).
    Ils le seront. Chacun des membres du groupe ressent cette force. Par exemple Eddie: “Il y avait eu quelque chose à l’?uvre à l’intérieur de lui, à l’?uvre à travers lui (…). Rien ne laissait supposer que cette force était maligne, mais son énorme force avait quelque chose de terrifiant. Comme s’il était monté sur un de ces engins de foire conçus pour donner des sensations fortes et s’était aperçu que c’était rééellement dangereux une fois installé dedans; impossible de faire quoi que ce soit, sinon attendre la fin du tour, advienne que pourra” (page 765). Attendre la fin du cycle: cycle et roue sont des notions importantes dans l’?uvre, sur lesquelles on reviendra ultérieurement.

    Bill le bègue est le chef naturel de la bande. “Richie ignorait le sens de termes comme “charisme” ou “magnétisme”, il sentait simplement que la force de Bill avait des racines profondes (…). Bill était bon. Stupide de penser une chose pareille (il la sentait d’ailleurs davantage qu’il ne la pensait), mais le fait était là. Bonté et force semblaient émaner de Bill. Il était comme le chevalier d’un de ces vieux films” (page 360).
    A noter que Bill ressent fortement le sentiment que non seulement il domine ses camarades, mais qu’il les utilise (il est le seul qui ait des raisons personnelles d’en vouloir à Ça qui a tué son frère). Il se trouve dans une situation psychologique similaire au Pistolero: “Il se servait d’eux, ses amis; il risquait leur vie pour venger son frère mort” (page 698). Mais simultanément il a le sentiment d’une tâche qui dépasse infiniment son seul désir de vengeance.

Sa foi.

    Les décisions du ka-tet ne sont pas prises rationnellement, à partir d’une analyse rigoureuse des faits. Le groupe vit dans une improvisation constante, sous l’emprise d’une “inspiration” aux deux sens du terme, religieux et “insight”.
    Les équipiers suivent Bill, le charismatique, celui qui les consulte, ne les écoute pas toujours, mais prend sa décision soudainement, parce qu’il est inspiré et qu’il sait: “”Tu ne peux pas savoir cela, Bill!” lui cria Beverly.
Il cria à son tour, furieux, à elle et aux autres: “Si, je le sais!”” ( page 949).

    L’essentiel pour le ka-tet est d’avoir la foi: foi en l’entreprise, foi dans les autres. Dès l’instant où un de ses membres faiblit, le groupe est en péril. Il ne parvient à triompher de Ça qu’en surmontant constamment ses défaillances. Ainsi, ce n’est pas l’objet ou le moyen utilisé qui a réellement de l’importance. Le rationaliste pur et dur rira à gros éclats de l’inhalateur d’Eddy mettant en danger un monstre de cinq mètres. En fait, ce n’est pas le contenu du pulvérisateur qui agit (H2O, un placebo), mais la foi dans le produit et la peur inspirée à l’adversaire par la force de conviction. Chacun peut ainsi s’appuyer, selon ses convictions et sa foi personnelle, sur tel objet, telle image ou telle formule qui l’a personnellement marqué.
    On comprend dès lors que lorsque le niveau de foi baisse, le tonus de l’adversaire augmente. La diminution de la foi et le doute entraînent immédiatement l’affaiblissement et le rejet de celui qui ne croit plus en ce qu’il est ou ce qu’il fait.

Qui l’inspire?

