King contre Kubrick : les origines du Mal
Ce qui suit est la traduction d’un article publié en 2020 sur le site Sensesofcinema, intitulé « King contre Kubrick : les origines du Mal ».
Ecrit par Filippo Ulivieri, l’article étudie en détails les propos du romancier exprimés fil des années pour savoir ce que Stephen King reproche au sujet du film. Mais on y retrouve aussi le point de vue de Kubrick, pouvant vous donner un autre regard sur le film film.
Chacune des citations étant sourcées dans l’article d’origine, disponible ici
C’est un fait notoire que les auteurs aiment rarement les films inspirés de leurs romans.
Stephen King, qui a vu près d’une centaine d’adaptations en films et séries de son oeuvre, n’est pas une exception.
Par le passé, il a exprimé des réserves concernant plusieurs films : « Il y a ceux qui me laissent de marbre, comme Christine, et il y a ceux que je désapprouve vraiment, comme Charlie, Les enfants du maïs et Shining. »
Mais il n’y a pas de films qui a provoqué plus de colère que la version de « Shining » par Stanley Kubrick. Inlassable dans sa condamnation, King a critiqué tous les éléments du film, à commencer par le choix de casting des deux acteurs principaux sous la réalisation de Kubrick.
Dans ce qui est sans doute sa citation la plus célèbre, King a décrit le film comme étant « une grande et belle Cadillac, sans moteur. On peut s’y asseoir, et on peut apprécier l’odeur du cuir, la seule chose qu’il n’est pas possible de faire c’est de la conduire où que ce soit. »
Le dédain de Stephen King pour le film de Kubrick est tellement renommé qu’il est surprenant de découvrir que sa réaction initiale au film était plutôt favorable.
Quand il a vu « Shining » lors d’une séance privée, deux jours avant la sortie du film, l’équipe de Warner Bros avait noté dans un mémo interne que King « l’a adoré », une réaction qui semblait réelle et qui a même été confirmée par son agent : « Stephen King a véritablement eu une réaction positive. Il a considéré le film comme étant fidèle au roman, et dira des choses positives en interviews pour promouvoir le film. »
Le film « Shining« est sortit en avant-première le 23 mai 1980, et a reçu des critiques mitigées. Variety a le mieux décrit l’avis des critiques : « Avec tout ce qu’il y avait pour travailler, le réalisateur Stanley Kubrick s’est associé avec le nerveux Jack Nicholson pour détruire tout ce qu’il y avait d’effrayant dans le roman à succès de Stephen King (qui a été changé, ndlr) pour être à peine reconnaissable. »
Peut-être que Warner Bros avait espéré que King offrirait de l’aide pour retourner la réception mitigée, mais la première annonce publique de l’auteur n’était certainement pas ce qu’ils avaient espéré. « Quand interrogé sur les critiques (de l’adaptation de Kubrick) », écrit le Los Angeles Times, King « ne répondit qu’avec un laconique ‘Sans commentaire’. Questionné pour savoir s’il avait vu le film, il a répondu ‘Oui.’ Et ce qu’il en a pensé? Encore un autre « Sans commentaire ».
