King, le Cycle et la roue
(Roland Ernould)
Les USA forment une société multiculturelle, où les Orientaux ont une place non négligeable. Il y a une Amérique asiatique, qui, avec ses Chinois, Coréens, Philippins, Vietnamiens, Japonais, comporte une certaine proportion de bouddhistes. Les bouddhistes ont commencé à enseigner leurs idées il y a un siècle, et ont marqué en Nouvelle-Angleterre des intellectuels aussi réputés que Henri David Thoreau ou Ralph Waldo Emerson. Sous des formes souvent abâtardies, le bouddhisme sert de nourriture spirituelle à un nombre croissant de contemporains1 de plus en plus désabusés par le déclin des religions traditionnelles face à la technicité et à ses valeurs matérialistes.
King séduit par le cycle.
Pour des raisons qui surprennent chez ce littéraire plutôt hostile à la technicité, volontiers pourfendeur de la société de consommation, King est arrivé tardivement au concept de cycle2 en partie par amour de la fonctionnalité: « Je fais partie de ces gens qui croient que la vie est une série de cycles: des roues à l’intérieur d’autres roues, certaines engrenées entre elles, certaines tournant toutes seules, mais toutes remplissant quelque fonction définie et répétitive. J’aime cette représentation abstraite de la vie sous forme d’une machine industrielle efficace, probablement parce que notre vie réelle, vue de près, nous paraît si désordonnée et si étrange. Il est agréable de prendre de temps en temps un peu de recul et de se dire: »Il y a une logique là-dedans, après tout! Je ne comprends pas très bien ce qu’elle signifie, mais je la vois, au moins! » »3. Ce souhait d’un univers aux engrenages bien huilés rejoindra curieusement la pensée bouddhiste.
L’univers cyclique oriental.
Le monothéisme n’est pas la seule caractéristique de la pensée des Sémites. Ce qui particularise également leurs textes sacrés -Ancien Testament 4, Coran-, c’est leur conception linéaire de l’histoire. Dieu a créé un jour l’univers et l’homme. Un jour il y mettra fin avec le jugement dernier, quand, le mal vaincu, il viendra juger les vivants et les morts. La vie de chaque homme se situe à un moment de ce déplacement linéaire. L’histoire des descendants d’Adam se déroule selon les desseins de Dieu, impénétrables et imprévisibles du début à la fin. Dieu interviendra éventuellement dans cette histoire, qui est la sienne en même temps que celle des hommes, mais dans sa perspective qui est celle de l’éternité.
Inversement les Indo-Européens ont de l’histoire une conception cyclique. Le concept de temps n’est pas linéaire, mais circulaire. Tel le perpétuel recommencement de cycles naturels. Comme les saisons, l’histoire se répète, sans début ni fin. Tout naît, vit et disparaît dans une succession éternelle de vie et de mort. L’univers existe depuis toujours et continuera à exister à travers des cycles. Les religions du Veda, la pensée hindoue et bouddhiste, sont déterminées par la conception de ces cycles.
Autre différence importante: la croyance en la transmigration de l’âme, la réincarnation terrestre par le passage de l’âme dans une autre vie, même animale. La conséquence en est un panthéisme, où le divin est omniprésent. Le bouddhisme ne propose pas l’existence d’un dieu personnel et rejette la notion d’âme individuelle. Il est différent des autres religions déistes et ressemble plus à une métaphysique combinée avec une éthique de sagesse. Il ne s’agit plus de connaître la rédemption du péché et de la faute, mais de sauver son âme dans le cycle des renaissances. Il n’y a pas d’eschatologie dans cette pensée, pas la nécessité de remplir un dessein divin: l’ascétisme et la méditation sont les conduites religieuses essentielles5.
Le karma.
Dans cet univers cyclique, chaque être vivant doit son existence à un être antérieur. Toute existence est le résultat de causes antérieures ou d’actions voulues, le karma. Quand un être meurt, tout ce qui lui est lié contribue à la constitution d’un être nouveau. Les hommes ne possèdent pas de vie individuelle et distincte et sont simplement des maillons dans une chaîne circulaire, dans un temps sans commencement ni fin. Les bouddhistes n’utilisent d’ailleurs pas le concept « réincarnation », mais celui de « renaissance »: le samsara. L’existence cyclique et la renaissance sont un processus inexorable où l’être passe par des situations diverses, le plus souvent douloureuses.