    “Ça comprenait vaguement que ces enfants avaient, d’une façon ou d’une autre, retourné ses propres instruments contre lui; que, par coïncidence, (certainement pas intentionnellement, certainement pas guidés par la main d’un Autre) et grâce aux liens formés entre sept esprits extraordinairement imaginatifs, Ça s’était retrouvé dans une zone de grands dangers” (page 992).
    Le gosse Richie pense à leur aventure en cours de réalisation: “Qu’est-ce qui relève de notre initiative,là-dedans, et qu’est-ce qui vient d’ailleurs?
Il se dit que d’une certaine manière, cette idée avait quelque chose de réconfortant. Il était agréable d’imaginer que quelque chose de plus puissant que soi, de plus intelligent que soi, réfléchissait à votre place, comme les adultes font quand ils prévoient les repas, achètent les vêtements et organisent l’emploi du temps des enfants; et Richie était convaincu que la force qui les avait rassemblés, celle qui s’était servie de Ben pour leur faire connaître la cérémonie de la petite fumée, n’était pas la même que celle qui tuait les enfants. C’était une contre-force qui s’opposait à … Ça. Néanmoins il ne trouvait pas très agréable cette impression de ne pas contrôler ses propres actions, d’être dirigé, utilisé” (page 707).

La manipulation des agents.

    “C’est cependant Mike lui-même qui, des années plus tard, émit l’idée qu’aucun d’eux, peut-être, n’avait été le maître des événements au cours de cet été-là; et que si la chance et le libre-arbitre avaient joué un rôle, les leurs avaient alors été bien circonscrits” (page 648). L’exemple de la cérémonie de la petite fumée le montre bien.
    Certains Indiens, quand ils avaient à prendre une décision importante, creusaient un trou, le recouvraient de branches, se rassem- blaient dans le trou, allumaient un feu et attendaient que la fumée du feu leur inspire des visions. Presque toujours, la bonne décision était prise. Ben vient de trouver ces informations “dans un livre de la bibliothèque , la semaine dernière” (page 706).

    Ce récit ne peut prendre un sens immédiat que si on rassemble plusieurs données:
– a – un groupe avait dû se constituer;
– b – ce groupe devait avoir un problème sérieux à résoudre;
– c – ce groupe devait avoir dû se fabriquer un abri souterrain plutôt que la cabane habituelle;
– d – dans ce contexte le livre, à condition de l’avoir choisi, prenait son sens.
Or:
– a’ – le groupe s’est constitué électivement, avec une sorte de reconnaissance des élus: “Il y eut un silence et Richie regarda Bill. Il se rendit compte qu’ils le regardaient tous et il eut l’impression, une fois de plus” qu’ils attendaient de savoir ce qu’il leur fallait faire” (page 707).
– b’ – Richie “eut l’impression, une fois de plus, que l’histoire de la petite fumée de Ben était autre chose de plus qu’un exemple qu’on prend dans un livre pour ensuite jouer à l’apprenti chimiste ou au magicien. Il le savait, tous le savaient. C’était quelque chose qu’ils étaient censés faire” (page 707).
– c’ – “Tout ceci était-il censé arriver? Depuis le moment où Ben a eu l’idée du Club souterrain plutôt que la cabane, cela devait-il arriver?” (page 707).
– d’ – “Je parie que si on le lui demande, Ben nous dira que c’est tout juste si ce livre ne lui a pas sauté dans les mains. Comme si quelque chose avait voulu lui voir lire celui-ci et pas un autre, pour qu’il nous parle ensuite de la cérémonie de la petite fumée” (page 707).
    Il serait possible de multiplier les exemples, comme celui de la rencontre entre Ben, le groupe grâce à Bowers (page 648).

    “Il se rendit compte que le vote auquel ils avaient procédé était une farce. Il n’existait aucun moyen d’y échapper, il n’y en avait jamais eu. Ils avançaient sur des rails (…) solidement posés” (page 524). Comme les “marionnettes” de Ça, les membres du ka-tet sont des “pions contrôlés par des forces antagonistes”, comme le constate avec lucidité Bill (page 945).

Les objets magiques.

