Stephen King, premières approches
(par Roland Ernould)
Ma première réaction en ouvrant ce recueil composé d’études de plusieurs universitaires consacrées à un auteur « populaire » a été la méfiance. Va-t-on, une fois encore, rester entre spécialistes? à pratiquer un jargon qui est certes le signe de reconnaissance de la confrérie, mais qui n’incite pas, il faut bien le dire, un public pourtant cultivé à investir des textes pour lui quasiment inabordables? Ou, chose rare, produire un travail qui soit lisible pour le plus grand nombre? La première qualité des textes composant ce recueil est que, sans faire de concessions sur le fond, leurs auteurs ont su garder le désir de se faire entendre. Composé de cinq études, d’une filmographie et d’une bibliographie sélective, ce collectif forme un ensemble d’inspirations diversifiées, mais avec des perspectives et des idées toujours intéressantes.
L’ouverture du recueil est réservée à Jean Marigny, qui produit, en première partie, un panorama rapide, mais pertinent, de « Stephen King Romancier ». Les oeuvres de King sont chronologiquement présentées et analysées. En précisant la thématique du fantastique kingien, les motifs du vampire, du loup-garou, de la maison hantée, du double, etc., Marigny signale que King utilise aussi le fantastique intérieur et des thèmes actuels comme la parapsychologie. Son fantastique est profondément ancré dans la réalité sociologique de l’Amérique contemporaine et l’irruption de l’insolite et de l’inexplicable prend beaucoup plus de relief. Marigny met aussi en évidence le côté « kafkaïen » de la vision kingienne de la société, qui présente en effet une nation américaine régie par l’argent, la toute-puissante consommation, la soif de domination et les faux-semblants de toutes sortes : « Dans ce monde où l’absurde règne en maître absolu, (…) King parvient ainsi à créer un fantastique social qui se superpose au fantastique traditionnel. » King est remarquablement doué pour la narration. Il sait bâtir une intrigue, ménager des effets de suspense et maintenir son lecteur en haleine. Des centaines de personnages interviennent, de tous les milieux, tous plus vrais que nature, évoquant des problèmes d’actualité et fondamentaux : « Ils offrent un impitoyable miroir de notre société de consommation qui a perdu son âme et qui subordonne tout à l’argent. » King apparaît ainsi comme un auteur inclassable qui a donné ses lettres de noblesse au roman d’horreur contemporain. Le mérite de cette étude est de donner une bonne vue d’ensemble de la thématique kingienne et de ses stratégies littéraires. Les analyses, pénétrantes, sonnent juste.
La même approche de compréhension se retrouve dans l’étude de Gilles Menegaldo, « Forme brève et stratégies du fantastique », qui comprend deux parties juxtaposées, mais complémentaires. La première permet, à partir de notions proposées par King lui-même dans « Anatomie de l’horreur », de faire un inventaire de ses stratégies narratives, applicables à toutes ses œuvres. La seconde est consacrée à un examen des nombreuses nouvelles, dont l’intérêt vient de leur production dans le temps et la multiplicité de leurs motifs. La forme brève convient particulièrement bien à King et lui permet de déployer une narration plus dense, plus rigoureuse. Les moyens utilisés confèrent aux nouvelles une grande efficacité, alors que les longs développements des romans font retomber la tension dramatique par la multiplication des dialogues, les descriptions qui font digression, et la complexité de l’intrigue. Selon Menegaldo, c’est la réussite de King dans le domaine de la forme brève qui contribuera sans doute à assurer sa postérité littéraire.
La « démesure » de « Rêves et Cauchemars », le dernier recueil de nouvelles traduit en français, fait l’objet d’une analyse particulièrement fouillée de Guy Astic. Plus de vingt ans séparent certaines nouvelles. et pour s’y retrouver dans cet ensemble « fait de bric et de broc », Astic dresse un intéressant tableau qui les ordonne selon leurs motifs, et dont l’aperçu témoigne de la richesse d’inspiration de King. Ces nouvelles réfléchissent leur époque. Elles sont « à la fois ancrées et désentravées dans la modernité qui les baigne ». La réflexion d’Astic s’appuie sur les analyses pertinentes des nouvelles qui servent de support à sa démonstration. L’étude est brillante, écrite avec plus de densité dans le choix des concepts que les autres participations du collectif. Guy Astic, qui a effectué le travail de coordination des textes pour l’édition de cet ouvrage, a fourni deux autres apports, « Stephen King en images. Panorama réglé d’une filmographie déréglée », ainsi qu’une bibliographie sélective des études sur l’œuvre de Stephen King.