A partir de cet été, tout ce que King a exprimé au sujet du film n’était pas les promesses de « choses positives. »
« Techniquement, le film est sans défaut et les acteurs sont bons », il concède. « Mais il ne fait pas très peur. »
Pour dire la vérité, il l’a trouvé « complètement vide et totalement plat. »
« Shining est un film exaspérant, pervers et décevant. » En court, « un échec. »
« J’avais longtemps admiré Kubrick et avait de grandes attentes pour le projet, mais j’ai été fortement déçu par le résultat final. »
Dès qu’il en a eu l’opportunité, il a développé son point de vue : « Le film était très froid. L’horreur fonctionne mieux quand elle est chaude ; quand il y a un voyage émotionnel, comme un tour de manège. L’horreur est aussi un moyen dans lequel il faut un sentiment d’amour et de chaleur. Il faut avoir de la compassion quand des gens meurent. Et pourtant, dans Shining, il n’y a « aucune émotion envers la famille. »
« La direction de Kubrick est bonne, mais elle est insensible. »
King explique que « Ce qui est principalement faux dans la version de Kubrick, est qu’il s’agit d’un film fait par un homme qui pense trop et ressent trop peu. »
Puisant dans les charges misanthropes classiques à l’encontre du réalisateur, King déclare que « Kubrick donnait l’impression d’être en charge d’une ferme de fourmis. Il a transformé ces gens en fourmis, disant ‘Et que se passe t’il s’ils font cela? Et si ils font cela?’ Ca ne m’intéressait pas. »
« Ce n’est devenu qu’une sorte d’exercice. »
De plus en plus ouvert, King a dit que Kubrick était « trop pragmatique et trop logique », « trop bloqué du cul. »
« Vous devriez voir les courrier des fans », King a une fois plaisanté, « ils voulaient le tuer. »
King a aussi contesté le traitement du personnage principal de son roman, Jack Torrance, qui, dans le film « semble fou dès le début. » « Le personnage n’a pas d’évolution dans le film. Aucune évolution du tout. Quand on le voit pour la première fois, il est fou comme pas possible. Tout ce qu’il se passe, s’est qu’il devient de plus en plus fou. Dans le roman, le type lutte pour sa santé mentale et fini par la perdre. Pour moi, c’est une tragédie. Dans le film, il n’y a pas de tragédie parce qu’il n’y a pas de véritable changement. » « Je voulais voir une scène au début dans laquelle il prend son gamin sur ses genoux, lui fait un bisou et dit ‘je t’aime Danny’. A la place, le film débute avec (Jack) Nicholson qui régale sa famille avec une histoire de cannibales » (lors du voyage en voiture en direction de l’hotel, ndlr). Sans cet arc narratf pour son anti-héro, « le film n’a pas de centre et pas de coeur. »
King était fortement contre les choix de casting de Kubrick. Jack Nicholson « était complètement à l’ouest pour le rôle. Son dernier grand rôle avait été ‘Vol au dessus d’un nid de coucou’ et entre celui-ci et son énorme sourire, l’audience l’avait identifié dès la première scène comme un cinglé. » « Je n’ai pas aimé Nicholson dans le rôle, jouant aussi prévisiblement des trucs à la Nicholson. » « Non, j’ai détesté ce que Kubrick en a fait. » « Si j’en avais l’opportunité, je le referai et choisirai un acteur qui n’a rien a voir avec Nicholson, même Shirley MacLaine. »
Concernant Shelley Duvall, King a déclaré : « C’est un exemple d’un casting absolument grotesque… » « Je veux dire par là que ce n’est qu’insulter les femmes. » « La Wendy de Shelley Duvall est vraiment un des personnages les plus mysogines jamais incarné à l’écran, elle n’est principalement là que pour crier et être stupide, et ce n’est pas la femme que j’avais écrit. »
De manière plus significative, Stephen King a critiqué Kubrick et sa co-scénariste Diane Johnson pour leur approche au genre de l’horreur. « C’est comme s’ils n’avaient jamais vu un film d’horreur auparavant. » Kubrick en avait regardé plusieurs en préparation à son Shining, exprimant des louanges au sujet de « L’exorciste » (William Friedkin, 1973) et le « Rosemary’s Baby » (Roman Polanski, 1968).
Diane Johnson, elle, donnait un cours à l’université de Berkeley, en Californie, sur les romans gothiques quand elle fut choisie par Kubrick pour l’accompagner dans l’écriture. Mais une approche aussi littéraire et académique s’est prouvé inefficace selon King : « J’ai lu une interview dans laquelle (Johnson) disait qu’elle et Stanley avaient lu beaucoup de livres et qu’ils avaient essayé de comprendre pourquoi les gens sont instinctivement effrayés par les poupées et autres objets inanimés avec des visages. Tout cela était très intéressant, mais rien dans le film ne fait vraiment peur. Il n’est pas nécessaire d’être des experts en câbles pour savoir appuyer sur l’interrupteur pour allumer ou éteindre les lumières. Ils n’avaient pas de véritable expérience dans le domaine. »
La meilleure illustration de ce qui ne va pas dans le film de Kubrick, selon King, est la scène dans laquelle Wendy découvre le manuscrit de Jack, une scène que King pensait avoir du potentiel : « Kubrick coupe de son visage à elle aux pages, de son visage aux pages, de son visage aux pages ; on a de plus en plus peur de ce qu’il y a. Et on sait ce qu’il va se passer. On ne veut pas que cela arrive, mais on sait ce qu’il va se passer. C’est ce qu’est un film d’horreur : c’est quelque chose comme une fille qui vous branle dans la voiture, d’accord? On sait qu’à un moment donné il y aura un orgasme ; la question est de savoir quand il va venir, et avec quelle intensité. Donc d’avant en arrière, d’avant en arrière. »
« Et puis pour une raison que je ne comprends toujours pas, Kubrick change de plan et nous montre Nicholson qui s’approche d’elle… on sait qu’il est là. On n’a pas besoin de le voir, et ce qui devrait arriver est que lorsqu’elle regarde le livre, il devrait juste (King attrape le journaliste par les épaules) et dire ‘Tu l’aimes? »
Mais Kubrick s’en éloigne et nous montre d’abord Nicholson, et ça gâche tout. » L’effet, selon King, est celui « d’un gars qui ne sait pas raconter une blague. »
King a exprimé l’envie de faire une nouvelle adaptation de Shining, « pour rendre justice à l’histoire ».