Selon le bouddhisme, il existe en effet une connexion causale entre les renaissances successives. La vie d’un individu n’est pas seulement déterminée par ses propres actions, les actes exécutés au cours de sa vie présente, mais encore par la somme des actes de ses vies antérieures. Toute action nuisible se retournera contre l’être qui l’a commise en le suivant dans ses renaissances. L’ensemble constitue ainsi une sorte de fardeau qui pèse plus ou moins lourdement sur la vie de chaque homme, puisqu’il ne suffit pas d’être exemplaire dans sa conduite pour s’assurer une renaissance meilleure. Le poids des actions passées constitue le karma.
La Roue des existences.
La roue est le symbole utilisé pour rendre compte du cycle des existences. Les hommes sont prisonniers de la Roue, et condamnés à d’interminables tours de souffrance. Enchaînés par leur karma, ils sont soumis à un cycle de réincarnations sans fin, généralement une suite de vie pénibles, totalement imprévisibles. Mais le karma opère aussi de manière éthique: en étant attentifs à leurs faits et gestes, en apprenant à maîtriser leur égoïsme, les hommes peuvent changer leur destinée. Quand les mauvais comportements auront disparu après des réincarnations successives, le cycle de la souffrance cessera et le nirvana sera atteint. Le nirvana est le seul moyen d’échapper au samsara, de ne plus être assujetti à la renaissance et aux souffrances qu’elle entraîne. Le nirvana, obtenu simultanément par le méritant et la chaîne d’êtres vivants dont les mérites se sont accumulés pendant un nombre incalculable de renaissances, est le séjour immuable, permanent, sans âge, lieu de la puissance, de la félicité et du bonheur, la vraie Vérité et la suprême réalité: le Bien, but ultime et l’éternelle Paix.
L’influence bouddhiste.
L’influence bouddhiste se manifeste chez King dans les années 80, et atteint son apogée avec Ça . Il serait intéressant de rechercher dans le manuscrit original du Fléau si les premières allusions s’y trouvent. La traduction française de l’édition abrégée n’en comporte pas. Faute de pouvoir trancher, je cite les deux notations que j’ai pu relever dans l’édition complète. L’une rapporte les instants qui précèdent le viol de Nadine par Flagg: « En haut, la roue cosmique du ciel. » (p. 1006) L’autre propose une analyse de la psychologie d’Harold: « C’était le cancer qui l’attirait, le carnaval de la noirceur -les grandes roues brillant de toutes leurs lumières qui tournaient au-dessus de la terre plongée dans l’obscurité, défilé incessant de monstres comme lui. » (p. 686) Par contre il n’y a pas d’incertitude concernant les prologue et épilogue. On sait qu’ils ont été rajoutés par King, avec une réussite certaine, en donnant une toute autre perspective à l’?uvre: sous d’autres formes, un « fléau » semblable se reproduira. Dans le prologue (pp. XI à XV) intitulé: « Le cercle s’ouvre », un militaire contaminé par le virus destructeur fuit une base préparant des armes bactériologiques avec sa famille. L’épilogue, où Flagg réapparaît dans une île lointaine, a pour titre: « Le cercle se referme. » (p. 1180) Les derniers mots du livre sont consacrés à la roue: « La roue de la vie tournait si vite qu’aucun homme ne pouvait rester debout bien longtemps.
Et en fin de compte, elle finissait toujours par revenir à son point de départ. » (p. 1183)
A ma connaissance, la première rencontre concernant le karma se trouve dans le premier volume de La Tour Sombre,.Le Pistolero. Roland vient de sacrifier le jeune Jake afin de pouvoir continuer sa quête de la Tour, ce sacrifice étant le prix à payer: « Et alors qu’il se hissait vers la lumière, y débouchait à l’air libre à la réalité d’un nouveau karma (tout s’enchaîne), il se retourna, tourna la tête, lutta contre sa souffrance »7. On retrouve le mot dans Les Tommyknockers. Le poète Gard, après une longue période de bringue qui l’a laissé inconscient, se retrouve sur une plage, les idées noires, et se demande s’il ne va pas se jeter à l’eau: « Saute, lui dit une voix douce et persuasive. Qu’est-ce que ça peut te foutre, n’est ce pas? Qu’as-tu à faire de toute cette merde? Partie arrêtée dès le premier engagement. Rien d’officiel. Lavé par la pluie. Sera reprogrammé quand la Grande Roue du karma tournera jusqu’à ta prochaine vie… ou la suivante, si tu dois passer la prochaine à payer pour celle-ci en étant le bousier ou quelque chose comme ça. Jette l’éponge, Gard. Saute. » (p. 97) Mais c’est surtout avec Ça que King va développer -en les interprétant- ces éléments orientaux.