    Certains membres du groupe possèdent un talent particulier (d’ingénieur pour Ben; de tireuse à la fronde pour Beverly; d’imitateur vocal pour Richie, etc.) ou un objet, sorte de fétiche ou de bouclier protecteur qui joueront un rôle dans l’existence collective et assureront la mise à mort de Ça: entre autres, l’inhalateur d’Eddie ou le catalogue d’oiseaux de Stan. La force de ces objets quotidiens, mystiques ou magiques selon l’angle où ils sont considérés, vient de l’investissement affectif et de la foi en ces objets, et non de leur puissance propre. D’où la démonstration répétée de la toute puissance de l’imaginaire qui se trouve dans IT. La foi et la croyance, qui sont de l’ordre de l’affectif, l’emportent dès lors sur le rationnel et le déterminisme qui régit normalement les actions. Bev constate, mais ne s’étonne pas de voir une balle dévier de sa trajectoire fort opportunément pour elle. Les limites d’un projet rationnel ordinaire s’arrêtent aux difficultés ou impossibilités prévisibles qui engendrent le doute, la menace et le rejet du projet. Mais avec la foi, on peut tout risquer.
    Sera évoquée ultérieurement la place de la bicyclette de Bill, le chef du groupe; elle joue un rôle particulier une fois la mort de Ça assurée.

L’intrusion du fortuit/nécessaire dans la réalité.

    Enfin les lois naturelles peuvent être bafouées. Ainsi Beverley veut abattre à la fronde une créature volante de Ça: “Merde! Manquée! pensa-t-elle au moment où le cuir de la fronde claqua sur la fourche et où la bille fila, petite pointe argentée dans la lumière diffuse du soleil. Elle raconterait plus tard aux autres qu’elle savait qu’elle l’avait manquée, de la même manière qu’un joueur de bowling sait qu’il a manqué son coup dès que la boule a quitté sa main. Elle vit alors la trajectoire de la bille s’incurver et frapper la chose volante qu’elle réduisit en bouillie” (page 802). On retrouve la conception de l’Éternel prodiguant sa protection aux moments et aux endroits qu’il a lui-même choisis, et pas nécessairement sur demande, puisque Bev ne lui a rien demandé.

3. UN MONDE CYCLIQUE.

    IT est particulièrement marqué par la forme cyclique et l’image de la roue. Le récit s’y prête évidemment: le retour, à trente ans d’intervalle, d’un groupe de jeunes devenus adultes lancé dans la même tâche cosmique qui les dépasse, prêtait littérairement à la possibilité de multiples répétitions. King s’y est employé cependant avec une méticulosité et une conviction qui dépassent le simple effet de composition, et l’?uvre entière repose sur la notion de cycle. Cette utilisation s’inspire manifestement de la conception bouddhiste, qui considère que la vie humaine est une suite ininterrompue de cycles physiques et psychiques qui modifient continuellement et à chaque instant l’individu, qui doit sauver son âme dans le cycle de ses réincarnations. Elle se double d’un second type de cycle, cosmique celui-là, propre à des entités au mode d’action répétitif.

Le cycle de Derry.

    La ville de Derry est marquée par la vie de Ça dans ses profondeurs: l’entité sommeille longtemps, puis se réveille quelques mois, pendant lesquels se multiplient disparitions, meurtres et catastrophes. “En année ordinaire, Derry est déjà une ville violente. Mais tous les vingt-sept ans, même si le cycle est en réalité un peu approximatif, cette violence atteint des sommets de fureur” (page 489). Le groupe de gamins avait blessé Ça sans le tuer et ce sont les mêmes, moins un qui s’est suicidé, qui doivent à nouveau s’attaquer à l’entité: “Stan disparu, le cercle que nous avions formé ce jour-là est rompu. J’ai bien peur que nous ne puissions tuer Ça, ni même le chasser pour un bon moment avec un cercle rompu ” (page 507).

Le cercle et le groupe.