La chance s’est matérialisée en 1996, quand la chaine ABC, faisant suite à une série d’adaptation télévisée à succès inspirées de ses romans (« Ca », par Tommy Lee Wallace, en 1990 / « Les Tommyknockers » par John Power, en 1993 / « Le Fléau » par Mick Garris, en 1994 / « Les Langoliers » par Tom Holland en 1996) dont les deux dernières avaient été écrites directement par King, accepte de financer un téléfilm intitulé « Stephen King’s The Shining« .
C’était alors un rêve de longue date devenant réalité pour King, qui pouvait enfin « corriger » la version de Kubrick en écrivant un scénario s’inspirant de celui qu’il avait écrit à l’époque, que Kubrick avait ignoré.
Kubrick n’a jamais dit une seule chose sur les constantes remarques de Stephen King sur le film, et, de la même manière silencieuse, a pu prendre sa revanche : puisqu’il détenait toujours les droits du roman, une de ses demandes pour l’autoriser à faire son téléfilm, était que King n’ait plus le droit de critiquer son film ; une seconde était le paiement de 1.5 millions de dollars.
De manière spectaculaire, Kubrick achetait le silence de Stephen King, tout en faisant en sorte que ce soit King qui le paye.
La majorité des critiques du téléfilm « Shining, les couloirs du temps » étaient positives à l’époque. Pourtant, je pense que la critique la plus honnête provient du Boston Globe : malgré ses trois épisodes et une durée totale de 273min (4h33minutes), c’est un « petit film. Pas petit en terme d’ambition commerciale, mais petit de part ses ambitions artistiques… certains spectateurs iront peut-être le louer en cassette pour voir dans quelle mesure Kubrick en a fait bien plus avec la même histoire d’origine et avec moins de la moitié du temps. Comme un grand roman, le Shining de Kubrick grandit à chaque visionnage. Avec la version de King, une seule fois suffit. »
King a honoré son marché avec Kubrick, jusqu’à sa mort. Après quelques mois de silence respectueux, King recommença dès décembre 1999 à critiquer le film de Kubrick.
Stephen King n’a jamais été autant ouvert au sujet d’une adaptation qu’il n’apprécie pas. Il est vrai que le film « Shining » de Kubrick a reçu bien plus d’attention que les adaptations kingiennes de réalisateurs bien moins connus. Pourtant, la consistence dans la condamnation de Stephen King (presque une obsession) doit être attribuée à quelque chose de bien plus profond qu’une insatisfaction envers une adaptation peu fidèle. Après tout, en 1979, lorsqu’il fut interrogé au sujet de rumeurs circulant autour de Kubrick qui souhaitait adapter son roman, King avait sans ménagement répondu : « Des foutaises au sujet d’auteurs qui ont leur livres transformés… une histoire change, et elle le doit. C’est juste qu’elle devrait (changer, ndlr / juste dans le sens légitime) »
On pourrait trouver une explication évidente d’un tel rejet en comparant l’expérience de King à celle d’Anthony Burgess, l’auteur du roman « Orange mécanique », qui devint tellement agacé par les questions au sujet de violence et de tueurs imitateurs, et tellement irrité par le fait que le film de Kubrick ait supplanté son roman, qu’il a commencé à critiquer l’approche de Kubrick et même à détester son propre roman.
Mais King développait une telle popularité à chacun de ses romans qu’il lui aurait été facile d’oublier le débat du livre contre le film.