Le monde cyclique de Ça.
Ça est particulièrement marqué par la forme cyclique et l’image de la roue. Le récit s’y prête évidemment: le retour, à trente ans d’intervalle, d’un groupe de jeunes devenus adultes lancés dans une même tâche cosmique qui les dépasse, prêtait littérairement à la possibilité de multiples répétitions. King s’y est employé cependant avec une méticulosité et une conviction qui dépassent le simple effet de composition, et l’?uvre entière repose sur la notion de cycle, utilisée deux fois. La première concerne la ville de Derry, l’autre les actions des protagonistes.
La ville de Derry est marquée par la vie de Ça dans ses profondeurs: l’entité sommeille longtemps, puis se réveille quelques mois, pendant lesquels se multiplient disparitions, meurtres et catastrophes. « En année ordinaire, Derry est déjà une ville violente. Mais tous les vingt-sept ans, même si le cycle est en réalité un peu approximatif, cette violence atteint des sommets de fureur. » (p. 489) Un groupe de gamins avait blessé Ça sans le tuer et ce sont les mêmes, moins un qui s’est suicidé, qui doivent trente ans plus tard s’attaquer à nouveau à l’entité: « Stan disparu, le cercle que nous avions formé ce jour-là est rompu. J’ai bien peur que nous ne puissions tuer Ça, ni même le chasser pour un bon moment avec un cercle rompu. » (p. 507)
Le cercle et le groupe.
La tâche commune du Club des Ratés a commencé quand le groupe s’est définitivement constitué. Bill devenu adulte songe que c’est au moment où le groupe a été au complet que le cycle s’est enclenché: « L’ultime pièce d’une machine aux fonctions inconnues venait de se mettre en place. » (p. 669) Qui dit machine dit presque nécessairement rouages. « Auparavant, les autres avaient bien parlé de tuer Ça, mais sans plan, sans début d’action. A l’arrivée de Mike, le cercle s’était refermé, la roue avait commencé à rouler. » (p. 675)
A diverses reprises, le groupe éprouve le besoin de resserrer ses liens. Démoralisés et perdus, les enfants ne retrouvent plus leur chemin dans les égouts. Bev, la vierge impubère du groupe, a une idée, celle d’initier sexuellement tous les membres du groupe: « Je sais comment refermer notre cercle. Et si nous ne le refermons pas, jamais nous ne sortirons d’ici. » (p. 1055) Autre exemple, le rituel de l’échange des sangs: les paumes entaillées par un morceau de verre, ils se « rejoignent et forment un cercle, les mains scellées de cette manière particulièrement intime. » (p. 1092) Et ils jurent de se retrouver si Ça refait son apparition. « On aurait presque dit un anneau druidique, le sang de nos mains, paume contre paume, signant notre promesse. » (p. 158) Cercle, roue, anneau: les mots reviennent ainsi sans cesse, avec un » sentiment de circularité » (p. 888).
La roue.
Bien plus tard, Ça réapparaît. Mike, le bibliothécaire veilleur resté à Derry, s’interroge sur le moment opportun de rappeler ses alliés de sang. Quand le moment sera venu, « je le saurai. Leurs propres circuits seront ouverts à ce moment-là. Comme si deux grandes roues convergeaient lentement, de toute leur puissance, l’une vers l’autre: moi-même et Derry d’un côté, et tous mes amis d’enfance de l’autre. » (p. 431)
« Reste seulement à en finir avec Ça, à achever notre tâche, à faire se refermer le présent sur le passé, à boucler cette boucle mal foutue (…). Notre boulot, ce soir, c’est de reconstituer cette boucle; nous verrons demain si elle tourne toujours… comme elle a tourné » dans le passé (p. 671).