    La tâche commune du Club des Ratés a commencé quand le groupe s’est définitivement constitué. Bill devenu adulte songe que c’est au moment où le groupe a été au complet que le cycle s’est enclenché: “Auparavant, les autres avaient bien parler de tuer Ça, mais sans plan, sans début d’action. A l’arrivée de Mike, le cercle s’était refermé, la roue avait commencé à rouler” (page 675).
    Sept enfants: “Voici que nous sommes sept” (page 677), “Sept, c’est le nombre magique. Il faut que nous soyons sept. C’est comme ça que cela doit être” (page 710). “L’ultime pièce d’une machine aux fonctions inconnues venait de se mettre en place” (page 669). Qui dit machine dit presque nécessairement rouages.
    A diverses reprises, le groupe éprouve le besoin de resserrer ses liens. L’épisode le plus spectaculaire se situe quand, démoralisés et perdus, les enfants ne retrouvent plus leur chemin dans les égouts. Bev, la vierge impubère du groupe, marquée par le climat de convoitise paternelle de plus en plus insupportable, a une idée: “Je sais comment reformer notre cercle. Et si nous ne le refermons pas, jamais nous ne sortirons d’ici”. Elle leur propose “quelque chose qui va les réunir pour l’éternité. Quelque chose qui va montrer (…) que je vous aime tous” (page 1055). Et, initiatrice non initiée initiant, elle fait l’amour avec les six garçons (chap. 22, 12), “acte de pouvoir capable de rompre toutes les chaînes, même les plus solides” (page 1061).
    Le destin du groupe s’est définitivement scellé dans le temps lors du rituel de l’échange des sangs: les paumes entaillées par un morceau de verre.”Il regarde Beverly, qui lui sourit. Elle ferme les yeux et tend les deux mains, de chaque côté. Bill lui prend la gauche, Ben la droite. Bill sent la chaleur de son sang qui se confond avec le sien. Les autres les rejoignent et forment un cercle, les mains scellées de cette manière particulièrement intime” (page 1092). Et ils jurent de se retrouver si Ça refait son apparition. “On aurait presque dit un anneau druidique, le sang de nos mains, paume contre paume, signant notre promesse” (page 158). Cercle, roue, anneau: les mots reviennent sans cesse, avec un ” sentiment de circularité” (page 888).

    Quand le groupe des adultes se réunit, il est diminué d’un membre. Ce qui les inquiète, pour la raison énoncée plus haut: le cercle des sept enfants est rompu. “Enfants, nous avions bouclé un cercle complet d’une façon que je ne comprends toujours pas. Si nous décidons d’attaquer, je pense que nous devons essayer de former un cercle plus petit” (page 507). Et heureusement leur cercle réduit d’adultes fonctionne: “Ben n’avait aucune idée du temps où ils étaient restés dans l’obscurité, se tenant par la main. Il avait l’impression d’avoir ressenti quelque chose -quelque chose qui venait d’eux, de leur cercle- qui jaillissait et qui revenait” (page 1023).

La roue .

    Quand, bien plus tard, Ça réapparaît, Mike, le veilleur, s’interroge sur le moment opportun de rappeler ses alliés de sang. Quand le moment sera venu, “je le saurai. Leurs propres circuits seront ouverts à ce moment-là. Comme si deux grandes roues convergeaient lentement, de toute leur puissance, l’une vers l’autre: moi-même et Derry d’un côté, et tous mes amis d’enfance de l’autre” (page 431).
    “Reste seulement à en finir avec Ça, à achever notre tâche, à faire se refermer le présent sur le passé, à boucler cette boucle mal foutue (…). Notre boulot, ce soir, c’est de reconstituer cette boucle; nous verrons demain si elle tourne toujours… comme elle a tourné” dans le passé (page 671).
    “Ce qui s’est produit se répète” (page 906), dit Bill. Tout se met en place, comme au théâtre, pour qu’une nouvelle répétition ait lieu. Il n’est pas possible d’entrer dans tous les détails. Deux exemples cependant. Richie, qui a remplacé les lunettes qu’il portait enfant par des lentilles, les perd et doit revenir aux lunettes, rafistolées avec un adhésif comme lorsqu’il était enfant. Les sept casques de mineur “dotés d’une puissante lampe électrique” prévus par Mike (page 671) ne seront pas utilisés lors de la poursuite de Ça, qui se fera la deuxième fois comme la première fois avec des allumettes…
    Et c’est naturellement que leur action est associée dans leur esprit à cette image circulaire répétitive: “Dévale, roue, pensa Bill tout d’un coup en regardant les autres” (page 1024). Et quand tout est achevé, la tâche remplie: “Le cercle se referme, la roue tourne, c’est tout” (page 1118). “Chaque vie imite à sa manière l’immortalité: une roue” (page 1121).