Les précédents commentateurs de ce recueil ont mis en évidence l’ambiguïté de la position de King, souvent critique acerbe de la société américaine tout en vivant largement des revenus de romans populaires à gros tirages. King est affecté de cette situation personnelle inconfortable et Marigny ne met pas en doute les aspects subversifs des critiques sociologiques de King. L’originalité de la position de Jean Mellier dans son étude « Le grand Bazar de Stephen King. De l’épouvante en régime libéral » est de dépasser cette analyse ordinairement faite par les commentateurs et de mettre en évidence que King n’est un auteur subversif qu’en apparence, et que son fantastique « s’écrit sur l’hypothèse de sa disparition même. » Résumé brutalement : non seulement King « trahit » la fonction fondamentale de subversion du fantastique qu’il prétend incarner, mais encore paraît le fossoyeur de ce qui constituait son apport le plus estimable.
La tare de « Bazaar » semble être, pour Mellier, de s’appuyer sur les valeurs du mercantilisme, dénoncées en apparence, alors que son auteur les pratique pour son compte. Mellier remarque que le roman est le « très exemplaire produit » de notre société néo-libérale. Le travail de King est ainsi conservateur et ses œuvres servent, sans inquiéter fondamentalement, à dramatiser notre époque par le catastrophisme. Mais la subversion a disparu, au profit d’un ordre répétitif. King ne fait que servir à ses lecteurs un vieux fond de mémoire individuelle et collective, comme Gaunt propose aux désirs de sa clientèle les « icônes révérées qui constituent le tissu même de leur culture. » Le diable et ses métamorphoses, « ces vieux produits gothiques importés d’Europe peuvent-ils encore servir la nostalgie d’un contre-pouvoir fantastique à la frénésie d’avoir? » King serait coupable de donner au lecteur la bonne conscience critique, qui viendrait racheter moralement les auteurs de l’horreur postmoderne et sauver l’âme de sa figure dominante, Stephen King…
Quand Mellier, au nom de postulats littéraires, dénonçait en King, définitivement contaminé par la société de consommation, une sorte de fossoyeur du fantastique, Sophie Rabau estime dans « La frontière effacée » que lire Stephen King, c’est « effacer des frontières », en suggérant qu’il est nécessaire d’abandonner les postulats critiques habituels de la lecture pour en revoir la portée critique. La lecture de King entraînerait donc la nécessité de repenser les définitions sur lesquelles les exégètes appuient leur discours. Peut-être que cela va plus loin encore, et que le lecteur de King capable d’en intégrer tout le contenu n’existe pas encore : « Il se pourrait bien que King cherche à inventer son lecteur, à créer ce lecteur. (…) Les romans de King ne se donnent à lire qu’au-delà des catégories et des frontières esthétiques. » On ne peut que trouver sympathique ce désir – ou l’affirmation de la nécessité? – de modifier les frontières. Il reste que pour tout esprit en religion littéraire, le refus des cadres établis ou le désir d’étendre leurs limites s’apparente à une trahison.
Mon regret est que ce collectif remarquable n’ait pas pu être édité plus tôt. Ce léger handicap se trouve largement compensé par la richesse, l’exhaustivité du travail. Ce recueil de valeur, indispensable pour tout amateur de King, est agencé suivant une visée organisatrice qui rend la lecture progressive. En partant du rappel de la biographie et de l’édition des œuvres de King, les caractéristiques de sa création, ses motifs et son organisation interne, le lecteur parvient à ces morceaux de bravoure, proposant les vues nouvelles des études de Mellier et de Rabau, qui, sans se contredire complètement, proposent des perspectives originales. Au prix d’un effort minimal, le lecteur non-spécialiste prendra son plaisir à la lecture de ces textes en synergie, qui complètent les ouvrages parus existants, et constituent un exemple supplémentaire de l’intérêt que suscite cet écrivain décidément inclassable, et auquel il est difficile de rester indifférent.
Armentières, mai 2000