Quand le film de Kubrick est sortit, King était déjà plus que célèbre, il était déjà devenu « une marque » : ses deux romans « Carrie » et « Salem » avaient vendu 35 000 exemplaires en grand format et 4.5 millions de livres en poche ; son roman « Shining« était le premier roman bestseller en grand format en vendant 50 000 exemplaires. Pourtant, et c’était sans doute aussi le cas de Burgess, Stephen King n’arrêtait pas de parler de Shining parce qu’il appréciait la notoriété apportée par le fait d’être associé avec le film d’un des plus grands réalisateurs.
Pendant la production du film, « sous grand secret, sans aucune personne tierce autorisée sur le tournage ni aucune interview autorisée », King était content de révéler à la presse des choses qu’il avait vu durant sa visite sur le tournage ou qu’il avait entendu en discutant avec l’équipe du film, comme « une réplique plus grand nature de la tête de Jack Nicholson qui s’ouvrait en deux et dont sortait des vers », et « une salle de jeux remplie de jeux électroniques qui prenaient vie quand Danny entrait. » King avait aussi « révélé » que John Williams composait la musique pour Kubrick, saluant le choix « très commercial… Kubrick essaye vraiment d’en faire un blockbuster », un film qui rencontrerai un grand succès.
Ces rumeurs sont encore répétées de nos jours, même si le magazine Take One les avait d’office exposé comme sans fondements : « l’implication de Stephen King est tellement nulle que la majorité des informations sont de seconde main de la part de Peter S. Perakos et Jim Albertson de Cinefantastique. »
La raison pourrait être que Stephen King essayait d’augmenter son rôle dans la production de manière à compenser le fait que Kubrick ne voulait pas qu’il soit impliqué dans le processus créatif du film. Il est vrai que King n’a jamais montré de considération envers les affaires des films : « Les films n’ont jamais vraiment été importants pour moi », il a déclaré une fois, « S’ils sont bons, c’est génial. S’ils ne le sont pas, ils ne le sont pas. Je les vois comme un medium inférieur à la fiction, à la littérature. » « Ils ne sont pas du haut niveau duquel sont les livres » a t’il réitéré.
En même temps, King a par contre montré qu’il aime s’impliquer dans la production de films : il a écrit et joué dans le « Creepshow » (1982) de George Romero, a réalisé un certain nombre de caméos dans certaines de ses adaptations, et a même accepté la proposition de Dino DeLaurentiis d’écrire et réaliser un film (Maximum Overdrive, 1986) ; de plus King a écrit, produit et servit en tant que producteur exécutif sur de nombreux films et séries principalement adaptées de son oeuvre, avec l’intention plus ou moins explicite d’exercer un certain contrôle sur les histoires et leurs personnages. Un sentiment de déception de ne pas avoir été consulté par Kubrick (quelqu’un qu’il admirait jusqu’à la fin des années 70), a sans doute été présent.
Le fait que Kubrick ait choisi quelqu’un d’autre pour adapter Shining a probablement engendré davantage de friction, surtout étant donné le curriculum de Diane Johnson.
Stephen King a toujours été vigoureusement contre les points de vues limités des intellectuels, qui, de son opinion, n’ont jamais considéré sérieusement la fiction de genre et ont « une propension à marginaliser l’horreur & le fantastique et les relayer immédiatement comme sous la soit-disant littérature sérieuse. »
King a longuement essayé à faire en sorte que ses livres soient pris pour sérieux : par exemple, Shining est rempli de références et allusions directes ou indirectes à des chefs d’oeuvres passés du genre, comme « La maison hantée » de Shirley Jackson ou « Le masque de la mort rouge » d’Edgar Poe et dans une de ses versions de travail était même divisé en cinq actes comme s’il s’agissait d’une tragédie Shakespearienne. Si King ne s’était jamais vraiment préoccupé des films, il se préoccupait beaucoup des livres et de la littérature, et s’est sentit mal traité : « Cette petite élite, qui est regroupée dans des magazines littéraires et les sections des critiques des journaux et magazines influents présume que toute littérature populaire doit, par définition, être de la mauvaise littérature. Ces critiques ne sont pas nécessairement contre la mauvaise écriture, ils sont contre un genre entier d’écriture. Qui se trouve être mon type d’écriture. »
Kubrick qui avait besoin de comprendre et de développer le genre de l’horreur, n’avait pas choisi King, un expert du genre, mais sommé Johnson, une auteure adorée et professeure universitaire qui écrivait occasionnellement des critiques pour le New York Times, quelqu’un qui correspondait à ce profil de la « haute culture », comme King les a une fois appelé.