    Enfin, bien dans la façon de King, il y a incidemment des éléments de moindre importance qui rappellent ce thème de la circularité: ainsi, un jour que le père de Mike l’autorise à visiter les ruines d’une usine qui ont mauvaise réputation, il lui demande de lui rapporter quelque chose. Mike “se baissa, et presque au hasard, s’empara d’une roue dentée d’environ vingt centimètres de diamètre ” pour la rapporter à son père (page 285).

4. ÉLÉMENTS MYTHIQUES
DIVERS.

Le nom de Ça.

    Amusons-nous un instant en proposant une idée à laquelle King n’a certainement pas pensé. Certains ont pu s’étonner de la singularité du choix d’un pronom aussi court et peu évocateur, mais qui, dans le cas présent, suggère bien le rejet et le mépris. On se rappelle l’expression hautaine de la Tortue citée plus haut. De très nombreux dieux et entités ont des noms courts, faciles à mémoriser, mais la plupart font au moins deux syllabes. Il y a un illustrissime précédent de nom court d’une syllabe, oublié de la plupart, le nom du Dieu d’Israël.
    Moïse sur le Mont Horel, voilant sa face pour la protéger de l’ardeur du buisson ardent, apparence choisie par la divinité pour se manifester, demande le nom de son interlocuteur pour le signifier à son peuple. La réponse a fait le bonheur d’exégètes innombrables, “èhyèh aser èhyèh”: “Dieu dit à Moïse: “Je suis qui Je suis”. Il dit: “Tu parlera ainsi aux fils d’Israël; Je Suis m’a envoyé vers vous””. Les Hébreux diront naturellement: Il “Est”, soit en hébreu yahavèh, ou Yahvé, pour désigner Dieu. Avant déformation, “Est” désigne donc Dieu. Le rapprochement est plus qu’hasardeux, mais il est amusant de penser au grand match cosmique EST combattant ÇA, comme Yahvé le fait toujours par personnages interposés.

Références bibliques.

    Les allusions ou citations bibliques sont nombreuses, dont certaines bénéficient d’un développement plus long que d’ordinaire. Ainsi Richie, de confession méthodiste, va à l’église “tous les dimanches et au catéchisme tous les mardi soir. Il connaissait assez bien la Bible et il savait qu’il y avait des choses bizarres dedans (…). On croyait aux démons dans la Bible: Jésus en avait fait sortir tout un troupeau d’un type” (page 309). Mais, mauvais catéchumène, il embrouille la parole du démon (“Je m’appelle Légion”) et la Légion étrangère… Est citée dans le même style fantaisiste “la première Épître aux Thessaloniciens ou la deuxième aux Babyloniens, j’ai oublié” (page 331).
    Diversité du groupe aidant, le lecteur a droit à des commentaires enfantins sur diverses religions comparées, avec un chapitre (19,10) presque entièrement consacré aux habitudes alimentaires des juifs et des chrétiens, avec un long passage sur le rite de la communion, et cette constatation répétée que les “religions sont bizarres”. De même des comparaisons entre diverses églises ou écoles, dont l’école baptiste (pages 637, 640, 891). On peut encore citer en vrac la femme de Loth (page 456), l’Arche d’Alliance (page 726), la définition de la prostituée: femme originaire de Babylone! (page 270). Plus curieux, un enfant juif qui jure sur les Évangiles (page 420)…