« Ce qui s’est produit se répète. » (p. 906), dit Bill. Et pour détruire Ça, tout se met en place, comme au théâtre, pour qu’une nouvelle répétition ait lieu. Et c’est naturellement que leur action est associée dans leur esprit à cette image circulaire répétitive: « Dévale, roue, pensa Bill tout d’un coup en regardant les autres » (p. 1024). Et quand tout est achevé, la tâche remplie: « Le cercle se referme, la roue tourne, c’est tout. » (p. 1118) « Chaque vie imite à sa manière l’immortalité: une roue. » (p. 1121)
Autres références.
Dans Bazaar, une excentrique femme d’avocat est hors d’elle-même parce que sa voisine a saccagé ses fleurs. Elle voit Gaunt, le diable, qui lui déclare que son karma est chose « irremplaçable », et lui vend un revolver en lui affirmant: « On a tout de même le droit de protéger son karma, non? » (p. 423) Dans Insomnie, l’originale conception des deux ordres qui a été mise en évidence plus haut est liée aux croyances hindoues, la réincarnation possible dans des animaux: « Lorsqu’un chien -oui, même un chien, car la destinée de presque toutes les créatures vivantes, dans le monde des michrones, tombe dans le domaine de l’Intentionnel et de l’Aléatoire, est écrasé sur la route. » (p. 432), dit Clotho à Ralph. Le même Ralph qui, devenu insomniaque, est dépassé par les événements: « Et maintenant? (…). Tu acceptes la situation et tu te croises les bras?
Il y avait un certain charme oriental à cette idée -destin, karma et tout le bazar. » (p. 61)
Ralph médite aussi souvent sur le thème de la roue: »Il avait la sensation que lui et Lois étaient attachés aux rayons d’une roue démesurée, roue qui les entraînait de l’endroit où ils étaient partis pour s’enfoncer de plus en plus profondément dans cet horrible tunnel. » (pp. 562/3) « Et telles sont les cordes. Les cordes que les puissances supérieures utilisent pour nous attacher, nous autres, pauvres michrones myopes, à leur grande roue. » (p. 571) Ou encore la réflexion suivante, qui trahit la doctrine bouddhiste dans la mesure où la répétition n’est pas la « renaissance »: « La vie est une roue, pensa Ralph, qui se dit que ce n’était pas la première fois que cette comparaison lui venait à l’esprit. Tôt ou tard, tout ce que l’on croit avoir abandonné en cours de route fait sa réapparition. Pour le meilleur et pour le pire, les choses reviennent. » (p. 710)
Une évolution littéraire.
Comme on peut le constater en prenant les citations précédentes dans leur continuité historique, King connaît la signification exacte du karma, et a su l’utiliser au début dans sa définition correcte. Mais avec Ça, il découvre les possibilités d’extension de sens que lui permet ce concept et s’aperçoit qu’il peut en tirer des effets non négligeables. Dès lors la notion devient plus floue. D’une roue, celle des Existences, King passe à plusieurs. Il y ajoute des notations supplémentaires: répétition, boucle, anneau, cercle, et en tire de multiples variations, qu’il ne cessera de reprendre par la suite. Il transforme la « renaissance » en répétition, une sorte de continuel retour dans la même vie. De la simple recherche d’effets littéraires, King est passé à la mise en place d’un vocabulaire qui lui sera particulier quand il ajoutera à la roue orientale le ka égyptien. Il reste à voir comment ce vocabulaire et cette métaphysique sera exploitée dans les œuvres à venir.
Armentières, septembre 1998.
1 Surtout en Californie. En Europe, son influence se développe en Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne et Europe du Nord. Aussi en France, où on trouve une trentaine de lieux d’enseignement ou de méditation bouddhistes. On dénombre un demi-million de bouddhistes en France, dont environ 150.000 français d’origine.
2 Je n’ai pas trouvé de mention d’un cycle avant Danse Macabre, 1978: « L’apogée du cycle semble à nouveau proche », in Celui qui garde le ver, page 55.
3 Note in Minuit 2, Minuit 4, Albin Michel, 1991, Vue imprenable sur jardin secret, page 284.
4 Le cas du Nouveau Testament est particulier. Rédigé en grec, il a subi une importante influence de la pensée héllénistique.
5 La pensée grecque appartient à la culture indo-européenne. Ce qui explique (voir la note précédente sur le Nouveau Testament) la vie monastique inconnue chez les Sémites.
6 L’Oracle et les Montagnes.