Et qu’est-ce que Johnson avait dit au sujet de Stephen King et ses romans, dès qu’elle avait finit son travail sur Shining?
« Stephen King n’est pas Kafka. » « Je trouvais que ses romans étaient de ceux que les personnes achètent dans un aéroport. »
Dans la rancoeur de Stephen King se trouvait peut-être aussi une réaction à ce crime de lèse-majesté.
Certaines des histoires que King a raconté au fil des années semblent supporter l’idée qu’il espérait obtenir plus de crédit. L’anecdote la plus répétée est la version qu’il a reconté sur la découverte par Kubrick de son roman : « la secrétaire de Kubrick devenait accoutumée à un bruit « Thump! Thump! Thump!’ entendu du bureau central, correspondant au fait que Kubrick prenait des livres et en lisait environ 40 pages avant de les jeter contre le mur. Il était à la recherche de quelque chose à acheter. Un jour, vers environ 10h, le bruit s’est arrêté et elle l’a appelé. Il ne répondait pas et s’est inquiétée pensant qu’il avait peut-être fait une crise cardiaque. Elle est allée le voir et il lisait « Shining« . Il était rendu à la moitié, l’a regardé et dit. C’est le livre. Juste après ça, Warner en Californie voulait savoir si le livre avait été acheté. »
Mais cette histoire est totalement fausse. Non seulement Kubrick n’a jamais eu de bureau interne avec une secrétaire (il lisait les livres chez lui) mais il a reçu un manuscrit de travail, envoyé par John Calley de chez Warner Bros.
Lors de lectures publiques, Stephen King n’a jamais manqué une occasion de raconter sa seule discussion avec Kubrick.
Comme le bon romancier qu’il est, King raconte l’anecdote comme une histoire d’horreur, pour l’amusement de son audience.
Un jour, très tôt le matin, disons vers 7h du matin, il était en train de se raser dans la salle de bain. Sa femme est entrée en courant, ce qui l’a surpris et il se serait couper ; dans une autre version, elle avait un regard tellement terrifié qu’il a pensé que quelque chose d’horrible était arrivé à l’un des enfants.
« Stanley Kubrick est au téléphone! » aurait dit sa femme, et King, le visage à moitié couvert de mousse à raser et de sang qui coulait, aurait pris le combiné et entendu d’une voix graveleuse : « Bonjour, Stanley Kubrick à l’appareil. N’es-tu pas d’accord que toutes les histoires de fantômes sont fondamentalement optimistes? » Abasourdi et à moitié endormi, ou à moitié saoul selon la version, King aurait bafouillé : « Que voulez-vous dire? »
Kubrick aurait expliqué « Et bien, s’il y a des fantomes cela veut dire que l’on survit à la mort, et que fondamentalement c’est un point de vue optimiste, n’est-ce pas »? Ce à quoi King a rapidement répondu : « Et pour l’enfer? »
Généralement l’histoire racontée est suivie par un long silence au bout du fil, comme si les rouages du cerveau de Kubrick réfléchissaient lentement : « Et bien je ne crois pas à l’enfer. » Finit-il par ajouter, avant de raccrocher.
Dans un morceau inédit d’une interview avec le critique britannique Alexander Walker, Kubrick a reconnu avoit entendu ces histoires et révélé que c’est « véritablement un morceau de l’imagination de King. C’est peut-être pourquoi il écrit des histoires aussi intelligentes! »
Les deux ont parlé une fois au téléphone, et il est possible que Kubrick ait décrit Shining comme une histoire optimiste étant donné qu’il a fait exactement la même remarque à Jack Nicholson.
Mais la conversation téléphonique portait principalement sur Kubrick demandant à King son opinion sur une fin différente pour le film, avec Hallorann devenant possédé et finissant la mission que Jack n’avait pas pu faire, tuant Wendy et Danny ; les Torrances sont ensuite vu sous la forme de fantômes à l’Hotel Overlook au printemps suivant.