    Il faut citer aussi les étonnantes réflexions du jeune Stan sur l’idée d’un Dieu rationnel en opposition avec des événements irrationnels inintégrables: “Il n’empêche qu’il y a des choses qui n’auraient pas dû exister. Elles offensaient le sens de l’ordre de toute personne saine d’esprit, elle offensait cette idée fondamentale que Dieu avait donné une chiquenaude sur l’axe terrestre afin que le crépuscule dure douze minutes à l’équateur et plus d’une heure ou davantage là où les esquimaux construisent leurs igloos. Il avait fait cela et Il avait dit: “Très bien, si vous pouvez imaginer l’inclinaison de l’axe terrestre, vous pouvez vous représenter n’importe quoi. Parce que même la lumière possède un poids, parce que, lorsque le sifflet d’un train baisse soudainement d’un ton, on a affaire à un effet Dopler (…). J’ai donné la chiquenaude et j’ai été un peu plus loin pour assister au spectacle. Je n’ai rien d’autre à déclarer, sinon que deux et deux font quatre, que les lumières dans le ciel sont des étoiles, que s’il y a du sang, les adultes doivent le voir aussi”” (page 422). Or il se fait que Ça projette ici et là du sang que les enfants sont seuls à voir…
    Si Stan adulte se suicide, c’est parce qu’il n’admet pas la réalité que l’imagination des autres leur permet d’accepter sans difficulté majeure: car les manifestations de Ça sont un “scandale offensant, avec lequel on ne peut vivre, parce qu’il ouvre une brèche dans votre rationalité; (…) on finit par se dire que c’est tout un univers qui se tapit au c?ur de ces ténèbres, avec une lune carrée dans le ciel, des histoires au rire glacial, des triangles à quatre côtés, sinon cinq, voire encore cinq à la puissance cinq”. Et Stan, qui oppose ainsi absolument, à la manière de Voltaire, un Dieu rationnel et géomètre à un Dieu des miracles, se voit conduit à mettre sur le même plan les miracles religieux et les manifestations irrationnelles de Ça: “Allez donc dans vos églises écouter l’histoire de Jésus marchant sur les eaux; moi, si je vois un type faire ça, je vais hurler, hurler! Car pour moi, il ne s’agira pas d’un miracle, mais d’un scandale qui m’offensera” ( page 423).

    Et enfin cette image, rapportée par le père pauvre paysan de Mike, d’une divinité pas particulièrement intéressée par ce qu’il y a de plus exaltant dans sa création: “Mon père me disait souvent que Dieu aimait les rochers, les mouches, le chiendent et les pauvres gens plus que tout le reste, et que c’est pour cela qu’il y en avait autant” (page 271).

Autres références mythiques.

    On rappellera simplement les références, analysées plus haut en notes, au cycle, notion originaire de la Chaldée et de l’Inde; à la roue, de l’Inde encore et et du Sud-Est asiatique.
    Il faut aussi accorder une place au rituel tibétain de Chüd, ainsi décrit par Bill, qui vient de l’apprendre en cherchant à la bibliothèque. Ça doit probablement être un “glamour, nom gaélique” d’un être qu’on retrouve dans de nombreuses cultures. “Dans l’Himalaya, c’était un tallus ou tællus, un esprit mauvais ayant le pouvoir de lire dans vos pensées et de prendre la forme de la chose qui vous effrayait le plus” (page 645. Et Bill raconte que les Himalayens ont un rituel pour s’en débarrasser: le rituel de Chüd. Bill explique comment les chamans de l’Himalaya traquaient un tællus, puis le soumettaient au rituel: “Le tællus tirait la langue; le chaman la tirait à son tour; les deux langues se superposaient, les deux protagonistes s’avançant l’un vers l’autre se mordant dedans” (page 646). Ensuite les partenaires se posent mutuellement des devinettes télépathiquement: si l’homme rit le premier, le tællus dispose de lui. Si c’est le tællus qui se met à rire, il doit disparaître pour cent ans…
    Il y a enfin un passage consacré au Golem, qui, dans les légendes juives, est une espèce de robot avant la lettre auquel on donnait momentanément la vie en fixant sur son front le texte d’un verset biblique: “Cela sentait comme de l’argile mêlée à de l’huile et évoquait pour lui [Stan est un enfant juif] un démon sans yeux et sans bouche, appelé Golem, un être pétri d’argile que des juifs renégats auraient créé pendant le Moyen-Age pour les sauver des goyim qui les volaient, violaient leurs filles et les maltraitaient” (page 998).

Lovecraft et le mythe de la Tour Sombre.

    On s’étonnera peut-être de trouver cité Lovecraft à la suite de cosmogonies religieuses datées historiquement; mais dès l’instant où l’on accepte une approche strictement littéraire des êtres et rituels mythiques, on ne voit pas bien pourquoi on refuserait des créations récentes sous le prétexte qu’elles ne sont pas liées à un culte. Et Ça ressemble beaucoup aux créatures venues de la nuit des temps et continuant à jouer un rôle sur notre terre, telles que Lovecraft les définissait: “Tous mes contes, si hétérogènes les uns par rapport aux autres qu’ils puissent être, se basent sur une croyance légendaire fondamentale qui est que notre monde fut à un moment habité par d’autres races”. Ça ressemble à un de ces Grands Anciens, qui ont pratiqué “la magie noire” et se trouvent enfouis dans les entrailles de la terre et dans les profondeurs des mers.

    On trouve aussi dans Ça une première approche du rôle de la porte lovecraftienne, qui prendra une place considérable dans La Tour Sombre pour permettre des passages entre le monde de Roland et le nôtre: cette porte, avec une marque, sorte de rune, relie les égouts au monde souterrain de Ça, à l’espace cosmique et aux lumières-mortes, lieu où Ça enferme ses victimes. Cette porte est ici encore une vraie porte: “Alors que la paroi s’élevait peut-être à une centaine de mètres de haut, cette porte était minuscule. A peine faisait-elle un mètre de haut. On aurait dit une porte de conte de fées, avec ses épaisses planches de chêne bardées de croisillons métalliques en X. C’était une porte, comprirent-ils, faite pour des enfants” (page 1008). La nature de cette porte n’a pas changé quand les enfants devenus adultes la franchissent à quatre pattes trente ans plus tard (page 1024).
    Il faut enfin évoquer la Tortue, dont la présence effective est réduite alors que les références qui lui sont faites sont continuelles: pour la place de la tortue dans la Tour Sombre, le lecteur est prié de se reporter à l’étude qu’y a consacrée dans cette revue Lou Van Hille.

Bilan.
    On peut évoquer un certain nombre de directions.