Lors d’interviews plus proches de l’événement, King n’avait pas embellit les faits et a raconté l’histoire sans superflu, par exemple dans une interview de 1978 : « L’impression que j’ai eu de notre conversation, est que Kubrick ne croit pas à la vie après la mort. Et pourtant, il pensait que n’importe quelle veine de l’histoire surnaturelle (qu’importe que ce soit terrifiant ou plaisant) est intrinsèquement optimiste parce que mène vers la possible survie de l’esprit. Et je lui ai répondu que tout cela est très bien en tant que philosophie, mais que quand le public est mis en face du massacre des personnages auxquels ils sont attachés, ils sortiront du film en pleurant et demandant votre tête. »
Assurément, la confrontation entre King et Kubrick a quelque chose à voir avec les goûts cinématiques respectifs. De sa propre admission, la marque d’horreur de King est « Marque X. Une marque à bas-prix. » Il adore Re-Animator (Stuart Gordon, 1985) et « Return of the Living Dead » (Dan O’Bannon, 1985). « C’est mon genre de films. Vous savez, petit budget. » Il est bien entendu capable d’apprécier des films plus stylisé et visionnaires, comme le « Carrie » (Brian de Palma, 1976), et pourtant il est traditionnel en ce qui concerne les films d’horreur. Dans son essai « Anatomie de l’horreur », King développe ses idées du genre : « l’histoire d’horreur, sous son masque velo et plein de dents, est en fait…. conservatrice… son but est avant tout de réaffirmer les vertus de la norme en nous montrant le sort funeste réservé à ceux qui s’aventurent dans les territoires tabous. (…) les histoires d’horreur contemporaines ne sont guère différentes des contes moraux des XVe, XVIe et XVIIe siècles…. Quand les lumières s’éteignent dans le cinéma, ou quand nous ouvrons les pages du livre, nous savons parfaitement que les méchants seront punis, oeil pour oeil et dent pour dent, et cela nous rassure. »
Les films de Kubrick, explorent, au contraire, les terres tabous et ne proposent jamais de fin réconfortantes ; sa carrière est un testament du cinéma non conventionnel et propose généralement un iconoclasme pure.
Après des années de plaintes répétées, King semble avoir compris la question plus clairement ces récentes années : il a reconnu que la vraie différence entre son livre la version de Kubrick réside dans leur narration respective de la nature du mal. « Dans le roman, Jack Torrance est un personnage difficile parce qu’il est fondamentalement un personnage sympathique », disait-il en 2011, « et je l’ai toujours visualisé comme une pièce de métal qui a été tordue d’une manière et par des esprits pernicieux d’une autre manière… Stanley Kubrick a vu que la hantise provenait de Jack Torrance alors que je l’ai toujours perçu de l’extérieur… (et tous les personnages, ndlr) étaient menacés par des forces extérieures, des fantômes, des créatures surnaturelles… Donc nous avions une différence fondamentale d’opinion à ce sujet. »
La différence vient d’encore plus profond. Pour King, quand le mal vient de l’intérieur, il y a toujours « un acte de libre conscience et arbitre, une décision consciente ». « Ma définition du mal », dit-il en parlant du roman, « est la volonté de faire du mal. » Le passé d’une enfance dysfonctionnelle chez Jack, l’alcoolisme et les frustrations le prédisposent à être séduit par l’Hotel Overlook, mais il n’est pas condamné à y succomber. Il y a un nombre d’occasions dans le roman durant lesquelles il pourrait empêcher une fin tragique : il pourrait laisser Wendy amener Danny chez un docteur en ville, il pourrait conduire une moto-neige et fuir l’hotel avec sa famille, il pourrait utiliser la radio et appeler de l’aide. Jack décide consciemment de suivre le chemin du mal. Rien n’est prédéterminé dans le monde de King : quand Hallorann explique le don du shining et ses visions à Danny, il dit « Ces choses ne deviennent pas toujours réalité. »
Kubrick prend un chemin bien différent : « Il y a quelque chose de profondément mauvais avec la personnalité humaine », il a une fois dit. « Il y a un coté maléfique ».
Le Mal, selon Kubrick, réside dans la nature humaine.
Il a décrit Shining comme « une sorte de Jekyll et Mr Hyde, mais sans Jekyll », montrant qu’il n’y a pas de coté positif dans sa philosophie. Le Jack Torrance de Kubrick n’aurait pas pu faire différemment. Une citation d’une interview avec le critique français de cinéma Michel Ciment nous éclaire à ce sujet :
« Jack vient à l’hotel préparé psychologiquement à faire ses tentatives meurtrières », a dit Kubrick, « Il n’a pas à aller bien loin de sa colère et de sa frustration pour devenir complètement incontrolable. Il est amer au sujet de son échec en tant qu’écrivain. Il est marrié à une femme dont il n’a que du mépris. Il déteste son fils. A l’hotel et à la merci de sa puissance maléfique, il devient rapidement prêt à remplir son son rôle sombre. »
Les actions sont un rôle à remplir, mais il n’a pas son libre arbitre.