    L’épisode final prend un relief particulier. Laissons de côté l’hypothèse d’une happy end, que King n’a jamais vraiment recherchée dans ses romans. Il convient de mettre en évidence le fait parce qu’il témoigne d’une intervention divine particulière, dont on ne retrouvera l’équivalent kingien que plus tard dans INSOMNIA, quand Ralph obtiendra de la divinité un avantage particulier en obtenant l’échange de la vie de Patrik Danville contre celle de Nathalie Deepneau, dont la mort avait été décidée.
    Ici Audra, la femme de Bill, capturée par Ça a été retrouvée catatonique dans son antre. Bill souffre de voir sa femme réduite ainsi à un état larvaire. Quand il avait découvert sa disparition, il avait imploré: “Son sac, Seigneur, comment son sac a-t-il pu atterrir ici? Peu importe. Mais si tu existes, mon Dieu, et si Tu écoutes les requêtes, fais qu’il ne lui soit fait aucun mal” (page 981). En arrivant à Derry, Bill adulte avait retrouvé miraculeusement sa dangereuse Silver, la gigantesque bicyclette de son enfance chez un brocanteur, intacte, (page 582). Il l’avait rachetée et conduite au garage de Mike, qui venait justement d’acheter un nécessaire de réparations la semaine précédente alors qu’il ne possède pas de vélo… “Je me suis réveillé en pensant que ça pourrait me servir, et ça m’a trotté dans l’esprit toute la journée. Alors… je l’ai acheté. Et toi tu vas t’en servir” (page 585).
    Cette bicyclette n’avait pas servi durant l’épisode adulte, et on pouvait se demander ce qu’elle devenait et à quoi pouvait bien servir sa redécouverte miraculeuse. L’explication est donnée lorsque brusquement l’inspiration vient à Bill: il juche comme il le peut Audra inerte sur le porte-bagage de Silver et dévale les rues de Derry comme il le faisait lors de son enfance, avec la même insouciance et le même sentiment que rien de mal ne pouvait lui arriver. Et durant ce voyage de jeune folie retrouvée, Audra redevient elle-même (page 1119). La prière, particulière pourtant comme celle concernant Nathalie, a été exaucée.

    Une autre série de réflexions. La pensée mythique est une pensée de répétition. Il s’agit de reproduire, par des rites appropriés, une temporalité particulière, d’importance cosmique, qui est en même temps actualisation et expérience d’éternité. Le passé est revécu dans le présent, et simultanément, dans la mesure où le rite se répète tel quel dans le temps et de génération en génération, il est le témoignage de la solidité pérenne du mythe. La pensée mythique est rassurante puisqu’elle fait vivre les hommes dans un univers clos, dont les actions répétitives sont gages de certitude.
    Or ce qui frappe dans la situation des Ratés qui approchent de la quarantaine, c’est que simultanément ils ont brillamment réussi dans la vie mais qu’en fait ils sont restés inachevés, comme s’il quelque chose leur manquait: aucun n’a eu d’enfants (page 495 et sv). La révélation de leur sexualité leur a été faite dans et par le groupe alors qu’ils étaient impubères, révélation physique plus rituelle qu’achevée. Si bien que cette deuxième expédition leur servira à mettre fin à leur enfance, par la répétition et l’achèvement d’une expérience fondatrice, en les faisant accéder enfin à la libération du passé et à leur liberté , à une sexualité débouchant sur le dépassement de soi en continuant consciemment l’espèce. Il est significatif que le livre porte cette dédicace: “C’est avec gratitude que je dédie ce livre à mes enfants. Ma mère et ma femme m’ont appris à être un homme; mes enfants m’ont appris à être libre”.

    Il est nécessaire enfin de faire quelques remarques sur le roman lui-même. Alors que certaines œuvres de King, même longues comme INSOMNIA, présentent une unité certaine, on est bien obligé de constater que IT est, d’un point de vue métaphysique, un véritable fourre-tout, où King a accumulé les données sans bien les maîtriser: des personnages bibliques à la cosmogonie indienne, des convictions zoroastriennes aux cycles bouddhistes, des pratiques magiques d’Indiens américains à la communion chrétienne, du rituel himalayen au mythe des Grands-Anciens, il est difficile de s’y retrouver. La construction complexe du récit fait qu’à la première lecture, le caractère hétéroclite de ces diverses données est moins visible. Mais la seconde lecture laisse malheureusement l’impression d’une œuvre métaphysiquement ambitieuse, mais plutôt mal coordonnée. Beaucoup d’éléments multiples, dont King n’a pas su faire la synthèse, malgré les quatre années passées à écrire IT.

    Il y a heureusement la place considérable donnée aux merveilleuses années de l’enfance. Et puis la créature Lovecraftienne Ça, indescriptible au sens propre puisqu’elle n’a pas d’apparence véritable, a quand même de l’allure…

Armentières, le 21 janvier 1998.





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