Empruntant une phrase à Kubrick dans son film suivant, « Full Metal Jacket », Jack Torrance était « né pour tuer. »
Attention spoilers : si vous n’avez pas lu le roman ni vu les adaptations, on vous invite à ne pas lire la suite
Regardez comment les trois incarnations de Shining finissent permettent de clarifier davantage cela.
Dans le roman, Danny démasque un Jack enragé comme un « faux visage », un simulacre de son père, complètement mené par l’Hotel Overlook (King remplace « lui » par le pronom « ça » pour le représenter dans ce chapitre) ; Jack regagne conscience, arrête de brandir le mallet contre Danny et lui dit « Va t’en. Vite. Et rappelle toi combien je t’aime. »
Peu de temps après, Hallorann résiste les forces démoniaques et prend Wendy ainsi que Danny sous ses bras et les éloigne de l’hotel qui brûle.
Dans un épilogue, les trois survivants reconstruisent un semblant de famille.
Dans le téléfilm et son « épilogue » se déroulant dix années plus tard, Jack réapparait en tant que fantôme lors de la cérémonie de diplome de Danny, dit « Je t’aime » et lui envoie un baiser.
Ce à quoi Danny commente « C’est ce qui m’a manqué » (une phrase qui fonctionne aussi bien en tant qu’observation de King envers le film de Kubrick) ; et si ce n’est pas assez clair, Hallorann rassure Wendy en disant « Tout est bien qui finit bien. »
Dans le film de Kubrick, Hallorann arrive à l’hotel mais est tué par Jack ; Danny et Wendy s’enfuient sur la moto-neige d’Hallorann et disparaissent lentement dans une brume.
Jack gèle à mort, mais une photo de 1921 dans l’hotel suggère qu’il a peut-être été, tout du long, un fantôme.
Les fins de King et de Kubrick sont conformes à leurs vues respectives. La conclusion du roman restore l’ordre, et la mini-série encore plus ; contrairement à la conclusion du film (la plus radicale des fins ouvertes de Kubrick), qui délivre du chaos.
Fin des spoilers
Dans chacun des cas, aussi différents soient-ils, cette différence globale de vues n’explique pas nécessairement l’obsession de King.
Le film de Kubrick devant avoir touché un nerf sensible. Le fait est que, Shining, n’est pas n’importe quel roman de King, et Jack Torrance n’est pas n’importe lequel de ses personnages.
« Shining est sortit de mes impulsions très aggressives envers mes enfants », King a révélé avec grande sincérité, allant jusqu’à raconter un moment en particulier : « Je suis un jour rentré et Joe, mon fils ainé qui avait trois ou quatre ans, avait gribouillé comme pas possible sur un des manuscrits sur lequel je travaillais… et je me suis dit : ‘le petit fils de pute, je pourrais le tuer. Je pourrais le tuer, regarde ce bordel! ‘ » « C’est aussi très décevant de découvrir, en tant que père, qu’il est possible, pendant de courtes durées, de littéralement détester ses enfants et penser pouvoir les tuer. »
Shining provient de souvenirs, « cicatrices » comme King les a appelé, de sa vie était avant de vendre son premier roman « Carrie ».
« Ma femme et moi étions aussi pauvres que des souris dans des églises pour la majorité du temps… Nous avions deux enfants, je buvais trop, et les choses étaient particulièrement tendues à la maison. »
Durant ces années, King se sentait « misérablement malheureux… incapable de subvenir correctement aux besoins de ma famille » et terrifié de ne jamais devenir auteur. « Je me sentais comme un homme capturé dans une horrible mauvais des horreurs (en fête foraine, ndlr), essayant de s’en sortir en devenant de plus en plus désespéré ». La paternité était aussi devenue un choc soudain pour lui « Je me suis parfois retrouvé enceinte d’émotions sordides et pas romantiques du tout que je n’aurai jamais soupçonné, certaines concernant ma femme, parfois envers mes enfants, entre l’impatience, la colère et la haine. »
Il avait l’habitude de marcher dans « ce salon risible, un enfant dans mes bras ou sur mon épaule… me demandant comment je m’étais retrouvé dans cet asile moisi. Je n’ai jamais cessé d’aimer ma femme ou mes enfants, mais il y avait des fois… et bien il y avait de fois… où je me demandais ce qui était arrivé et comment. »
Ces révélations uniques proviennent d’un rare essai de Stephen King, publié en 1982 dans un magazine relativement méconnu, « Whispers », et jamais réimprimé ailleurs. Dans cette entrée extraordinairement franc de sa psyché, King démasque ce qui se trouve derrière le héro tragique du livre.
« En faisant de Jack Torrance un buveur qui essayait d’arrêter et en le rendant victime active du syndrome insidieux des batteurs d’enfants, je me suis retrouvé à regarder ce qui pouvait m’attendre dans un coin sombre et ce que j’aurai pu être, sous un lot de circonstances. » « De certaine manière, je pense que Jack Torrance était aussi proche de l’autobiographie que j’ai pu devenir en tant que personnage. » Stephen King résume ainsi : « En Jack Torrance j’ai vu un visage qui m’hypnotisait parce qu’il était, d’une certaine manière, le mien. »
Ecrit dans un tel état d’esprit, « le livre devint un rituel brûlant de haine et de douleur », une manière pour King de finalement exorciser et de canaliser « les sentiments qui coulaient, presque intégralement de mon subconscient. »
Quand Shining fut finit, il était en mesure de mettre de coté son passé sombre.
Puis arrivèrent Kubrick et Johnson. En altérant le roman de Stephen King, ils ont possiblement affecté le ressenti intérieur de la vie de King.
Quand il a vu ce qu’ils avaient fait de Jack, Stephen King a peut-être vu une image de lui-même qu’il espérait avoir oublié.
Quand il se plaignait que Jack n’avait pas d’évolution dans le film, peut-être qu’il protestait parce que Kubrick lui avait refusé une fin heureuse.
Avant de rejeter cela comme étant de la psychoanalyse un peu poussée de Stephen King, considérons le fait qu’il a écrit en 2013 une suite au roman Shining, intitulée « Docteur Sleep », qui ignore délibéremment le film de Kubrick et suit Danny adulte, luttant comme son père contre l’alcoolisme.
« Docteur Sleep » a été adapté en film en 2019, par Mike Flanagan, qui a fusionné à la fois les romans de King et le film de Kubrick en une suite cinématique hybride.
Flanagan a révélé que King ne voulait pas à l’origine d’adaptation de « Doctor Sleep », mais a cédé lorsque le réalisateur lui a présenté une scène vers la fin du film. Je ne serai pas surpris si cette scène en question est la confrontation entre dan et le fantôme de Jack Torrance au bar de l’hotel Overlook.
(NB : cela a depuis été avéré qu’il s’agit de cette scène, ndlr).
On y retrouve le dilemme alcoolique qui imprégnait le roman d’origine et que King connaissait trop bien, revenant avec une vengeance.
« Un homme essaie », dit le fantôme de Jack à son fils adulte, « Il fournit. Mais il est entourré de bouches qui mangent et crient et pleurent et rabâchent. Donc il demande une seule chose… de pouvoir oublier ces jours, ces bouches qui mangent… tout ce qu’il gagne, tout ce qu’il a. Et la famille. Une femme. Un enfant. Ces bouches mangent le temps… Elles mangent vos jours sur Terre. … C’est assez pour rendre un homme malade. Et voici le médicament. » conclut-il, en poussant un verre de whisky vers Dan, qui résiste, refuse le verre et le balance au loin.
Mike Flanagan, qui avait été précédemment encensé par Stephen King pour son adaptation fidèle de « Jessie » s’est aussi assuré de faire en sorte que le dénouement de son film « Doctor Sleep » reflète celui du roman « Shining« : dans l’hotel Overlook, Abra, la jeune fille avec le don du shining est confrontée à Danny qui dit « Tu es un masque, un faux visage », mots qui suffisent à ce que Dan retrouve ses esprits et l’incite à fuir.
Stephen King a ouvert son roman « Docteur Sleep » avec des citations du Grand Livre des Alcooliques Anonymes, et l’a conclu avec un dicton des AA : « PEUR* FEAR signifie Tout affronter et en sortir ». Espérons que King a affronté tout ce que Kubrick lui a fait, et maintenant, grâce à Flanagan, s’en est sortit.
Un grand merci à Filippo, auteur de l’article d’origine qui nous a autorisé à le traduire et reproduire sur le site.
L’article d’origine est disponible, en anglais, ici
* En anglais : « FEAR stands for Face Everything And Recover »